Impitoyable

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 La nervosité gagnait Lunasus à mesure que le cortège s’approchait des portes noires. Le jour décisif était arrivé, l’avenir des siens allait se décider dans les prochains instants. Tous les guerriers de la tribu étaient là : vingt-sept combattants, hommes et femmes, représentaient l’ensemble de leur force. C’était peu, surtout lorsque l’on avait une dizaine de démons pour adversaire. Mais ils en étaient conscients : attendre encore plusieurs années ne ferait que risquer de perdre plus d’entre eux à cause de potentielles escarmouches meurtrières des monstres. Ils devaient agir, et aujourd’hui serait leur meilleure occasion, et la dernière. Le groupe, guidé par Opas et Kirves, avançait dans la forêt de pins à un rythme lent afin de préserver les forces de chacun. La plupart des Kivis portaient la même tenue rituelle que Lunasus avait pu voir lors de la première vision. Une forme de superstition se dit Lunasus, la tenue de rituel avait ouvert une boucle infernale, elle aiderait à la refermer. Urhaus, quant à lui, était aux côtés de son frère en milieu de cortège, équipé de son épée longue accrochée dans son dos et de quelques lames de jet à sa ceinture. Son regard ne reflétait plus que détermination et concentration.

 Lunasus remit machinalement en place sa propre épée bâtarde et vérifia que ses dagues coulissaient bien dans leurs étuis.

Évidemment que tout est bien à sa place, ça fait des jours que tu te prépares.

 Après une dizaine de minutes de marche, ils arrivèrent enfin à destination. La chaleur ambiante avait augmenté à mesure qu’ils s’étaient approchés des portes. D’ici, l’air devenait difficile à respirer et brûlait la gorge à chaque bouffée. Lunasus se sentait comme enfermé dans une serre en plein soleil. Opas leva une main en signe d’arrêt au groupe et se tourna vers eux.

— Guerriers, il est temps. Kirves, mes fils et moi allons monter affronter les deux monstres les plus puissants. Comme vous le savez, les autres démons rappliqueront dès le début de notre combat, aussi, nous comptons sur vous pour les empêcher de nous atteindre. (Elle marqua une pause, regardant avec fierté sa troupe.) Annihilez-les. Sang de mon sang, aujourd’hui est le jour où nous allons regagner la liberté qui nous a été volée.

 Le discours se voulait sobre, le temps des mots était révolu. Elle fit signe à Urhaus et Lunasus de la rejoindre, puis ils commencèrent à monter le chemin. Si l’air avait semblé étouffant au jeune homme en aval, cela n’allait pas en s’arrangeant à mesure qu’ils montaient. Ils atteignirent le paroxysme de la fournaise une fois sur la plateforme où se trouvaient les portes noires. À moitié ouvertes, elles crachaient leur chaleur sans discontinuité, prêtes à faire suffoquer toutes vies qui osaient s’approcher.

 Opas s’avança sur un côté du demi-disque, tandis que Kirves s’assit en sortant de sa sacoche un bol et une dague de rituel. Il enleva la partie supérieure de sa tenue, puis ferma les yeux. On apercevait sur son corps un ensemble de tatouages de sang qui partaient du cœur pour se diriger vers les différents membres. Le feu intérieur, dont il leur avait parlé, bloquerait les effets du sang et leur éviterait ainsi d’être à la merci de leur adversaire. Uhraus, de son côté, dégaina sa lame et s’étira rapidement. Lunasus se saisit de son arme et se mit en garde.

— Allons-y mes enfants, mon frère, déclara Opas.

 La chamane se mit à murmurer quelques mots, la paume tendue vers l’ouverture de la porte. Un petit orbe de lumière jaillit, fonça droit devant et pénétra les ténèbres sans pour autant réussir à les dissiper. Opas revint se placer devant Kirves, se préparant elle aussi au combat qui l’attendait. La sphère, qui avait déjà parcouru une dizaine de mètres, disparut soudain. L’écho d’un rire guttural rebondit dans la caverne. Après quelques secondes qui s’écoulèrent d’une lenteur incroyable, deux silhouettes aux allures diamétralement opposées apparurent dans l’obscurité de l’ouverture. La plus petite, celle du démon similaire au dessin qu'avaient pu voir Lunasus et Urhaus, semblait plus large que le croquis. Il n'était qu'un tas de graisse rouge strié de veines vertes dont les yeux reflétaient une excitation non cachée. Une hache de bataille à la main droite, tandis que le bras gauche prenait la forme d’une pointe. Un sourire similaire à celui qu’aurait pu afficher Kirous déformait son visage grossier au crâne chauve. Le second démon, à la silhouette longue et rachitique, laissait apparaitre des os en trop grands nombre sous sa peau bleutée et fine. Ses cheveux noirs parsemés de la blancheur cadavérique coulaient jusqu'en bas de son dos et son regard de jade ne reflétait aucune lumière.

