Cauchemar

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 À son réveil, Lunasus put constater que cette fois, il était revenu chez lui. Une main sur le front, il essaya de remettre ses idées en place. Il voyait encore le massacre des Impériaux devant ses yeux, les démons ailés qu’étaient les Kivis tuant à vue toutes proies identifiées. Lunasus sentit son estomac se retourner et il se pencha sur le côté pour vomir. Mais lorsqu’il se releva, il ne comprit pas ce qu’il se passait. Il n’y avait aucune trace sur le sol.

Je suis encore dans une vision ?!

 Le jeune homme n’eut pas le temps de profiter d’un temps de répis qu’un hurlement de femme se fit entendre. Il ouvrit sa porte avec fracas et se précipita vers la chambre de sa mère. Il y découvrit une scène qui lui coupa le souffle. Opas était là, criant de douleur sur son lit, les mains sur son ventre rond. Cela confirmait sa supposition, Lunasus ne s’était pas réveillé. Il était dans une autre vision et sa mère était en train d’accoucher devant ses yeux. Vahvuus et Kirves étaient à ses côtés, l’une la tenant par la main pour la soutenir tandis que l’autre préparait des torchons humides. D’après les traits de leurs visages respectifs, Lunasus devait être peu de temps après les deux dernières visions, il devait donc s’agir de la naissance de Toivo.

— Kirves qu’est-ce qui se passe ? tonna Vahvuus. Elle est à peine à six mois de grossesse, elle ne devrait pas déjà être en train d’accoucher.

 Le jeune chaman ne répondit pas tandis qu’il cherchait quelque chose dans son sac. Il ne semblait visiblement pas quoi dire.

— Le sang, soupira Opas les larmes aux yeux, le démon a corrompu jusqu’à mon enfant.

 Elle avait réussi à dire ces quelques paroles dans un effort de volonté incroyable, contenant avec difficulté la douleur. Mais ce fut de courte durée car les contractions réapparurent, l’empêchant de faire plus que de crier à plein poumons.

— Où est Kaatuneet ? demanda la guerrière à Kirves. Il devrait être à ses côtés.

— Il est parti avec une dizaine de guerriers voir les portes noires, répondit Kirves. Tu as entendu comme nous cet énorme grondement qui provenait de la montagne. Nous ne savons toujours pas ce que c’était et tout le monde est inquiet. Les villageois ont peur Vahvuus, ils sont terrifiés à l’idée que cela vienne de Kirous. Kaatuneet a préféré s’assurer que le sceau était intact.

 Lunasus n’avait jamais porté son père dans son cœur car il ne leur avait laissé comme héritage que le sang qui coulait en eux, un sang sale et corrompu. Il comprenait la responsabilité qu’incombait le rôle de chef, mais sa femme était là, à accoucher dans la souffrance. Il aurait dû être présent.

 Entendant un énorme bruit de fracas suivi de cris d’alertes au-dehors, Lunasus reprit pied avec la réalité.

— C’est quoi ce bordel encore ? dit Vahvuus. Kirves occupe-toi d’elle, je vais voir. Opas, tiens le coup ma sœur, je reviens au plus vite.

 Elle se dirigea vers la sortie et Lunasus la suivit, toujours imprégné de colère, une possibilité ayant germé dans sa tête. Les démons avaient fini par se libérer après la bataille de la combe, Lunasus devait donc se trouver au moment de l’attaque de ceux-ci. D’après ce que Kirves lui avait raconté, c’eût été une bataille sanglante qui avait résulté dans la mort d’une centaine de Kivis, dont son père. Le jeune guerrier ne savait plus s’il devait encore croire ce qu’on lui avait appris, mais pour le moment il allait devoir faire avec. Repensant à l’absence de son père, il songea alors que ce choix d’aller voir les portes n’avait finalement pas été le plus illogique. En y réfléchissant, Lunasus lui-même avait prôné auprès de sa mère que la sécurité du clan était plus importante que celle d’une seule famille – même la sienne – alors penser que Kaatuneet était dans l’erreur n’avait pas de sens. Cela ne suffit pas à dissiper sa colère, mais voir les choses plus rationnellement l’avait tout de même un peu calmé.

