Réveil

7 minutes de lecture

 Le soleil au zénith rayonnait de toute sa puissance sur les montagnes Alak’losh. En plein cœur de l’été, la chaleur était étouffante et le vent sécheresse, rendant l’air difficile à respirer. La vallée faisait face à une véritable canicule avec, pour seule échappatoire, le lac à l’est du village.

 Lunasus ouvrit doucement les yeux. Il lui fallut quelques secondes pour remettre ses idées en place et comprendre ce qu’il se passait. Il se redressa péniblement dans son lit et étouffa un grognement. Une chaleur écrasante accompagnait une légère fumée, dégageant une odeur de pin et de plantes dans la pièce. L'encens qui parfumait les lieux arrivait à sa fin. Il se posa la main sur le front et soupira.

Comme toujours, je vais avoir un bon mal de tête pour la journée.

 Tel un étau cherchant à lui broyer la boîte crânienne, la douleur accompagna son réveil alors qu'il se glissait hors du lit et s'étirait lentement. Les réveils, après une vision, avaient toujours ces effets : mal de tête, esprit embué et corps fatigué. C’était un peu comme une gueule de bois se dit-il, une gueule de bois où on n’aurait pas lésiné sur la quantité la veille. Au moins, il n’avait pas envie de rendre quoique ce soit. Le soleil perçait déjà à travers la fenêtre unique de la petite chambre, levé depuis plusieurs heures déjà. Midi était passé. Il se dirigea vers le coffre au pied de son lit, y récupéra quelques vêtements ainsi qu'épée et fourreau, puis sortit de sa chambre pour arriver dans le salon. L'heure de manger largement dépassée, tout le monde vaquait à ses occupations. Lunasus se dirigea directement vers la pièce d’eau pour s’y nettoyer. Par cette chaleur, cela relevait plus du rafraichissement qu’autre chose, mais avec un tel mal de tête, cela ne ferait pas de mal.

 Armé d’un seau d’eau savonneuse qui l’attendait dans la pièce, il commença à se nettoyer, le regard dans le vide, l’esprit vagabond. Ce n’était pas la première fois qu’il avait pu observer cette vision et la surprise n’était plus vraiment un facteur. Chaque fois il ressentait la même chose. Le respect d’abord, pour un chef et une chamane qui par leur éloquence avaient su redonner de l’espoir aux leurs. L’appréhension au début d’un rituel dangereusement mortel sur un démon dont la puissance dépassait l’entendement. La peur ensuite, face à la réalisation que tout ne se passait pas comme prévu. Le tout se concluant avec une certaine amertume en pensant aux conséquences qui avaient suivi. Il termina de se laver et s’étira de nouveau.

Bon, le mal de tête ce n’est pas encore ça mais au moins les muscles c’est mieux.

 Lunasus s’habilla et quitta la pièce. Toujours personne. Peut-être sur le toit, songea-t-il en se dirigeant vers les escaliers près de la sortie. Il venait de se réveiller – tard qui plus est – mais la faim ne le tiraillait pas vraiment. Il prit une pomme qui se trouvait dans un bol sur la table et y croqua à pleines dents dans le fruit. La saison n’avait pas été très bonne cette année, notamment à cause de la canicule qui les avait assaillis trop tôt, entrainant une maigre récolte de fruits et légumes. Le jeune homme monta les marches tout en dégustant sa pomme, appréciant tout de même la relative fraicheur de son jus.

 C’était comme se prendre une gerbe d’eau bouillante en plein visage, la chaleur était aussi écrasante qu’omniprésente dès que l’on faisait un pas à l’extérieur. Les Kivis étaient habitués à cela et la femme qui attendait sur le toit en était l’exemple parfait. Vêtue d’une traditionnelle robe de lin beige avec une ceinture aux rayures rouges, Opas ne semblait pas affectée par ces températures si ce n’était de légères gouttes de transpiration. Malgré le fait que son visage trahissait la quarantaine, la chamane dégageait toujours ce mélange de grâce et de force que Lunasus avait vu dans la vision. C’était comme une aura qui collait à sa peau. Les restes de l’adolescence avaient laissé place à une maturité d’adulte. Ses longs cheveux noirs coiffés en natte tombaient sur le devant de son épaule, un style qu’elle appréciait particulièrement, se rappela Lunasus. Elle était assise sur le rebord du toit-terrasse, observant le village dans son ensemble, le regard pensif.

 — Bonjour mère.

 — Bonjour Lunasus, répondit-elle en tournant la tête vers lui. Comment vas-tu ?

 — Le réveil est toujours aussi difficile, même quand on sait à quoi s’attendre.

 Opas esquissa un sourire.

 — La vision s’est bien passée ?

 — Pour moi oui, pour ceux que j’ai vu moins. Mais ça, je le savais déjà avant d’y aller.

 Elle fronça les sourcils.

 — Il est important de ne pas oublier pourquoi nous nous battons. Nos ancêtres ont toujours accordé beaucoup d’importance au devoir de mémoire et je pense que c’est une bonne chose. Pour une fois.

 À plusieurs reprises, sa mère était entrée en conflit avec les plus anciens du village car bien qu’elle fût une grande chamane, elle n’appréciait guère les « coutumes inutiles qui ne servent qu’à flatter l’égo » comme elle le disait si bien. Cependant, elle était toujours sortie victorieuse de ce genre de situation, sans compromis de sa part. Au contraire, ses adversaires partaient en général la queue entre les jambes. Elle reprit sa contemplation, et commença à jouer distraitement d’une main avec sa natte.