 Lunasus avait observé tout cela en une fraction de seconde, et il n’aurait pas pu se permettre plus. Le démon rouge, aussi grotesque qu’il était, fondait déjà sur eux. Sa hache frappa avec fracas l’épée qu’Uhraus avait interposée devant lui pour se protéger.

Il n’y a pas de signal de départ dans un combat à mort.

 Lunasus fonça aider son frère tandis que Kirves commençait à entonner un chant.

 L’ensemble des villageois s’étaient rassemblés dans la plus grande bâtisse du village. Des femmes et des personnes âgées pour la plupart, tous tiraillés par la pression. Toivo faisait les cent pas tandis que Rohkeus aiguisait ses dagues non loin. La bataille avait peut-être déjà commencé et cette idée allait rendre la jeune fille folle, l’inquiétude et l’incertitude ne faisaient pas bon mélange chez elle. Elle savait pourquoi elle avait été mise de côté mais elle détestait l’idée d’avoir été considéré comme un fardeau. Rohkeus lui avait avoué qu’il n’aimait pas cela non plus, mais il s’était fait à l’idée qu’il devrait protéger ce groupe-là en cas d’attaque. Toivo n’avait pas manqué de souligner qu’il ne pourrait rien faire contre un démon seul, mais il lui avait rétorqué qu’il n’avait peur de rien ni personne s’il devait la protéger. Elle s’était mise à bafouiller en sentant ses joues la brûler. Comme si c’était le moment. Elle appréciait énormément le jeune homme avec qui elle avait grandi. En plus d’avoir toujours été quelqu’un de bon et gentil avec elle, il commençait à se forger un physique dont la virilité n’était pas sans effet sur elle. Mais bordel pourquoi je pense à ça maintenant ?! Elle sentit le sang lui monter de nouveau à la tête. Sa mère avait, de nouveau, lu en elle comme dans un livre ouvert. Elle comprenait peut-être mieux sa fille que Toivo n’arrivait à se comprendre elle-même.

 La jeune fille prit une grande inspiration, suivit d’une longue expiration. Le temps n’était pas à ce genre de pensées.

 Fallna tressaillait d’excitation. L’heure était venue, il avait discrètement suivi le groupe de guerriers pour s’en assurer. Ces idiots étaient partis se donner la mort contre plus fort qu’eux, ce qui voulait dire qu’il n’y aurait plus personne pour la protéger. Elle l’attendait. Il fonça à toute allure vers le village sans chercher à se dissimuler, après tout, il n’y avait plus personne sur sa route alors pourquoi perdre son temps à ce genre de futilités ? Il dépassa les portes nord du village et se dirigea directement vers l’endroit où ils s’étaient tous rassemblé. Des agneaux attendant d’être abattu. Fallna ne put s’empêcher de glousser à cette idée. Mais c’était sans importance pour lui car il tuerait seulement ceux qui se mettraient sur son chemin. Le plus important, c’était Elle. Elle et rien d’autre. Elle. ELLE. Le démon bavait et son obsession l’avait fait atteindre un état proche de la folie. Finalement, il se ferait peut-être plaisir en massacrant plus que nécessaire. Arrivé à destination, il enfonça avec force la porte du bâtiment.