 Vahvuus se saisit de sa hache de bataille qui se trouvait près de la porte et sortit. Ils se dirigèrent ensuite vers la place centrale du village en courant. La nuit était tombée et il était difficile de bien voir. Pourtant, ce ne fut pas la faible luminosité qui empêcha Lunasus de bien comprendre ce qui se passait sur l’esplanade. Une ombre géante se trouvait devant le feu sacré telle une tache d’encre sur un soleil en plein zénith, une possibilité aussi hallucinante à voir qu’absurde à imaginer. Ce voile d’obscurité n’arborait pas de formes particulières mais semblait se mouvoir, ce qui le rendait encore plus terrifiant. Un élément se dissociait du reste, deux flammèches qui brillaient de malices vers le sommet.

Kirous ?!

 Alors que Lunasus était déjà déboussolé de ce qu’il voyait, ses yeux s’habituèrent enfin à l’obscurité et il put voir plus en détails les contours de la scène. Des dizaines de cadavres Kivis déchiquetés entouraient le démon, preuve du massacre qui était en cours.

Ce n’est pas possible, Kirous est censé être enfermé dans le sceau encore aujourd’hui, comment pourrait-il se trouver là ? Kirves m’a dit qu’ils ont été attaqués par ses démons car il ne pouvait pas intervenir directement. Ça n’a pas de sens ! S’il a réussi à se libérer, comment le clan pourrait-il avoir survécu ?

 La créature ne semblait pas avoir d’enveloppe physique à proprement parler, mais au vu de la boucherie qu’elle était en train de perpétrer, ce devait être une impression visuelle seulement. Des guerriers foncèrent vers la menace, brandissant épées ou lances, mais ce fut peine perdue. Dans un ample mouvement, l’ombre qui leur faisait face les balaya aussi aisément que le vent soufflait des feuilles mortes. Kirous qui dévoilait maintenant ses innombrables dents dans un sourire carnassier, tonna de sa voix caverneuse :

— Les geôliers ont-ils apprécié mon pouvoir couler en eux ? Ont-ils savouré cette liberté qu’ils n’ont pu gagner que grâce à une force qui n’était pas la leur ? Bien sûr que oui. Ils se sont nourris jusqu’à étancher leur soif de pouvoir, mais ils ont cru pouvoir le faire sans en payer le prix. Observez maintenant, le prix de votre vanité.

 Il partit dans un rire terrifiant qui résonna dans la tête de Lunasus. Vahvuus qui était encore à côté du jeune homme s’était reprise et avait déployé ses ailes. Armée de sa hache, elle se propulsa haut dans les airs et piqua droit sur sa cible pour tenter de l’abattre. Venant d’autres directions, des guerriers se joignirent à l’assaut.

— Commençons par vous apprendre la discipline, dit Kirous d’une voix plus posée.

 Une partie de l’ombre se souleva là où aurait pu se trouver le haut du corps et pointa vers le ciel. On aurait dit qu’un poing se renfermait sur toute lumière à proximité. Les Kivis présents chutèrent de concert et se mirent à hurler de douleur, se prenant la tête entre les mains. Leurs yeux s’injectèrent de sang, et leurs veines commencèrent à palpiter du vert de la corruption que Lunasus connaissait si bien.

— Bien, dit Kirous en riant à moitié, maintenant passons à la suite.

 Cette fois-ci, l’appendice d’ombre se dirigea vers le sol et attrapa un corps à proximité. Le guerrier se débattit avec l'énergie du désespoir, malgré le nombre hallucinant de blessures qu'il comptait. Kirous le souleva par la tête et fut repris d’hilarité, faisant vibrer l’entièreté de sa masse noire. Le Kivi qui était jusqu’alors inconscient ouvrit grand les yeux et la bouche. Aucun son ne sortit pour autant, bien que la terreur déformât ses traits meurtris. Puis il commença à se changer. D’abord sa silhouette grandit, son corps dans son ensemble vira au rouge bordeaux, ses ailes tombèrent comme une pomme pourrie tombe d’un arbre et des cornes poussèrent sur son front. La transformation achevée, Kirous lâcha un rire encore plus terrifiant que les précédents. Il déposa sa création à ses pieds et tonna :

— Ainsi soit-il, les geôliers vont dorénavant être mes serviteurs. Toi, va ! Trouve-moi un des chamans de cette tribu d’imbéciles !

