Avenir

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 Elle était là ! Si proche. Fallna n’en pouvait plus, il tremblait d’excitation en voyant la jeune fille marcher dans le village. De son perchoir sur l’une des maisons, il pouvait l’observer à son aise, sa peau noire lui permettant de se fondre dans la nuit. Ces sales Kivis étaient arrogants et pensaient que les démons ne les attaqueraient pas. Ils s'imaginaient que si cela devait arriver, tout le village s’en rendrait compte car ils n’étaient pas capables d’être discret. Fallna était différent, chaque nuit il s’infiltrait sans se faire remarquer, et le jour il observait du haut des montagnes avec sa vue particulièrement perçante. Grâce à cela, il pouvait alors s’atteler à sa deuxième activité préférée : observer la jeune fille du nom de Toivo. Comme il aimait la voir grandir ! Elle qui n’était qu’un vilain rejeton à la naissance, elle était devenue une mignonne petite adolescente avec encore tant à découvrir sur la vie. Fallna la suivit du regard, et sauta sur une autre maison à proximité pour mieux se placer, utilisant ses jambes puissantes de démon. Il atterrit parfaitement avec un minimum de bruit. Il attendit un peu, immobile. La gamine était plutôt dégourdie et si elle avait entendu ne serait-ce qu’un son, il était possible qu’elle soit plus sur ses gardes. Il avait failli être vu une fois – sa peau noire l’avait surement sauvé sur ce coup – mais il ne préférait pas tenter le diable. L’ignorance de son existence lui permettait de continuer, jour après jour, nuit après nuit, de la regarder grandir. Fallna réprima un rire. Oups. Il faut se retenir voyons ! Il n’était pas commun qu’elle sorte la nuit ainsi, et le démon avait du mal à retenir son empressement. Il voulait savoir ce qu’elle allait faire. Ayant attendu assez longtemps, il se releva et reprit son observation.

 Elle avait maintenant atteint la place centrale du village où elle y avait rejoint deux Kivis. Les deux chamans du clan. Un sourire mauvais étira le visage de Fallna. La mère et la fille ! Ensemble ! Qu’est-ce qu’elles mijotent ?! Son excitation augmentait encore au point qu’il avait du mal à se contenir de jubiler, il avait l’impression d’être un enfant qui voit pour la première fois la neige. Tiens, comment cette métaphore lui était venue en tête ? Peu importait, il y avait plus important. Opas et Toivo, ses préférées, étaient ensemble. Quel dommage que ce sale porc soit là ! Fallna se retint de cracher, il détestait ce mâle Kirves, toujours dans un coin à préparer quelque chose. Sa façon de regarder ces femmes réveillait des pulsions meurtrières dans le démon.

ELLES SONT A MOI. JE VAIS TE SAIGNER. JE JURE QUE JE VAIS T’ARRACHER LA TÊTE.

 Mais il était trop tôt. Pour l’instant, il devait se satisfaire d’observer, jusqu’à ce que la jeune fille se soit assez développé pour qu’il puisse s’adonner à sa première activité préférée : voir le regard de désespoir d’une victime lorsqu’elle comprend qu’il va la tuer. Après tout ce temps à avoir observé une proie, comme il trouvait excitant l’idée de la torturer sans la moindre pitié.

 Toivo prit une grande inspiration, cherchant à se calmer. Le stress de la cérémonie de ce soir avait atteint des sommets et elle avait l’impression d’être observée par mille yeux cachés dans la nuit. Un autre effet de sa tension se dit-elle. Quoi qu’il en soit, il fallait qu’elle se détende car Opas et Kirves l’attendaient. La visibilité était réduite malgré les torches disposées sur les abords de la grande place. Toivo arrivait cependant à voir qu’ils étaient vêtus de leurs tenues de rituel respectives, avec une rayure rouge qui traversait le torse pour celle d’Opas, la désignant comme Guide. Toivo s’avança.

— Je suis prête, dit-elle après avoir pris une nouvelle longue inspiration.

— Qu’il en soit ainsi, répondirent en choeur les deux chamans.

