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Espèce d’idiot. Abruti.

 Alors que Toivo se dirigeait pour rejoindre sa mère, celle-ci ne faisait que penser à la correction que son frère lui avait fait subir. Et comme d’habitude, il lui avait fait la leçon parce qu’elle s’était laissée déborder par le sang corrompu. C’était facile à dire quand on pouvait faire comme tout le monde et le contrôler à volonté ! Elle expira lourdement, desserrant les mâchoires cherchant à se calmer.

C’est un con. Mais encore une fois, il a raison.

 En grandissant Toivo avait fait de bon progrès pour éviter ce genre de situation. Mais dès que le moindre soupçon de colère apparaissait en elle, la corruption se faufilait et imprégnait tout son corps tel un virus survolté. Le problème qui venait ensuite était l’effet que procurait ledit virus. On était submergé par une énergie nouvelle dans chaque fibre du corps, et en même temps une sensation primaire accablait le cerveau. On était alors obstiné par un besoin de bouger, de courir, de se battre, comme si la liberté était à portée de main mais disparaissait si l'on venait à louper l'occasion. La sensation était extrêmement enivrante, ce qui avait tendance à faire perdre pied avec la réalité pour laisser place à une sauvagerie sans borne. Contrôler cette force revenait à nager dans une rivière à contre-courant. Dans un premier temps on avançait difficilement mais on progressait. Cependant, plus on se battait contre le courant et plus l’eau semblait gagner en puissance, et ce jusqu’à ce que la volonté et le corps ne soient plus capables de suivre. On se faisait alors emporter par le torrent, incapable de reprendre le contrôle.

 Toivo grimaça. Elle avait fini par se blesser plus d'une fois à cause de ça car il était difficile de l'arrêter sans faire autrement. En fin de compte, elle avait été chanceuse aujourd'hui. Toivo comptait bien contrôler totalement ce pouvoir un jour afin de surpasser ses frères, mais pour l’instant c’était une source de force à la fois tentatrice et surtout dangereuse. Evidemment, dans le cas échéant, elle n'hésiterait pas à l'utiliser pour faire face à un adversaire trop puissant, mais il s'agirait là d'un dernier recours. Comme avait pu lui démontrer Urhaus au cours de nombreux de ses entrainements, se transformer en véritable bête sauvage n'était pas tant un avantage.

  Emportée dans ses réflexions, la jeune fille arriva à destination sans s'en rendre compte. Elle entra dans la bâtisse et trouva sa mère assise à la table principale, un petit monticule de parchemin devant elle. Elle l’attendait semblait-il, mais n’avait pas remarqué l'arrivée de sa fille ce qui - il fallait l’avouer - était un peu étrange. Elle avait vu plus d’une fois Lunasus ainsi perdu dans ses pensées, mais c'était la première fois pour sa mère. Elle, la tête dans les nuages ?

— Bonjour mère, dit Toivo.

 Sa mère se tourna vers elle, le regard reflétant de nouveau cette vivacité caractéristique qu'elle lui connaissait.

— Bonjour Toivo, je t’attendais justement. Comment s’est passé ton entrainement ?

— L’entrainement avec Urhaus s’est bien passé. (Elle haussa les épaules.) Puis Lunasus est arrivé et a voulu nous tester avec Rohkeus. Il ne nous a même pas laissé le temps de nous préparer et nous a attaqué par surprise. Il s'est justifié en disant que dans un vrai combat il n’y a pas de règles et qu'il faut être prêt à tout.

— Il a raison, répondit Opas. Tout ce qu’il dit n’est pas toujours à prendre au pied de la lettre mais je pense que tu peux garder celui-là à l’esprit.

 Toivo fut surprise de la réponse de sa mère, mais n'en montra rien. Elle aurait préféré qu'elle soit de son côté.

— Je m’en souviendrai.

— Et du coup, tu t’es emporté et tu as utilisé le sang de démon c’est ça ? Et il t’a remis en place sans la moindre pitié je suppose ? Ou plutôt j'espère.

 Que ? Comment ? Quelquefois Toivo se demandait si sa mère ne pouvait pas lire dans les pensées de son interlocuteur avec un quelconque sort chamanique. Etant elle-même une apprentie de cet art, elle savait que ce n’était pas le cas, mais c’était tout de même perturbant. Essayant de cacher son embarras, Toivo détourna les yeux. Elle comprit trop tard que ce manque de répondant était un aveu en lui-même. Opas fronça les sourcils.

— Voyons ma fille, tu crois vraiment que tu peux me cacher ce genre de choses ? Ne sois pas ridicule et viens, nous devons discuter.

 Toivo vint s'assoir à côté de sa mère, penaude comme lorsqu'elle était enfant après avoir été réprimandée pour une bêtise. En y songeant bien, le contexte était différent mais le principe n’était pas si éloigné. Elle s’était laissé aller et il était l'heure des remontrances.

