1.2 * JAMES * PORTRAIT D'UN GASTÉROPODE EN SOIRÉE
CHAPITRE 1.2
PORTRAIT D'UN GASTÉROPODE EN SOIRÉE
* *
*
J.L.C
29.10.22
22 : 10
♪♫ THE HILLS — THE WEEKND ♪♫
Quelques minutes plus tard, sous prétexte de se perdre sur la piste de danse, mes baby-sitters m’annoncent qu’ils m’abandonnent. Mouais… Selon leur trajectoire, on verra s’ils comptent vraiment bouger au rythme de la musique ou bien prolonger leur séance de bécotage dans un coin plus privé. Il est de notoriété publique — enfin, était, jadis… non, je blague, ça l’est toujours ! — que ma frangine n’a pas froid aux yeux. À sa place, avec, moi aussi, une chérie sous la main pour jouer les chorés clandestines, je saurais où investir mon énergie. Mais faut croire que certains naissent sous une meilleure étoile...
Isla, sur ses pieds, me considère avec malice et chaleur.
— C’mon then, dinnae just sit there, have a wee bit o’ craic![1]
— …
— Rhooo… Arrête de t’apitoyer sur ton sort, Jamie ! Même une limace aurait plus d’ambition que toi.
Une limace ? Putain…
— Bravo, Yelly. T’as passé combien de temps à trouver cette perle ?
— Oh, à peine cinq secondes… assez pour admirer ton style de « gastéropode sur batterie faible ». Sérieux, t’as pas idée du numéro que tu nous fais là : on dirait un zombie dépressif.
Génial, j’adopte le nom de code « Slimy[2] Lanky[3] Jamie » pour la soirée.
Bref, inutile de gaspiller ma salive sur une gaminerie pareille. Je choisis plutôt d’adresser un superbe doigt d’honneur à ma jumelle en me recalant au fond de mon siège, auquel elle réagit par un éclat de rire cristallin, suivi d’un tirage de langue parfaitement synchro avec le mien. Longue vie à la maturité !
Antoine, flegmatique, lui emboîte le pas, non sans me lancer un dernier regard entendu.
— Ouais, mec, t’inquiète : je vais rester saaaaagement ici.
Les deux amoureux descendent vers la piste principale, main dans la main. Isla, fidèle à elle-même, ouvre la marche d’une allure fluide et assurée, et ce, force est de constater, malgré les quarante-douze centimètres de talons sur lesquels elle est perchée. Non, non, j’exagère pas. Question de fixette. Ou de besoin compulsif. Moi, j’ai bouffé ma soupe, poussé comme un champignon. Elle, pas. Résultat : Madame Rase-motte souffre désormais d’un léger complexe de hauteur et semble déterminée à vouloir rivaliser avec mes presque 1,90 m… Alors qu’en réalité, elle plafonne quinze centimètres plus bas ! Nananère.
Tandis que je me retrouve seul — fantôme parmi les vivants — je médite sur ce couple parfait. Bien sûr, je ne serais pas objectif pour décrire ma jumelle. Une main de fer dans un gant de velours. Autrement dit : douce en apparence, intraitable en profondeur. Charme et poigne réunis. Impossible de lui résister, ni de la contredire. Antoine connaît la musique — et croise les doigts à chaque refrain.
Son physique ne fait rien pour démentir la réputation. Beauté éthérée… intemporelle… minérale. Ouais, minérale. Comme de la roche : brute, fière, ancrée, solide. Comme une pierre précieuse également : noble, inaltérable, traversée de lumière. À l’image de ses iris topaze, bien plus limpides que les miens. Cadeau du paternel. Des regards vifs, copies conformes à la naissance. Désormais, le sien apaise — ciel d’été qui attire et retient — quand mes yeux grondent l’orage. Soleil contre tempête. Même sang, deux climats. Là où moi, volcan en furie prêt à déborder à la moindre contrariété, je m’embrase, elle, falaise immobile face aux vagues, elle contient. Pourtant, tapi sous l’ombre de sa maîtrise, le brasier guette, suspendue à la première étincelle. D’ailleurs, il affleure dans la flambée incandescente de ses boucles auburn, teinte iconique transmise par nos gènes celtiques, héritage de notre sang maternel irlandais. Teine fuar fo rùsg — feu de glace sous l’écorce. La devise des Cameron de Lochranach. Un rappel infaillible : une flamme brûle sans cesse sous notre surface froide.