 Opas s’approcha doucement de sa fille, la prit par la main, puis la dirigea près du foyer où brulait autrefois le grand feu des Kivis. Kirves quant à lui s’était justement penché pour y jeter une poudre noire et jaune dessus. Toivo crut sentir une légère odeur de soufre mais c’était difficile à dire. Approchant un silex, il commença à s’atteler à relancer le feu. Il dut s’y prendre à plusieurs reprises avant qu’une énorme flamme apparaisse, consommant avec son réveil la poudre inconnue. Elle se calma cependant, prenant alors l’apparence d’un simple feu de camp. Toivo eut un petit pincement au cœur à cette vue. Ayant en tête l’image du puissant brasier qu’elle avait observé dans sa vision de la veille, cette flamme était bien loin du feu qui avait fait la fierté du clan.

 Opas posa délicatement un poignard dans la paume de sa fille. L’arme était à double tranchant avec une poignée en cuir et une garde en or formant des ailettes sur les branches. Cette arme rappela quelque chose à Toivo, elle l’avait vu quelque part mais n’arrivait pas à se souvenir où. Les deux chamans se placèrent de part et d’autre du feu et déclarèrent en cœur.

— Aujourd’hui les chamans de la tribu se rassemblent pour voir naître l’une de leur sœur. Avance-toi Toivo car aujourd’hui, tu n’es plus seulement fille du clan mais aussi fille du sang. Que le feu qui brûle en toi attise la flamme sacrée.

 C’était le signal que lui avait indiqué sa mère. L’art chamanique de la tribu Kivi était principalement basé sur l’utilisation du sang et de la volonté, or, il était plus efficace dans ce cas d'utiliser son propre sang. Cette technique d’automutilation était accompagnée d’un apprentissage complet de l’herboristerie et du secourisme ce qui - il fallait l’avouer - était fort pratique. Mais ce n’était ni à l’un, ni à l’autre qu’elle allait devoir faire appel ce soir, mais directement à sa maitrise du pouvoir sanguinaire.

 Se saisissant pleinement de la dague Toivo se fit une entaille nette dans la paume de la main. La douleur était vive mais supportable, c'était loin d'être sa première fois. Elle avait appris à se faire une telle entaille sans se blesser grièvement. La jeune fille se rapprocha du brasier et y projeta des éclaboussures d’un grand geste de la main. Le brasier crépita et grandit d’un seul coup, dépassant les cinq mètres de hauteur en se teignant d’un vert émeraude. Toivo se figea sur place à cette vue, même dans sa vision de la veille la flamme n’atteignait pas une telle taille. Et elle n’avait pas cette couleur surtout. Le feu léchait son visage et n’allait pas tarder à la bruler si elle ne bougeait pas. Bien que la peur la tiraillât, elle se retint. Cela devait faire partie de son rituel et fuir ne ferait que prouver qu’elle n’était pas prête. Il ne fallut cependant que quelques secondes pour que la flamme reprenne sa forme initiale, comme si rien n’était arrivé. Toivo était perdue, avait-elle réussi ?

— Syntymä, dirent les deux chamans à l’unisson.

 Sa mère se rapprocha d’elle, un sourire rayonnant sur le visage.

— Félicitation ma fille, tu es l’une des nôtres maintenant. Tu es une fière chamane du clan Kivi.

— Je, je…

 Elle ne savait plus où donner de la tête. Elle avait réussi ? Ça avait été si simple, si rapide.

— Maintenant, reprit Opas, rentre chez nous et soigne-toi. Nous parlerons demain de ce qui t’attend.

 Toivo hocha la tête, toujours aussi confuse. Elle tendit la dague vers sa mère, mais celle-ci refusa d’un geste de la main.

— Garde-la, c’est un cadeau de notre part pour fêter ton ascension. Cette dague appartenait à ton père, Kaatuneet. Elle te revient aujourd’hui.

 C’était donc là qu’elle l’avait vu, dans la vision. Toivo regardait la dague avec attention, comme sous un nouveau jour. Elle était perdue dans un début de contemplation lorsque sa mère se racla bruyamment la gorge.