 Le monstre qui faisait face aux deux frères avait beau ressembler à un tas de graisse, sa vélocité et sa force étaient hors normes. Il enchainait les frappes de sa hache de guerre tout en préservant son bras-pointe pour une éventuelle faille dans la défense de son adversaire. Son sourire pernicieux étirait toujours son visage hideux. Ils étaient à deux contre un, mais le monstre était loin d’être débordé pour autant, il savait se battre et possédait un sens tactique développé. Grâce à sa vitesse, il se plaçait de sorte à diminuer l’avantage numérique des frères. Urhaus attaqua de son épée sur le flanc mais une parade lui répondit aussitôt. Lunasus voulut profiter de l’occasion mais le démon le repoussa d’une ruée de l’épaule avec puissance. Le jeune homme fit un vol plané de deux mètres avant de pouvoir se rétablir, un peu étourdi. Son corps semblait être en train de brûler à cause de la tension qui l’animait. Son sang bouillonnait. Il repensa à ce que Kirves lui avait dit sur ce combat. Il n’avait pas de temps à perdre. Il se releva, et se laissa complètement aller à toute la corruption qu’il avait pu retenir. Il sentit le sang circuler, partir de son cœur pour se propager jusqu’à la moindre extrémité de son corps. Dans un état second, il se sentit galvanisé, exalté. Le temps de la réflexion n’était plus et le combat n’était pas en train de l’attendre. Lunasus fonça vers sa cible.

 De l’autre côté de la plateforme, Kirves et Opas étaient concentrés sur leur propre affrontement. Une lance de lumière blanche partait de la paume de l’un tandis qu’elle traversait le buste de l’autre pour se diriger sur le démon bleu. Kirves entonnait un chant rituel de sa voix de ténor à un rythme très rapide. Opas projetait l’ensemble de sa volonté au travers du pouvoir afin d’y insinuer toute sa puissance. Cependant, les effets ne furent pas les mêmes que la fois précédente car leur adversaire maitrisait lui aussi l’art sanguinaire. Le monstre projetait un rayon vert émeraude tandis qu’il murmurait des incantations. Les lances de lumière se confrontaient dans une explosion de couleurs, mais aucune ne semblait prendre l’ascendant sur l’autre.

— Peu importe qui tu es aujourd’hui, murmura Opas entre ses dents, nous ne pouvons pas nous permettre de vous laisser gagner. En ta mémoire et pour notre liberté, la défaite n’est pas une option.

 L’onde blanche pulsa avec force et commença à gagner du terrain. La volonté d’Opas était telle que la lance grossit, engloutissant peu à peu la force qui lui était opposée.

— Pathétique, articula le démon d’une voix cassée, votre vanité causera de nouveau votre perte. Crois-tu que ta volonté te permettra de surpasser ma puissance ?

 À son tour, le rayon vert prit de l’ampleur et commença à ramener le duel à un état d’équilibre. Opas ne vacilla pas face à de telles paroles, sa volonté était de fer et rien ne l’ébranlerait. Elle avait tant perdu par le passé par son manque de force, elle ne pouvait pas se permettre une nouvelle défaite. Elle allait vaincre. Elle devait vaincre.

 Lunasus déploya tout son éventail de techniques : fentes, feintes, tranches horizontales et verticales. Le tout enchainé avec vitesse et force. Il cherchait à mettre la pression à son adversaire avec un style offensif tandis qu’Urhaus s’occupait de le couvrir pour éviter toutes ripostes du démon rouge. Ils se donnaient au maximum et ne laissaient aucun temps de pause entre leurs assauts. Son épée s’entrechoquant avec la hache du démon, Lunasus en profita pour dégager les deux armes vers le haut d’un mouvement de pivot des épaules, ouvrant la garde de son adversaire. Il se saisit d'une des dagues accrochées à sa ceinture et la lança avec force et précision. Le guerrier atteignit sa cible et l’arme de jet se planta dans la gorge du démon. Il recula pour prendre de la distance, laissant à son frère le soin de contenir la contre-attaque. Un sentiment de triomphe rempli Lunasus sur l’instant : ses couteaux de lancer étaient tous imprégnés d’un poison conçu par les chamans. Ayant frappé directement à la gorge, l’efficacité en serait décuplée. Urhaus avait lui aussi réussi à créer une faille et à toucher le monstre, tailladant ses côtés à deux reprises. Le démon rouge prit un peu de distance.

— Tuer, dit-il de ce qui ressemblait à un gargouillement. Vermines.