— Comme tu as dû le deviner à force, commença Opas, le clan va bientôt agir et se débarrasser des démons de Kirous. Tu n’es pas idiote ma fille et tu sais utiliser tes yeux autant que ta tête, je me doute que tu as deviné tout ça. Mais je ne t’ai pas demandé de me rejoindre pour parler de ce que le clan a prévu pour ce combat mais de ce qui suivra.

 Opas soupira, comme si toute la fatigue qui ne semblait jamais l’avoir atteinte jusque-là retombait sur ses épaules.

— Toivo, continua-t-elle, en plus d’être devenue une guerrière très respectable, surtout pour ton âge, tu as suivi avec sérieux la formation des chamans de la tribu. Tu maitrises nos arts mais aussi l’herborisme et le secourisme qui est tout aussi important. Ce soir, je souhaiterais que tu sois consacrée comme chamane du clan comme je le suis moi-même. (Un sourire étira les traits fatigués de sa mère). J’en ai discuté avec Kirves et il est d’accord, tu as accumulé beaucoup de connaissances et nous pensons que tu as la sagesse nécessaire pour être des nôtres.

 La jeune fille sentit sa tête tourner. Elle, chamane ? Non pas qu’elle n’y avait pas songé, mais de là à le devenir si tôt, l'idée lui avait paru ridicule. Surtout dans cette période où le clan allait partir au combat pour récupérer leur liberté. Une grande bataille les attendait et Opas lui proposait de devenir une chamane du clan quelques jours avant. Pas de coïncidences possibles.

— Pourquoi ? demanda-t-elle à sa mère. Tu as dit toi-même que l’on va bientôt agir, alors je ne pense pas que vous aillez le temps de vous consacrer à ça. Je ne pense même pas être prête, alors pourquoi ?

 En fait elle se doutait de la réponse mais espérait seulement qu’elle serait différente de celle qu’elle avait en tête. Il ne pouvait y avoir qu’une raison derrière ce choix, mais Toivo se convint qu'elle était trop jeune et pas assez intelligente pour voir ce qu'il en était.

— Nous ne partons pas simplement à la chasse ma fille, nous allons nous battre pour notre vie contre des démons. Des démons assez puissants pour nous avoir réduit à notre condition de prisonnier de la même vallée que nous protégions autrefois. L’ensemble des guerriers du clan ainsi que Kirves et moi feront tout pour que la victoire soit nôtre, mais nous ne sommes pas dans un de ces contes avec lesquelles on berce les enfants. Il y aura des morts. Probablement beaucoup de morts. Je serais en première ligne et rien n’assure que j’en ressortirais vivante.

— Urhaus et Lunasus te protégeront, protesta Toivo. Je suis sûre que tu t’en sortiras très bien et que la victoire sera nôtre !

 Opas afficha un sourire triste.

— Ce n’est pas si simple, tu le sais bien. Nous avons exactement vingt-sept combattants pour seulement deux chamans – Kirves et moi-même. D’après nos estimations, nous allons devoir nous battre contre une dizaine de démons dont deux qui sont assez puissant pour presque anéantir la tribu à eux seuls s'ils le voulaient. Je ne dis pas que nous allons perdre ou que je vais mourir, mais je ne peux me permettre d’écarter cette possibilité. Si nous en venions à cette éventualité, je veux qu'il y ait encore un guide, et ce sera toi.

 Alors que Toivo était assise, elle avait plutôt l’impression d’être en chute libre dans un ravin dont elle ne voyait pas le fond. Elle, guide du clan des Kivis ? Elle n’arrivait même pas à garder le contrôle de son propre corps, alors devoir s’occuper du destin d’un clan entier ? Mauvaise idée. Voyant sa fille confuse, Opas reprit.

— Ne t’inquiète pas Toivo, nous prendrons toute la journée de demain avec Kirves pour t’enseigner ce dont tu auras besoin si nous en arrivons là. Et par la suite, tu auras toujours tes frères pour t’épauler. Et le jeune Rohkeus aussi, il semble te porter un grand intérêt celui-là, dit-elle d’un ton léger.

— C’est un ami précieux, répondit Toivo.

— Il est vrai que lorsqu’une femme parle d’un ami, sa tête a tendance à se transformer en tomate bien mûre.

En tomate mûre ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien vouloir d- Oh.

 Elle pensait que c’était une impression mais à priori ses joues étaient bien en feu, et le lui faire remarquer n’avait pas tendance à l’aider à reprendre des couleurs normales. Elle se racla la gorge comme pour passer à autre chose.

— Et en quoi consistera donc cette consécration ? reprit-elle.

