Chasseurs

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 Lunasus se tenait à genoux au centre de la plateforme, ses ailes avaient disparu avec la rage qui l’animait. Son regard fatigué se perdait sur la scène qui l’entourait, s’attardant sur des cadavres en trop grands nombre pour lui. Deux démons, trois Kivis. Aujourd’hui, il avait gagné la liberté, mais il avait perdu mère, frère et mentor. Les larmes s’étaient taries, mais le désespoir lui compressait encore le cœur. Le corps épuisé, son esprit était incapable de se focaliser sur autre chose que la solitude qui l’assaillait. Il tourna la tête avec lenteur vers les portes noires. Cette chaleur funeste avait fait assez de mal, les Kivis avaient payé de son ouverture. Se relevant lentement, il resta quelques secondes debout, vacillant sur ses muscles anéantis, avant de se diriger vers les lourdes portes. Il en attrapa chaque pan. La structure le dominait largement, mais il n’en avait que faire. Il mobilisa tout ce qu’il put trouver d’énergie en lui et tenta de fermer une bonne fois pour toute ce passage maudit. Sans succès. Les portes ne bougèrent pas. Il reprit son souffle avec difficulté alors que la chaleur dégagée le harcelait. Cette résistance attisa de nouveau sa colère. Le jeune homme souffla quelques secondes, s'appuyant sur ses cuisses pour ne pas flancher. Il se lança dans une seconde tentative, poussant chaque parcelle de son corps dans ses derniers retranchements. Encore un échec. Lunasus n’était plus en état de réfléchir et se lança dans une troisième tentative désespérée.

Plus jamais vous ne serez ouvertes ! Nous avons gagné notre liberté !

 Ses muscles se gonflèrent au maximum, ses veines apparaissant sous l’effort. Le feu de son courroux s’était relancé dans son cœur, dévorant tristesse, lassitude et amertume. La corruption répondit à l’appel de ses émotions. Ployant sous l’effort, son corps émit de multiples plaintes, signaux que ses limites physiques étaient maintenant dépassées. Mais il ne les écouta pas. Les portes crissèrent et commencèrent à accepter de répondre à la volonté du guerrier. Petit à petit, il parvint à les repousser, jusqu’à réussir à les fermer complètement. Lunasus recula de quelques pas pour constater sa réussite, le sang de démon le quittant de nouveau.

 Le silence était maintenant total sur la plateforme. Plus rien ne bougeait. Il était seul. Les ténèbres vinrent l’accueillir lorsqu’il s’effondra de fatigue.

 De la neige couverte par le voile de la nuit entourait Lunasus. Sa tête pesait des tonnes et l’incompréhension marquait son visage. Une silhouette aussi grande que lui se dessina dans l’obscurité. Telle une ombre créée par l’existence du soleil, elle ne possédait pas de consistance physique, on pouvait simplement en observer les contours. Une stature imposante, de grandes ailes déployées, une aura inflexible qui se dégageait. Cette silhouette lui était familière.

— Je suis fière de toi Lunasus, fit-elle d’une voix grave. Tu as fait ce qu’il fallait.

 Sans même pouvoir de voir son visage, le jeune Kivi savait que son interlocuteur souriait. Le guerrier voulut intervenir pour vérifier qui parlait, mais les mots ne parvinrent pas à sortir de sa bouche. Cette voix…

— Tu as pu réparer mes erreurs et rendre la liberté que nous avions perdue par ma faute. Maintenant, il est temps pour toi d’être maître de ton destin, de choisir ta propre voie. (La voix marqua une pause, comme pour peser ses prochains mots.) Vole mon fils, ta mère et moi te protégerons.

 Sur ces mots, l'ombre de Kaatuneet se retourna. Lunasus se sentit défaillir, mais il tint bon. Il ne devait pas s'effondrer, pas maintenant. Il leva un bras en direction de son père comme pour le retenir, mais il ne parvint toujours pas à parler.

Je n'aurai plus jamais cette occasion, je ne peux pas le laisser partir comme ça.

— Nous...

