— Sommes-nous les seuls qui n’étions pas au courant ? demanda Urhaus.

 Il n’y avait pas eu d’autre vision. Lunasus et son frère s’étaient réveillés dans le présent avec pour dernière image leur mère effondrée, Toivo dans les bras. Bien que l’aube fût encore loin, elle les avait attendus sur le toit comme elle aimait si souvent le faire.

— Avec Rohkeus et Toivo, avoua-t-elle. Nous ne savions pas quoi vous dire à cette époque, et vous protéger par ce mensonge avait finalement été notre choix. Mais nous sommes revenus sur cette décision avec Kirves. Vous imposer un combat basé sur un mensonge ne saurait être de bon augure. Nous nous devions de vous dire la vérité.

 La nuit ne trahissait pas un bruit, le calme était de mise et rien ne venait le troubler. Lunasus ne savait pas trop ce qu’il souhaitait demander, il avait l’impression d’avoir trop de questions à poser et en même temps si peu.

— Qu’est devenu notre père ? finit-il par demander.

— Il a disparu, dit Opas en tourna la tête vers lui, nous ne l’avons jamais revu. Après cette fameuse nuit, les guerriers survivants ont trouvé des traces de bataille dans la forêt, nous pensons donc qu’il s’est fait massacrer avec son escorte par Kirous. C’était difficile à dire car mis à part du sang et des morceaux de corps impossible à identifier, nous n’avons rien trouvé de plus. Nous ne l’avons jamais revu depuis, je pense donc qu’il est mort avec honneur et cela me suffit.

 Lunasus se tut. Après ce qu’il avait vu, il ne savait plus trop quoi penser de son père. Ce dernier avait fait les mauvais choix pour les siens, mais il l’avait fait pour tenter de les sauver, toujours. Et cette nuit-là, il était sûrement mort pour les mêmes raisons. C’était une idée difficile à accepter pour Lunasus, mais c’était ainsi, son père Kaatuneet avait été un bon chef.

— L’ensemble de nos ennemis sont donc des Kivis, dit Urhaus, quelle tragédie ! Je suppose que vous n’avez pas trouvé de moyen de les sauver ?

— Non, répondit Opas en secouant la tête, la malédiction qu’a apposée Kirous est beaucoup trop puissante pour nous. Le mieux que nous avons pu réussir avec Kirves est d’inhiber partiellement les effets du sang avec les tatouages de sang, alors je te laisse imaginer à quel point il nous est impossible de ramener un Kivi transformé en démon à son état normal.

 Uhraus hocha tristement de la tête. Il était en pleine réflexion sur ce qu’il avait vu lui aussi. La nuit n’était pas terminée qu’elle semblait déjà avoir duré une éternité.

— Et Toivo ? demanda-t-il. Sa condition est-elle différente de la nôtre ?

— Difficile à dire, répondit-elle en prenant un instant pour réfléchir. Mis à part le fait qu’elle est la seule à ne pas réussir à maitriser les effets du sang, nous n’avons rien ressenti ou trouvé de plus. Bien que sa naissance ait eu lieu plusieurs mois trop tôt, elle a survécu et a même démontré une vitalité étonnante. Ni Kirves ni moi n’avons pu constater d’autres différences par rapport à vous.

— Je-, commença Lunasus, je ne comprends pas. À cette époque, Urhaus et moi étions nés, alors pourquoi n’avons-nous pas le moindre souvenir de tout cela ? Je ne me rappelle pas non plus avoir bu le sang corrompu mais ce devait déjà être le cas sinon nous aurions été tués par les démons non ?

 Opas afficha un air coupable, et un certain malaise se fit sentir. Elle finit par regarder son fils droit dans les yeux.

— Nous avions le choix de vous faire boire le sang ou non, beaucoup de familles ne l’ont d’ailleurs pas tenté, ce qui hélas les tua. Seuls les guerriers étaient obligés de le faire afin de s’assurer la victoire contre les Impériaux. Alors nous avons discuté, des soirs, des jours durant avec Kaatuneet et Kirves, afin de savoir ce qu’il en était du reste du clan. Nous n’arrivions pas à prendre de décision. Finalement, la veille de l’assaut contre les Impériaux, j’ai demandé à votre père de vous donner ce sang, cette malédiction. Je pense que la peur de le perdre m’a fait prendre une décision précipitée. Ce fut une période où il y eut très peu de bons choix de notre part. (Elle s’arrêta un instant, des images repassant dans sa tête.) Après avoir bu le sang, vous vous êtes évanoui tandis que votre corps se battait contre la malédiction. En tant qu’enfant, vous n’arriviez sûrement pas à tenir les effets comme un adulte a pu le faire. Vous êtes resté inconscient pendant presque un mois.

» Lorsque Kirous nous a attaqués, vous étiez dans la grotte qui sert aujourd’hui de cache à Kirves, sous les bons soins de Vasara. (Urhaus fronça les sourcils, perplexe). Non, mon fils, elle n’était pas morte. Contrairement à son frère Sirppi et Miekka, elle avait survécu à ce rituel. Elle vous avait pris avec elle dans cette grotte car elle était la meilleure herboriste parmi nous. Elle cherchait jour et nuit un moyen de vous remettre sur pied. Mais elle a disparu le jour de l’attaque. Kirves n’a trouvé aucune trace d’elle lorsqu’il est venu voir si vous étiez indemne le lendemain de l’attaque. Vous étiez toujours allongés sur vos paillasses à son arrivée, comme si elle n’avait jamais été auprès de vous les jours précédents. Ce que nous ne savions pas à ce moment-là, était qu’elle aussi s’était transformée en démon sous la puissance de Kirous. Peut-être a-t-elle fui le plus loin possible de vous lorsqu’elle a senti qu’elle perdait pied ? Ou bien une fois en démon, elle n’a rien tenté contre vous car vous étiez imprégné du sang corrompu, comme l’avait commandé son maître. Impossible à savoir, cependant, elle est devenue l’un des démons les plus puissants que nous devrons combattre.

 Lunasus se tourna vers son frère et vit à son visage qu’il était dans le même état d’esprit que lui. Ainsi, voilà ce qui nous attend. Cela expliquait pourquoi Kirves ne leur avait pas parlé du combat contre Kirous qui était déjà parti après avoir tué tous les Kivis sains de la corruption. Voilà pourquoi Toivo était si instable dans sa maitrise du sang, elle était née avec. Lorsque le démon avait déchainé sa puissance, elle n’était encore qu’un bébé qui était arrivé au monde depuis quelques minutes.

— Ainsi, dit-il, nous allons devoir tuer ceux qui étaient nos frères par le passé pour espérer vivre.

— Cela ne change pas notre combat, répondit Urhaus, ce ne sont plus des Kivis mais des monstres. Pour notre survie nous devons le faire, l’hésitation n’est pas permise.

 Lunasus approuva, non pas que cela ne changeait rien à sa vision des choses, mais la situation restait en effet la même. Le village était condamné à mourir sous le joug des démons s'ils n'agissaient pas.

— Le clan Kivi reprendra sa liberté mes fils, dans sept lunes nous irons mettre fin à cette histoire une bonne fois pour toutes. Notre victoire n’est pas assurée, mais je crois en vous. Et une fois que nous aurons réussi, nous trouverons un moyen de nous purifier du sang qui coule dans nos veines.