Entrainement

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 Lunasus sortit de chez lui et se dirigea directement vers le lac situé à l’est du village. Son mal de tête avait commencé à disparaitre, enfin. Il passa devant la place centrale où brûlait autrefois de toute sa majesté la flamme sacrée. Aujourd’hui, elle n’était plus que cendres du passé. Sur le chemin, il croisa quelques Kivis : un forgeron qui frappait du marteau sur son enclume, quelques personnes d’un âge plus avancé, des guerriers comparant des épées. Pour la plupart, les Kivis devait être parti chasser à cette heure-là, toujours par groupe de quatre ou cinq pour éviter une rencontre malencontreuse de démons qui ne sauraient retenir leurs pulsions. La tribu comptait aujourd’hui à peine quatre-vingts têtes, dont une vingtaine de guerriers – hommes et femmes confondus – capable de chasser et de se battre de façon générale, ce qui faisait que la perte d’un seul d’entre eux était difficile à encaisser. Le reste des habitants représentait pour une majorité des gens d’âge mûr et plus, mais pas d’enfants. C'était une résultante de la guerre, la perte de dizaines de combattants dans les escarmouches contre les Impériaux, puis celle d’une centaine de civils dans l’attaque des démons qui avait suivi. L'absence de naissance quant à lui était dû au sang corrompu qui coulait dans les veines des Kivis. Depuis ces combats, Toivo avait été le seul nouveau-né à avoir vu le jour.

 Lunasus n’avait pas de souvenirs de ces époques, c’était à peine s’il aurait pu se rappeler le visage de son père sans l’avoir vu dans les visions. Kaatuneet… Cela lui fit repenser à la conversation avec sa mère. Les pertes auraient-elles été moindres s’ils avaient fui ? Qu’aurait-il fait à la place de ses parents ? S’il avait dû protéger sa famille, sans doute aurait-il fait le même choix après tout. Il se frotta vigoureusement la tête, comme pour faire disparaitre les questionnements de son esprit. C’était du passé et quelles que soient les réponses, cela n’apporterait plus rien aujourd’hui.

 Le lac était enfin en vue, il aperçut trois silhouettes familières sur la rive. Son frère Uhraus, de dos, supervisait un entrainement martial entre leur sœur Toivo et un jeune appelé Rohkeus. Lorsque l'on vivait dans un village entouré de monstres, les jeux d’enfants n’étaient pas un divertissement possible. Aussi, comme Lunasus et Uhraus, les deux jeunes avaient grandi en apprenant l'art du combat. Aujourd’hui ne faisait pas exception, un guerrier digne de ce nom ne devait jamais négliger son entrainement et Lunasus était toujours fier de voir qu’ils ne manquaient pas à cette tâche. Ils étaient pour le moment attelés à enchainer des frappes et des parades contre des adversaires imaginaires, un exercice souvent mal aimé mais pourtant très formateur. Des enchainements répétés, même ainsi, étaient des enchainements que le corps enregistrait et auxquels l’esprit n’aurait plus besoin de prévoir. Le temps de passage de la pensée à l’action en elle-même pouvait être synonyme de mort dans un combat, alors il était nécessaire de pouvoir laisser son physique parler avant que l’esprit puisse dicter le fil des actions.

 Uhraus fut le premier à l’apercevoir, affichant un grand sourire à l'encontre de son frère. Ainé de deux ans, Uhraus semblait tailler dans la roche elle-même, sa couleur de peau rendant encore plus troublante cette idée. Plus large d’épaule, il était aussi un peu plus grand et avait des cheveux courts tendant vers le roux à la lueur du soleil. Une aura de force harmonieuse se dégageait de lui lorsqu'on l'observait ainsi. Mais Lunasus avait assez combattu avec son frère pour savoir que sous cet équilibre se cachait une véritable sauvagerie. Il s'agissait là de son côté guerrier, mais pour l’instant, il était instructeur – très doué qui plus est – et en tant que tel, il se devait de suivre avec attention l’entrainement. Les frères se saluèrent en silence, respectant la concentration des deux apprentis guerriers. Lunasus s’assit à côté de son frère, décrocha son épée pour la déposer derrière lui et observa lui aussi d’un œil critique.

  — Je leur ai demandé un combat contre un adversaire dépassant les deux mètres, lui chuchota Urhaus. Poignard main gauche, frappe de temps en temps avec l’autre main. Du genre agile mais qui fait des mouvements trop amples.