 Kaatuneet s'arrêta, se tourna vers son fils et attendit. Lunasus mobilisa toute son énergie et sa volonté pour prononcer quelques mots.

— Nous sommes... encore... corrompus. Toujours pas... d'avenir. Que...

— C'est vrai, coupa l'ombre de son père, tant que Kirous sera en vie, le clan n'aura pas de futur car vous ne pourrez donner vie à une nouvelle génération. Mais vous êtes maintenant libres et pouvez vivre en paix, cela ne te suffit-il pas ?

 Lunasus ne pouvait plus murmurer un mot, mais son regard exprima tout aussi bien son opinion.

Je refuse d'abandonner les nôtres à une mort certaine.

 De nouveau, sans savoir comment, le jeune homme sut que son père souriait. La réponse de son fils l'avait satisfait.

— Alors va, guerrier Kivi. Va pourfendre ce démon qui a décimé les nôtres et condamné leur avenir. C'est seulement lorsque tu auras réussi une telle prouesse, que le clan pourra revivre de ses cendres. Deviens leur espoir, offre-leur un futur... mon fils.

 Sur ces mots, le monde disparut autour du guerrier, le plongeant dans un sommeil profond.

 Cinq jours après les combats, Lunasus se réveilla enfin. Sa vision était trouble et il se sentait aussi fébrile qu'un fétu de paille. Ses muscles l'élançaient, des contusions et des courbatures partout sur son corps lui rappelant qu'il en avait trop fait. Hélas, sa tête ne l'aidait pas à se sentir mieux. Si se réveiller d'une vision revenait à avoir un étau qui se resserrait lentement, alors aujourd'hui correspondait à l'instant où le crâne lâchait sous la pression de l'outil. Sa vue finit par se stabiliser et il put observer ce qui l'entourait.

 Il se trouvait dans son lit, un torchon humide sur la tête, avec des dizaines de bandages sur tout le corps. Un morceau d'encens dispersait une légère odeur sucrée. Dans un coin, se trouvait Rohkeus, assis sur un tabouret, le regard concentré sur la seule fenêtre de la chambre. Une large balafre parcourait désormais son visage d'adolescent, ce qui lui donnait un aspect plutôt intimidant.

Ainsi, lui aussi a dû se battre.

 Lunasus voulut le héler, mais il ne réussit qu'à produire un grognement inintelligible. Ce fut cependant suffisant pour faire réagir le jeune garçon. Il se leva précipitamment et appela quelqu'un hors de la chambre. Ou du moins c'est ce que supposa le guerrier, car bien que les lèvres du jeune homme bougèrent, il n'entendit rien.

 L'instant d'après, Toivo rentra dans la pièce et s'installa à côté de la paillasse. De l'émotion se lisait dans son regard brillant tandis qu'elle posait délicatement ses mains sur le visage de son frère. Elle articula quelque chose à son encontre, mais il ne réussit pas à comprendre. Elle fit signe à son ami, qui lui tendit une cruche et un bol. Voyant l'eau s'écouler dans le récipient, Lunasus se rendit compte à quel point il était assoiffé. Il se munit du breuvage tendu et but sans retenue. Il se sentit revivre à mesure que l'eau réhydratait son corps. Sa sœur lui parla de nouveau et il réussit à l'entendre.

— Lunasus, comment te sens-tu ? demanda-t-elle.

— En vie, murmura-t-il faiblement en posant le bol devant lui.

— Ça ne s'est pas joué à grand-chose, nous t'avons retrouvé devant les portes noires, inerte. En voyant la scène, j'ai cru que je vous avais tous perdu.

 Ses yeux brillèrent, des larmes commencèrent à apparaitre. Lunasus baissa le regard, se remémorant les évènements.

— Mon frère, que s'est-il passé ?

 À son rythme, Lunasus raconta les combats qui eurent lieu devant les portes noires, prenant des pauses régulièrement pour s'hydrater. Il relata tout, sans chercher à omettre le moindre détail : les deux batailles en parallèle, l'avantage pris par les démons, la mort de Kirves et Urhaus. Puis il expliqua son déclic, l'apparition de ses ailes sombres alors que la corruption le dominait. Sa victoire. Les derniers mots de leur mère.