— Cette plaie ne va pas se soigner toute seule, lui dit-elle.

— Pardon mère, répondit précipitamment Toivo, je pars m’en occuper.

 Il jubilait, il avait envie de hurler à la lune tel un loup monstrueux annonçant le début de la chasse. Enfin ! Après tant d’années de patience, le moment était venu ! La gamine avait été totalement acceptée dans sa tribu de bouseux, elle était désormais une chamane. Elle était enfin prête. Il pouvait passer à la deuxième partie de sa chasse, sa préférée. II était temps pour lui de la tuer, doucement et cruellement comme il aimait tant le faire. Fallna se lécha les lèvres, il était au bord de l’extase, de la bave coulait le long de sa mâchoire béante.

 Mais pas maintenant. Pas maintenant. PAS MAINTENANT

 Fallna griffa le sol de frustration, il voulait tout casser autour de lui et sauter sur la pauvre fille pour la massacrer. Mais la discrétion était toujours de mise. Le démon avait hâte de s’atteler à la tâche, mais il n’était pas idiot pour autant. La fille n’était pas comme les fragiles animaux ou ces vieillots faiblards dont il s’était nourri par moments, elle ferait surement preuve d’une résistance digne de ce nom. S’il voulait vraiment profiter de sa victime, il ne pouvait pas agir maintenant. Il tenait à pouvoir prendre son temps pour la plonger dans le désespoir le plus complet, mais elle crierait à coup sûr. Non pas que ça déplaise à Fallna, mais il ne pourrait pas gérer en même temps les deux chamans et les potentiels guerriers qui arriveraient en renfort. Il ne restait plus qu’à guetter l’instant. Cet instant où pour une raison ou pour une autre, il serait possible d’isoler la fille. Mais il savait, il les avait vus se préparer discrètement. Fallna savait qu’une rébellion contre les démons se profilait, et de toute évidence elle ne fera pas partie des guerriers, elle sera avec les brebis galeuses de son clan.

 Fallna partit dans un fou rire intérieur tandis qu’il se dirigeait vers les remparts du village en sautant de bâtiments en bâtiments, profitant de la moindre ombre à son avantage. Il l’aurait bientôt. Elle serait bientôt à lui, il le savait.

Comme j’ai hâte que l’on s’amuse ensemble !

— Ce n’était pas normal.

 Kirves n’avait pas haussé la voix, comme s’il parlait à lui-même. Opas semblait perdue dans la contemplation des étoiles.

— C’est du jamais vu, reprit-il, la flamme est un peu attisée lors du rituel, mais elle reprend sa forme normale rapidement. Cette fois c’était… autre chose. Je ne sais pas vraiment quoi en penser en fait, que ce soit la couleur ou la puissance, jamais dans l’histoire du clan nous n’avons eu un tel phénomène.

— L’espoir, dit Opas le regard brillant d’énergie. Cette fille va tous nous sauver, la flamme sacrée la reconnut malgré la corruption qui coule en elle. Elle est notre espoir à tous.

 Kirves, qui était déjà confus par les évènements, semblait ne pas savoir sur quel pied danser. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait vu cette femme ainsi, comme si sa jeunesse refaisait surface d’un brusquement.

— Tu sais quelque chose que je ne sais pas pour affirmer ça ? demanda-t-il.

— Je le sens mon frère. Alors que notre flamme sacrée avait disparu en même temps que notre liberté, je l’ai sentie revenir à la vie l’espace d’un instant. Toivo sera notre salut, j’en suis sûre.

 Elle tourna son regard vers lui, remplie d’une assurance nouvelle et sans failles. Beaucoup louaient leur guide pour son fort caractère, mais en cette nuit, elle avait atteint de nouveaux seuils de volonté.

— Je crois en toi ma sœur, alors je croirais aussi en tes paroles, finit-il par dire. Que ta fille soit notre salut à tous, et que son destin soit grand.

— Le destin n’existe pas, répondit vivement Opas. Elle sera notre salut car elle fera en sorte qu’il en soit ainsi, consciemment, et non pas parce qu’un quelconque chemin lui serait déjà tracé d’avance.

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