 — Tu ne m’as jamais demandé mon avis sur ce que j’ai vu, dit Lunasus.

 — Je ne suis pas idiote, tu penses que nous avons fait un mauvais choix et condamné notre clan. Tu es persuadé que nous aurions pu utiliser nos ailes pour fuir par les montagnes.

 Lunasus vacilla l’espace d’un instant. Quelquefois il se demandait si elle ne pouvait pas lire dans les pensées de son interlocuteur avec un quelconque sort chamanique. Opas soupira lourdement et continua :

 — Je comprends ton point de vue, mais réfléchis-y bien. Tout le monde n’aurait pas pu survivre à cette fuite, notamment les plus vieux et les plus jeunes. Nous étions en plein cœur de l’hiver et comme toujours à ce moment-là, les réserves de nourriture n'étaient pas au beau fixe. Oui, ça aurait pu être un risque à prendre, mais nous ne savions pas où nous aurions atterris. (Elle leva un index pointé vers le ciel). Et même si par chance nous serions tombés sur un endroit vivable, rien ne nous dit que ce n’aurait pas été un territoire hostile. Les Impériaux sont puissants et ils ont peut-être la main mise sur tous les territoires qui entourent les monts Alak’losh.

 » Il est vrai que c’était une possibilité et le jeu en aurait peut-être valu la chandelle, mais mon fils, penses-tu vraiment que nous n’y avons pas songé ? Est-ce que tu crois que nous n’avons pas réfléchi à fuir pour sauver une partie des nôtres plutôt que de se risquer à vouloir contrôler un démon tel que Kirous ?

 Elle le regardait de nouveau, droit dans les yeux. Sa mère avait toujours été ainsi, une franchise à toute épreuve couplée d’une volonté inébranlable. Elle plongeait toujours son regard vert perçant dans celui de son interlocuteur lors de conversations importantes. Parfois intimidante, souvent déstabilisante, cette habitude collait parfaitement à celle qui portait le nom de « Guide » de la tribu songea Lunasus.

 — Je- ,commença-t-il.

 — Tu penses donc qu’abandonner le foyer du démon aux mains d’un ennemi déjà trop puissant était la bonne idée ? Que les laisser bafouer la terre de nos ancêtres était la solution ?

 Elle soupira.

 — Toi et ton frère aviez trois et cinq ans à cette époque. Si nous avions pris la fuite, vous en seriez mort. Ta solution est optimiste et beaucoup trop naïve mon fils et tu le sais. Tu es un excellent guerrier, tu es loin d’être dénué de bon sens et tu aimes profondément notre clan. Nous avons vu la possibilité de prendre le pouvoir de Kirous comme une chance car le sacrifice de nos familles était trop cher à nos yeux, et tu aurais surement consenti à notre choix.

 Le silence tomba entre les deux. Alors qu’il pouvait enfin dire quelque chose, les mots n’arrivaient pas à sortir de sa bouche. Sa mère n’avait pas tort, comme souvent d’ailleurs. Elle détourna le regard et repartit dans sa contemplation initiale. Cette femme était impitoyable, même dans une conversation avec son propre fils. Finalement c’était cette capacité de passer de l’indifférence complète à une franchise totale et inversement qui était sûrement le plus déstabilisant avec elle. Lunasus fit la moue.

 — Nous avons échangé notre liberté contre une puissance corrompue, répondit-il sans grande conviction.

 — Tu as raison. Depuis que le sang démoniaque nous a touché, nos ailes ont dépéri et ceux qui n’en avaient pas encore n’en ont jamais eu. Alors que c’était déjà un fléau pour nous, les démons se sont mis à apparaitre et nous nous sommes retrouvés comme des lapins bloqués dans leurs terriers. Plus personne n’est sorti du village pendant un temps après la première attaque que nous avons subis. Heureusement il n'y eu pas de deuxième fois, ils nous ont simplement confinés dans la vallée. Nous n’avons perdu que quelques personnes au fur et à mesure des années, que ce soit par « disparition » ou parce que les démons sont venus faire quelques exemples après des tentatives de rebellions ridicules.

 L’espace d’un instant Lunasus perçut de la colère dans les yeux de sa mère. Il ne sut dire si c’était dû aux « tentatives de rebellions » en question ou à l’occupation forcée.

 — Ce soir tu verras une autre vision d’il y a plus de quinze ans, reprit-elle.

 Lunasus fronça les sourcils.

 — Une autre ? La victoire contre les Impériaux ? Ou bien l’attaque des démons ? Tu ne m’as jamais montré autre chose que celle d'hier soir.

 — Tu verras, trancha-t-elle. Tout sera prêt dans ta chambre ce soir. Maintenant va rejoindre ton frère et ta sœur, ils s’entrainent au bord du lac. Dis à Toivo de venir me voir, je dois discuter avec elle pendant que qu'Urhaus et toi irez voir Kirves.

 Elle fit un geste de la main pour signifier que la conversation était terminée, puis se détourna de lui. Il soupira. Sa mère en avait fini et Lunasus savait qu’il était inutile d’insister.

 — Très bien, je ferais passer le message.

 Il tourna les talons, et se dirigea vers les escaliers. Il commençait à descendre lorsqu’il entendit sa mère souffler :

 — Kaatuneet, ton fils est aussi idiot que toi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 11 versions.

Vous aimez lire Bulwyde ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0