 Celui qui avait dû être autrefois un fier guerrier Kivi fonça à toute allure vers la partie sud du village, passant au travers de Lunasus. Il se dirigea vers leur maison, sachant sûrement où étaient Kirves et Opas. La suite des évènements fut aussi cauchemardesque que les instants précédents. Kirous se mit de nouveau à frémir de son ensemble, et les guerriers qui jusqu’alors étaient pétrifiés de douleur commencèrent eux aussi à se métamorphoser. En tout, une dizaine d’entre eux furent transformés en tout type de démons : des petits et des grands, avec des muscles puissants ou des corps aussi tordus que les esprits qui étaient désormais les leurs. Les monstres se positionnèrent devant leur chef, en attente d’instructions, mais ils commençaient déjà à s’agiter, trop impatient de faire couler du sang.

— Ho ho, s’émerveilla ce dernier, en voilà une qui est capable de m’opposer un minimum de résistance. Laisse-moi te montrer à quel point c’est futile.

 Vahvuus qui s’était redressée tenait tant bien que mal, brandissant sa hache afin de tenter d’attaquer Kirous. Cela semblait presque ridicule, son corps tremblait tandis qu’elle utilisait toutes ses forces pour simplement garder son arme dressée. Elle mettait toute sa volonté dans cette tentative. Mais elle n’avait aucune chance, et elle fut attrapée. La guerrière n’eut pas le temps de tenter de se débattre que ses yeux se vidèrent de toute expression, son corps perdant toute énergie. Ce n’était cependant pas la mort qui venait la chercher, c’était bien pire. Ses muscles commencèrent par être parcourus de nombreux spasmes avant de grossir à vue d’œil jusqu’à devenir des tas de chair ridiculement gros. Sa peau vira vers un rouge strié du vert des veines. Le résultat semblait plus proche d’un tas de viande pourrie qu’autre chose, et il était difficile d’y retrouver un aspect de la fière guerrière Vahvuus qui se trouvait là l’instant d’avant. Il projeta sa création au loin contre un mur du village, semblant s’être totalement désintéressé de son œuvre.

 Le premier démon que Kirous avait créé réapparut alors derrière Lunasus, tenant sous le bras le pauvre Kirves. Il était dans un sale état, sûrement avait-il tenté de se défendre tant bien que mal contre le monstre. Mais qu’était devenu Opas ? L’accouchement avait-il eu lieu ? Lunasus se retint d’aller vérifier, pressentant qu’il devait voir ce qui allait se passer ici. Le jeune chaman leva les yeux, et la terreur se dessina sur son visage.

— Je me souviens de toi, commença Kirous, tu fais partie de ces chamans arrogants qui ont cru pouvoir subtiliser mon pouvoir. Comme il est bon de voir un visage familier. Ne t’inquiète pas petit être fragile, tu ne mourras pas ce soir, ce serait trop dommage. À la place, je vais inverser nos rôles, généreux non ? Vous serez enfermés dans ce village jusqu’à la mort, et tu en seras même le premier témoin. Mais d’abord, commençons par le plus amusant ! (Le voile vibra et un bruit de claquement de main se fit entendre). Démons, massacrez toutes les pitoyables créatures qui ne possèdent pas mon sang en eux. Je veux qu’il n’en reste plus un en vie d’ici la fin de la nuit.

 Suivant les ordres de leur maître, les démons partirent à l’assaut des différentes maisons, détruisant portes et fenêtres pour s’introduire. Lunasus ne préféra pas penser à ce qui devait se passer à l’intérieur. Cependant, les cris qui transpercèrent la nuit lui donnèrent un aperçu bien assez horrible.