 Les deux jeunes s’élançaient de toutes leurs forces contre leur adversaire fantôme, chacun avec son rythme, prévoyant des attaques différentes l’un de l’autre. Toivo adoptait un style très agressif de combat en alternant, dans un temps, des esquives courtes mais précises avec des enchainements de frappe aux poings et aux pieds. En observant avec attention, Lunasus comprit que l’essentiel des frappes s’orientaient sur le bras armé, pour le désarmer probablement. Intelligent, mais risqué si l’on se trouvait face à un adversaire qui maniait aussi bien ses poings et ses pieds que sa lame. Rohkeus, quant à lui, affirmait une posture plus stable, enchainait des mouvements fluides correspondant à des déviations dans un premier temps et à des contres dans un deuxième, parfois les deux en même temps. C'était en effet plus judicieux se dit Lunasus. Face à un adversaire d’une telle taille, détourner les coups était un bon choix car on utilisait la force et le poids de son opposant contre lui. Les bruits de frappes dans le vide se suivaient les uns après les autres, le souffle des guerriers apprentis s’emballant par moment, revenant à un rythme plus maitrisé ensuite.

 Urhaus frappa entre ses mains pour interrompre l’exercice.

 — Ça ira pour l’instant tous les deux, leur fit-il. Toivo.

 La jeune fille se redressa, essoufflée par l’effort produit. Elle avait eu quinze ans le mois dernier et plus elle grandissait, plus elle ressemblait à sa mère. Dépassant le mètre cinquante, elle avait des cheveux noirs encre attachés en queue de cheval et des yeux de la couleur de l’or, ce qui était peut-être une des seules caractéristiques qui la différenciait de sa mère au même âge. Bien que jeune, elle avait été entrainée aux arts du combat et sa carrure plus petite mais sèche attestait de cela.

 — Tu es face à un adversaire au couteau et tu l’as bien compris car tu as visé son bras armé pour faire en sorte d’être à arme égale, mais tu sous-estimes trop ses capacités martiales. Tu te concentres sur son arme et pas assez sur ton adversaire de façon générale.

 Toivo fit une grimace, déclenchant un sourire à Lunasus. Elle apprenait vite et était du genre perfectionniste, mais détestait être critiquée, même à raison. Pourtant, elle finit par hocher la tête d’approbation.

 — Rohkeus, continua l’ainé.

 Ce dernier était affalé sur le sol, respirant avec peine. Un peu plus agé que Toivo, il avait le même type de carrure mais avec des muscles plus prononcés. Il avait les cheveux rasés très courts et un début de duvet se formait sur son visage d’adolescent. Il se remit sur pied à l’annonce de son nom, esquissant un regard rapide vers Toivo pour ensuite reporter son attention vers son maître.

 — Le choix d’une tactique plus défensive est bon dans un premier temps. Dévier les coups d’un adversaire plus puissant et plus lourd te permet d’économiser de l’énergie et, potentiellement, de prendre l’initiative sur lui. Cependant, y rester attaché risque d’être dangereux car, même si tu gagnerais sur un combat d’usure, ton adversaire va commencer à comprendre ton style. Il va chercher à t'obliger à parer car tu ne pourras pas contenir sa force brute. Tu risques de ne pas tenir longtemps dans cette situation.

 Lunasus hocha la tête doucement sans vraiment y faire attention. Lui et son frère avaient donc eu le même jugement sur les styles des deux jeunes guerriers. De bon choix, mais il y avait encore des failles. Et pouvait-on blâmer un guerrier qui n’avait jamais combattu en situation réelle de manquer d’expérience ?

 — C’est bien beau, l’interrompit sa sœur. Mais dans ce cas-là, quel aurait été le meilleur choix ?

 — Un mélange des deux, susurra Lunasus à lui-même.

 — Un mélange des deux, répondit Urhaus. Dans un premier temps rester sur la défensive permet de s’économiser et d’analyser son adversaire. Après il est nécessaire d’identifier le moment où celui-ci va changer son angle d’attaque. S’il réfléchit à enfoncer votre garde, il sera moins focalisé sur sa défense et laissera des ouvertures pour un style plus agressif. S’il tente de lancer son couteau, il faudra être rapide et se dépêcher de casser son équilibre pour l’empêcher de lancer correctement, ou bien de dévier directement son bras.