 Ses veines se mirent à briller et à pulser de la couleur émeraude de la corruption. Du sang vert coula en abondance de sa plaie à la gorge, mais celle-ci se referma au bout de quelques secondes. Avec un tel afflux de sang, il aurait déjà dû être en train de convulser au sol, se rapprochant à grands pas d’une mort certaine. Il valait donc mieux considérer que le poison était sans effet sur lui. La blessure infligée par Urhaus se cicatrisa elle aussi rapidement, ne laissant pas la moindre trace sur le corps gras du monstre. Le sourire mauvais du démon disparut et laissa place à un visage inexpressif. La machine à tuer était lancée. L’instant d’après, le combat reprit. Le démon était déjà sur Lunasus, sa hache fonçant sur son visage. Il avait gagné en vitesse, le combat allait devenir encore plus difficile. Faisant preuve d’un réflexe hors du commun, le jeune Kivi réussit à s’écarter de justesse de la tranche, mais il ne put éviter la charge qui accompagnait l’attaque. Il se retrouva projeté et percuta avec force un rocher en bordure de plateforme. Il sentit ses os craquer sous l’impact.

 Urhaus continua d’attaquer de son épée longue le démon rouge. Il était désormais lui aussi complètement sous l’influence du sang, ses capacités s’en trouvant décuplées. Mais ce n’était pas suffisant pour un tel adversaire. Le guerrier Kivi perdait du terrain. Il se déchaina autant qu’il le pouvait, frappant aussi vite et aussi fort que son corps le pouvait. Lunasus se releva péniblement, ses muscles endoloris après avoir percuté le rocher. Il reprit son épée à deux mains et courut rejoindre son frère.

 La faille dans la garde de son ainé. Alors que le jeune homme se rapprochait à grand pas, il la remarqua après une tentative de coup à la taille manquée. Et il ne fut pas le seul. Le bras-pointe fusa et s’enfonça directement dans l’épaule gauche de son adversaire dans un bruit sanglant. Urhaus, transpercé, hoqueta de surprise. Mais à ce moment-là, Lunasus remarqua l’autre faille, celle du démon. Après avoir frappé de son appendice pointu, son flanc était à découvert. Lunasus fonça avec rage, et amorça une frappe de côté pour ouvrir la panse du démon de tout son large. Un voile noir passa devant ses yeux lorsqu’il abattit sa lame.

Que ?!

 Il était au sol, étourdit, une sensation de chaleur parcourant son corps. Il tourna la tête avec difficulté et comprit.

 Le démon bleu, qui était aux prises avec les chamans, avait projeté un orbe de lumière vers Lunasus qui l’avait percuté de plein fouet. Il n’avait pas éprouvé la moindre difficulté à faire cela tout en maintenant son propre combat. Bien au contraire, Opas et Kirves étaient acculés, leur propre rayon désormais réduit à une taille minuscule par rapport à celui de leur adversaire. Ils étaient en train de perdre, et le démon s’était même permis d’intervenir dans un autre combat tant il était supérieur en puissance.

 Lunasus entendit un rire près de lui. Une lueur terrifiante se refléta dans les yeux du monstre rouge tandis qu’il le regardait. D’un geste presque nonchalant, il projeta Urhaus au sol pour débarrasser sa pointe du gêneur. Le bourreau se tourna ensuite vers les deux chamans en train de lutter pour leurs vies, délaissant ainsi son propre combat. Il arma son bras et projeta sa hache avec force sur Kirves. L’attaque fit mouche entre les omoplates du chaman qui s’effondra sous la puissance de l’impact. La vie le quitta instantanément avec brutalité. L’équilibre des forces étant rompu, la lance de lumière verte écrasa celle d’Opas. Elle engloutit complètement l’adversité et continua son parcours pour percuter la chamane. Elle fut repoussée en bord de plateforme, tombant dans l’inconscience. Elle ne bougeait plus tandis que le démon bleu s’avançait vers elle, affichant déjà une expression de triomphe.

 Lunasus tenta de se relever, mais il sentit ses forces le quitter aussitôt, comme s’il n’avait plus rien à l’intérieur de lui. Levant faiblement la tête, il comprit en voyant le visage du démon bleu. Il le maintenait paralysé grâce au sang corrompu. Lunasus ne pouvait plus agir.

 Son premier meurtre accompli, le démon rouge redirigea son attention vers Urhaus qui essayait de se rétablir tant bien que mal sur son bras valide. Il ne put offrir aucune résistance lorsque le monstre l’attrapa par le crâne. Le monstre frappa une fois de son bras-pointe à l’abdomen. Puis répéta le processus. Encore. Et encore. Lunasus tenta de se reprendre, en vain. La rage et la haine se déversèrent en lui avec plus de force que jamais. Il était impuissant, simple spectateur du massacre de sa famille.

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