— Petit insecte, écoute-moi bien et porte mes paroles à ceux qui survivront parmi les tiens. À partir de ce jour, vous passerez de geôliers à prisonniers. Ceux qui étaient auparavant vos épées et boucliers seront maintenant la hache qui menace de vous décapiter. Vous ne pourrez plus jamais sortir d’ici, vous allez dépérir dans votre minuscule taudis, votre espoir disparaîtra jour après jour, jusqu’à ce que plus aucun d’entre vous ne soit en vie. Chaque fois que l’un d’entre vous tentera d’échapper à ce sort, sa mort n’en sera que plus terrible. Et tout ça grâce à ceux qui ont été vos frères jusqu’à aujourd’hui, n’est-ce pas superbe ?

 Kirous dévoila de nouveau les scies qui lui servaient de dents, affichant ce qui devait être un sourire de satisfaction.

— Bien sûr, vous pourriez attendre patiemment la naissance de nouvelles générations afin de gagner en nombre, mais ne t’inquiète pas, vous avez déjà creusé votre propre tombe. Tu as peut-être remarqué qu’aucun de mes démons n’a d’ailes. C’est tout simplement car le sang de démon rejette cet attribut qui fait votre fierté. Pour ce qui est de ceux comme toi qui ne sont pas transformés mais qui ont mon sang, cela viendra bientôt ne t’inquiète pas. Vous les perdrez aussi, dans la douleur évidemment. Oh et j’ai failli oublier, savais-tu que les démons ne peuvent enfanter ? Enfin tu t’en serais rendu compte avec les tiens rapidement vu que vous allez partager cette chance avec nous. C’est d’ailleurs en général la caractéristique qui a fait le plus de mal aux races que j’ai pu infecter par le passé. C’était souvent au moment où elles le comprenaient que l’espoir disparaissait. Un de mes moments préférés je dois l’avouer.

 Kirves ne disait rien mais était simplement là, plongé dans une terreur absolue, le corps tremblant de toutes parts. L’ombre géante qui lui faisait face se leva alors, les flammèches toujours fixées sur lui. La masse s’abattit sur le feu derrière lui, enveloppant la moindre parcelle de lumière qui s’en dégageait, absorbant le moindre morceau de chaleur généré. La flamme sacrée avait partagé l’avenir du clan des Kivis. Les démons qui en avaient fini de leur tâche macabre, revinrent peu à peu.

— Il est temps pour moi de trouver un endroit plus adapté à ma personne, dit Kirous d’un ton plus léger. J’ai assez vu cette montagne, et il y a surement de nombreuses choses en ce monde qui méritent d’être à moi. (Sa voix reprit en puissance.) Démons ! Que mes paroles soient votre but unique. Ressentez la volonté que je vous transmets, et attelez-vous à l’exécuter. Aujourd’hui, VOUS êtes les geôliers.

 Les démons se dispersèrent à toute vitesse et partirent hors du village, une partie au nord et l’autre au sud, bloquant ainsi la seule sortie envisageable de la vallée. Kirous se mit alors en mouvement dans cette direction, près à quitter une bonne fois pour toute ce lieu où il fut emprisonné.

 Kirves, lui, n’avait toujours pas bougé. Il était à genoux comme amorphe, incapable de faire quoi que ce soit. Lunasus décida alors de retourner voir sa mère afin de voir comment elle allait. La scène dont il venait d’être témoin se répétait dans sa tête, son monde était maintenant teinté de sang et de cris. Il tentait de mettre ces images de côté, le temps de rejoindre sa mère, mais il n’y arrivait pas. Il ne pourrait probablement jamais oublier ce qu’il venait de voir.

 À peine arrivé sur place, il trouva Opas toujours dans le lit, mais elle ne criait plus de douleur. Dans ses bras se trouvait un bébé, extrêmement petit et chétif à cause de sa naissance prématurée. Son corps frêle était strié de veines apparentes à la couleur vert émeraude. Le jeune homme était confus, les mots de Kirous tournant dans sa tête. Comment cette naissance avait pu avoir lieu si le sang était censé empêcher d’enfanter ? Était-ce parce qu’elle était enceinte avant d’être infecté ? Opas sanglotait tout en berçant faiblement le nourrisson.

— Qu’avons-nous fait, disait-elle en pleurant, que t’avons-nous infligé ma fille ?

 Lunasus n’eut pas le temps de réfléchir plus aux évènements car sa vision se troubla et son environnement vira au noir. Un noir qui lui paraissait tâché de rouge.

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