 La jeune femme pleurait maintenant à chaudes larmes, ne résistant pas à la peine qui étranglait son cœur. Il termina son récit avec la fermeture des portes, ainsi que la disparition de ses ailes. Un certain malaise saisit Lunasus à l'évocation de cet évènement. La corruption en son corps était-elle la raison de leur disparition ? Il n'aurait su le dire.

 Toivo et Rohkeus prirent ensuite la parole, lui permettant ainsi de se reposer. Il découvrit donc qu'un démon dont personne ne connaissait l'existence les avait attaqués. Un combat féroce avait alors eu lieu, ils y avaient récolté de nombreuses blessures - dont la cicatrice au visage de Rohkeus - mais avaient réussi à le terrasser. Toivo, elle aussi, avait renoué avec le sang de leurs ancêtres et des ailes lui avaient poussé.

 Le guerrier allait demander plus de précisions, lorsqu’il les vit s’épanouirent dans le dos de sa sœur. Deux paires d’ailes blanches, aussi majestueuses que celles de leur mère. Sa sœur était maintenant capable de maitriser la corruption et pouvait faire apparaitre ses ailes quand elle le voulait. L’émotion resserra sa poigne sur la gorge du guerrier, les derniers mots de sa mère se répercutant dans son esprit. Elle était en effet l’espoir, il devait la protéger.

 Rohkeus acheva leur récit en rapportant qu'ils s'étaient rendus aux portes noires pour essayer d'apporter leur soutien, mais trop tard hélas. En comptant Lunasus, seuls trois guerriers avaient survécu. La victoire avait été obtenue au prix de pertes colossales.

— J'ai... j'ai fait un rêve après les combats, dit Lunasus, la voix hésitante, son regard plongé dans celui de sa sœur. J'y ai vu Kaatuneet, notre père. Je ne saurais pas affirmer que ce n'était pas un tour joué par mon esprit, mais je crois que c'était bien lui. Même si ce fut court, nous avons pu échanger quelques mots.

— Que vous êtes-vous dit ? s'enquit Toivo.

— Il a confirmé que nous avions bien gagné notre liberté, il nous félicitait de cet exploit. Mais il savait comme moi que tout n'est pas fini, que cette fausse liberté ne suffirait pas à nous donner un avenir. Alors quand je lui ai fait comprendre que je n'abandonnerais pas le clan, il a confirmé ce que je pensais.

 Les deux jeunes kivis échangèrent un regard plein de sous-entendus, absent d'une quelconque surprise.

— Si nous voulons être libérés de cette malédiction, Kirous doit être vaincu, murmura Toivo en se levant.

— Et nous ne connaîtrons pas réellement la paix tant qu'il sera en vie, termina Rohkeus.

 Lunasus hocha tristement de la tête. Toivo poussa un léger soupir.

— Repose-toi Lunasus, suggéra-t-elle, nous en reparlerons demain quand tu iras mieux. Tu as besoin de repos pour le moment.

 Sur ces mots, elle quitta la pièce avec Rohkeus sur ses talons. Lunasus, à bout de forces, s'effondra de fatigue.

 Après avoir fermé la porte de la chambre, Toivo intima à Rohkeus de la rejoindre sur le toit d'un signe de la main.

— Comme nous nous en doutions, commença ce dernier, il ne compte pas s'arrêter là. Il veut la tête de Kirous.

— En effet, il ne s'arrêtera pas de combattre tant que le clan ne sera pas libéré de la corruption. Il n'en démordra jamais, il est trop têtu pour ça.

— Que fait-on alors ?

— Nous ne lui laissons pas le choix. Lorsqu'il aura complètement récupéré et que le village se sera remis de ses blessures, nous partirons tous les trois à la recherche de ce monstre. Il refusera évidemment, prétextant que c'est trop dangereux pour nous, mais peu importe. Désormais, nous ne serons plus les proies, mais les chasseurs.

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