 Toivo fit encore la moue. La connaissant, elle devait déjà avoir intégré les informations et visualisé dans sa tête ce qu’il en était. Elle était peut-être jeune, mais elle avait plus d’une fois fait preuve d’une intelligence et d’une mémoire remarquable.

 — En gros Rohkeus a été bien meilleur, balança Lunasus.

 Sa sœur le foudroya du regard. Urhaus laissa échapper un petit rire alors que Rohkeus semblait plutôt mal à l’aise. Toivo ne se pensait pas spécialement meilleure que son collègue, mais elle ne se sentait pas inférieure pour autant. Et puis, si la pique venait de Lunasus, elle aurait plus de mal à l'encaisser.

Elle tombe tout le temps dans le panneau.

 — Tu fais le malin, mais pour le moment, je ne vois qu’un paresseux assis par terre, répliqua-t-elle. Tu essaies de nous prendre de bien haut pour quelqu’un qui n’est même pas capable de recoudre un vêtement sans se piquer les doigts avec l’aiguille.

 C’était plutôt hors de propos. Vraiment hors propos. Et ça avait fait mouche. Lunasus se mordit légèrement l’intérieur de la joue.

 — Pas besoin de ça quand on est un vrai guerrier… Petite.

 — Et bien si tu me montrais ce qu’est un vrai guerrier pour voir.

 Il avait beau avoir presque atteint la vingtaine d’année, lorsqu’il s’agissait de sa sœur Lunasus avait tendance à être un véritable enfant. Il le savait et cela ne le gênait pas le moins du monde. Alors qu’il se relevait pour la rejoindre, Rohkeus intervint :

 — Je veux participer au combat.

 — C’est un duel, lui rétorqua Toivo. C’est entre mon frère et moi.

 — C’est un combat, et dans un combat, tous les coups sont permis, répondit-il avec vigueur. Si tu faisais face à un tel adversaire, je viendrais me battre à tes côtés. Je fais simplement pareil maintenant.

 Deux contre un ? Lunasus se pensait vainqueur quand même, mais l’affaire ne serait pas simple car les deux étaient doués. Tant qu’il n’y aurait pas utilisation du sang corrompu, c’était faisable. Alors qu’ils allaient débattre l’un contre l’autre, ce fut Urhaus qui intervint :

 — Faisons comme ça. Après tout, ça vous permettra de comparer votre niveau à celui d’un guerrier plus confirmé et d’évaluer vos marges de progression.

 — Encore faudrait-il qu’il gagne contre nous, se moqua Toivo avec fierté.

 — Si tu es aussi forte que bonne parleuse, ça devrait être du gâteau pour toi, répondit Lunasus un sourire en coin.

 Il était cependant étonné. Ce n’était pas la première fois qu’elle le défiait, mais en général elle refusait catégoriquement l’aide de son ami, quitte à abandonner son défi s’il était trop insistant. Elle avait cédé assez facilement pour une fois. Il haussa les épaules. Après tout, pourquoi pas. Rohkeus commençait déjà à étirer distraitement ses muscles considérant l’affaire comme close. Il était surement aussi intéressé de pouvoir se battre contre plus fort.

Bien, ils veulent voir un vrai combat alors mettons-y les formes.

 Alors que les deux apprentis commençaient à seulement se préparer mentalement et physiquement à la confrontation, Lunasus se précipita sur eux et combla les quelques mètres qui les séparaient de lui en une fraction de secondes. Il commença par un uppercut dans le ventre du gamin puis lui faucha les jambes, le faisant tomber lourdement sur le dos. La surprise d’une attaque si rapide avait largement suffi pour l’empêcher d’avoir un semblant de défense. Il n’y a pas de signal de départ dans un combat à mort. Il reporta son attention sur sa sœur qui venait de comprendre ce qui se passait. Elle se mit en garde et se prépara à l’assaut, en vain. Il feinta une frappe de la paume à gauche pour finalement enfoncer d’un coup de pied dans le côté ouvert de la garde. Il n’avait pas ménagé sa force, et elle fut propulsée sur Rohkeus qui se relevait juste. Ils se percutèrent et finirent étalés par terre l’un sur l’autre.

 Alors qu’ils auraient dû chercher à se remettre sur pied pour faire face à l’adversaire, il y eut un instant où tout sembla à l’arrêt, aucun des deux ne fit un mouvement. Ce fut Toivo qui se dégagea la première tandis que Rohkeus mis un peu plus de temps à se reprendre. Alors que l’un semblait être rouge de gêne, l’autre l’était plutôt d’irritation.