— Nous t'expliquerons tout demain. Je pense que c’est un bon choix en tout cas. Rohkeus est un garçon gentil et un guerrier prometteur. Il est plutôt réservé mais je vois dans ses yeux la flamme des grands Kivis danser. Il sait ce qu’il veut et il n’est pas effrayé de faire ce qu’il faut si besoin.

 Toivo se racla de nouveau la gorge, plus fort cette fois.

— Pouvons-nous changer de sujet s’il-te-plait mère ?

Opas afficha un sourire qui semblait accroché d’une oreille à l’autre.

— Très bien, mais si tu souhaites en savoir un peu plus sur ce que veut dire être une femme je ne serais pas loin.

 Si Toivo avait l’impression de tomber dans un ravin un peu plus tôt, elle avait maintenant l’impression de voir les pics au fond.

— Dans ce cas parlons de la deuxième raison pour laquelle je t’ai demandé de venir, reprit sa mère, son sourire laissant place à un expression plus sérieuse.

— La vision ? demanda Toivo.

— Tout à fait, j’aimerais avoir ton avis sur ce que tu as vu.

 La jeune fille prit un instant pour réfléchir. On lui avait parlé de toute l’histoire qui avait amené le clan à être à la merci des démons et, hier soir, elle avait vu de ses propres yeux ce qui s’était passé. Tout s’était un peu chamboulé dans sa tête mais elle avait fini par avoir un avis plus ou moins arrêté sur la question.

— Je pense que le clan a fait une erreur en voulant s’emparer du pouvoir de ce monstre. Mais c’était une erreur calculée et surtout nécessaire car vous étiez acculés. Je dirais que ce qui s’est passé est une tragédie, mais qu’elle n’était pas évitable si le clan voulait survivre.

— Lunasus pense que nous aurions pu éviter autant de pertes en fuyant par les montagnes.

— J’ai pensé à cette solution également, mais par un tel hiver, cela reviendrait à sacrifier consciemment les trois quarts du clan pour avoir une potentielle porte de sortie. Potentielle seulement car vous ne saviez pas ce qui vous attendait de l’autre côté pas vrai ? Enfin je pense que la question ne se pose pas, je ne me vois pas fuir la vallée sachant que beaucoup devraient être sacrifiés pour une chance de survie si faible. Pour moi, votre choix était le bon.

 Opas eut un petit rire, un rire triste aurait dit Toivo.

— Ton père était arrivé à cette conclusion aussi. De mon côté, je pensais que la fuite était une meilleure solution.

— Mais Urhaus, Lunasus et même toi n’auriez peut-être pas survécu à la traversée non ?

— J’avais accepté cela, répondit simplement sa mère.

 Un silence s’installa l’espace d’un instant, avant qu’elle ne poursuive.

— Mais ton père non. Je pense que la sécurité de sa famille a même été la principale raison de son choix. S’il devait décider entre nous et le clan, je ne suis même pas sûr de ce qu’il aurait fait. Enfin, cela n'a pas d'importance, nous avons fini par nous rallier à son choix.

— Tu n’as pas dit à Lunasus que tu aurais pris la même décision que lui si ça ne tenait qu’à toi pas vrai ?

 Sa mère était d’un tempérament franc, mais quand il s’agissait de s'ouvrir à ses fils, elle pouvait avoir tendance à être quelque peu maladroite. Plutôt que de leur faire comprendre qu’elle faisait certaines choses pour eux, elle préférait poser les faits de tel sorte qu’ils aient la sensation qu’ils arrivaient à tout obtenir d’eux même. Elle qui pouvait être si dure avec les autres, elle était d’une tendresse insoupçonnée avec ceux qu’elle aimait.

— Il n’a pas besoin de le savoir, dit-elle. Cela ne changera en rien ce qu'il pense.

— Et Urhaus ? Quel est son point de vue ?

— Il a du mal à exprimer son avis car d’après lui : Si les différents résultats possibles ne sont que des perdants, alors pourquoi perdre son temps en regret ? Quand je le vois être aussi indifférent, j'ai envie de le traiter comme l'idiot de fils qu'il est. Mais pour une fois, j'ai plutôt tendance à me dire que c’est surement lui qui a raison finalement.

 Toivo reconnaissait bien là son ainé. Le passé doit rester le passé comme il lui avait si souvent dit, le présent et l’avenir c’est ce qui importe vraiment. Sa mère n’avait pas tort, Urhaus dans sa simplicité était peut-être le plus sage.

— Bien, j’ai encore pas mal de chose à préparer pour ce soir et demain, dit Opas lui adressant un léger signe de la main. Tu peux disposer.

 La jeune fille hocha la tête, se leva puis se dirigea dehors. Toivo avait la tête qui tournait et il allait lui falloir encore quelques minutes pour intégrer l'ensemble de la conversation.

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