 — Comme l’a dit Rohkeus, tous les coups sont permis dans un combat. On n’attend pas que son adversaire soit en garde ou quoi que ce soit dans le genre. Nous souhaitons tous nous battre avec honneur c’est vrai, mais se battre avec honneur c’est souvent se mettre des restrictions que la plupart des adversaires n’auront pas. Alors soyez toujours prêt. Compris ?

 Lunasus s’apprêtait à ajouter quelques remarques lorsque sa sœur bondit en sa direction, prête à frapper. Il dévia le coup de poing sur le côté et se prépara pour la suite. Elle enchainait les coups et les feintes mais Lunasus arrivait toujours à suivre le rythme. Elle gagnait en rapidité à mesure des frappes et ses coups se faisaient plus lourds. Il mit de la distance entre eux après l'avoir repoussé, prenant le temps d'observer sa sœur. Ses veines brillaient d’un vert émeraude et ses yeux étaient injectés de cette même couleur. Le sang de démon coulait en elle, lui permettant de décupler ses capacités physiques. Là où les Kivis, dans leur ensemble, parvenaient à utiliser ce pouvoir à leur guise, Toivo était la seule qui n'en avait pas un contrôle total. Leur mère avait bien essayé de l’aider sur ce point mais il n’y eu que de maigres progrès. Dès qu’elle était emprise à une forte émotion – souvent la colère – la corruption coulait de tout son flot en elle. La jeune fille enchainait les coups, loin d'être à bout de souffle. Au contraire, ses frappes accéléraient et gagnaient en puissance.

Pas le choix.

 Lunasus changea de posture et se prépara. Il esquiva un coup de pied visant son visage et contre-attaqua immédiatement en frappant la jambe d’appui à l'arrière du genou. Perdant son équilibre, Toivo se rattrapa tant bien que mal avec son autre jambe, mais il était trop tard. Il enchaina directement avec un coup de genou dans le ventre – juste assez pour lui couper le souffle – puis vint se placer derrière elle. Alors qu’elle s’était penchée en avant les bras le long du ventre cherchant à reprendre de l’air dans ses poumons, il la saisit par les hanches. À son tour, il laissa le sang corrompu couler dans ses veines. Puisant dans cette force nouvelle, il la projeta de toute ses forces et l’envoya valser dans le lac.

 Rohkeus était bouche bée, tout était allé trop vite. Il allait foncer vers la rive lorsque la tête de Toivo refit surface dans un grand éclaboussement. Lunasus prit de grandes bouffés d’air tandis que l’ivresse du combat le quittait.

 — Tu es un sale con, dit sa sœur une fois revenu. J’ai mal partout et je suis trempée maintenant.

 — Je ne t’ai frappé qu’à la jambe et au ventre, répondit-il, si tu as mal partout c’est parce que tu t’es laissé aller et que le sang a trop puisé de ton énergie.

 Toivo fit une grimace.

 — Tu restes un sale con.

 Lunasus aimait sa sœur plus que tout, mais il fallait avouer qu’elle avait un sacré caractère. Urhaus intervint.

 — Il aurait pu y aller plus doucement c’est vrai Toivo, mais tu t’es laissé aller et il fallait bien qu’il te calme. Tu sais aussi bien que lui que tu es difficile à arrêter lorsque tu es comme ça.

 Elle ne répondit pas, mais continua à faire la grimace. Rohkeus, quant à lui, ne semblait pas savoir sur quel pied danser. Inquiet pour elle, il n’osait pas lui demander comment elle allait, de peur d’accroitre sa colère.

 — Au fait pourquoi es-tu là Lunasus ? demanda Urhaus.

 — Mère veut voir Toivo, surement pour discuter de sa vision d’hier soir. Et elle veut qu’on aille voir Kirves tous les deux.

 La jeune fille ne se fit pas prier et partit sans attendre, les joues en feu, laissant sur place son partenaire d’entrainement. Il la suivi du regard sans un mot.

 — C’est parti alors, fit Urhaus en se levant d’un bond.

 — Est-ce que je peux vous accompagner ? Cela fait longtemps que je n’ai pas vu Kirves et j’aurais besoin de lui demander quelque chose.

 — Bien sûr, répondit l’ainé. Mais ne tardons pas, j’aimerais éviter que nous revenions de nuit.

 En effet, se retrouver dans la forêt la nuit était ce qui s’approchait le plus du suicide.

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