En vérité, Isla n’a rien de froide. Moi, je me barricade. Je calcule mes gestes, dose mes silences, tiens le monde à distance. Elle, elle ouvre les portes de sa galerie et bam : le sourire frappe, naturel, immédiat. Si j’ouvre quelque chose, c’est plutôt une boîte de Pandore... Sa boutique ? Instantanément habitée, toujours chaleureuse. Les gamins qui suivent ses cours de dessin s’éveillent, les adultes aussi. Elle cuisine, elle rit, elle parle fort, elle touche à tout. Happés par son dynamisme et sa joie de vivre, les gens gravitent autour d’elle et partout où elle passe, l’air s’allège, l’existence reprend des couleurs. Pas avec moi. Non, non. Je trimballe les ténèbres. On devrait me louer pour les enterrements tant je colle nickel à l’ambiance. Sans doute aurais-je dû me plaindre au SAV de Saint-Pierre, mais paraît que le bureau des réclamations a tiré sa révérence après le Brexit. Tant pis. Pas de guichet, pas de recours.
De toute façon, le problème date bien d’avant : cadeau des fées. Eh ouais ! Quand les gredines se sont penchées sur notre berceau jumelé : bingo ! Tout le stock bonheur-soleil-magie pour Yelly, le pack catastrophes-éclairs-éruptions pour Jelly… J’imagine la scène : « Regardez-moi ce beau bébé bien charpenté ! » ; « Du solide, du coriace, du prêt-à-tout-encaisser ! » ; « Hop là, va pour la collection de merdouilles direct dans le buffet ! » Soi-disant, j’avais l’air taillé pour, gnagnagna… Bref.
Faut leur reconnaître du courage à ma famille, surtout ma frangine. Le caillou dans sa chaussure ? Bibi. Le casse-cou qui fonce tête baissée sans mesurer les conséquences de ses actes ? Bibi aussi. Le casos qui se croit invincible et flirte trop souvent avec ses démons à la con ? Toujours bibi.
Droite, fiable, capable de se farcir tout ce que je balance sans réfléchir — et putain, niveau débordements, insultes, horreurs gratuites, j'ai envoyé la sauce dernièrement — Isla avance sans trembler. Et pour avancer, elle va avancer ! Le grand saut ! Le mariage. À la faveur de l’été, Isla Brigit Cameron deviendra officiellement Madame Antoine de la Clastre. Et même si ce tableau me ramène à ma propre réalité de gros connard sans attache, je suis content pour eux. Non, vraiment. Certains plongent dans la mer, d’autres dans le vide. Question de foi. Et moi, je fais encore des bombes dans ma piscine de célibat... Pas grave... Le mot « mariage » me file des crampes aux poignets donc...
The groom then[4] : Antoine. Plus que le mec de ma sœur, un frère. Gendre idéal, approuvé et adopté par tout le clan, ce petit veinard a conquis le cœur de mon exigeante frangine, va savoir comment. Le charme à la française, je suppose. L’indéniable, c’est qu’il est totalement mordu d’elle et elle de lui depuis plus de cinq ans. Et, au-delà de ce rôle de beau-frère irréprochable, il a gagné, au fil des années, le statut d’associé, de confident, de véritable pote.
Côté pro comme perso, tu peux compter sur lui. Le gars est bétonné, carré, compréhensif, toujours prêt à donner un coup de main… ou un coup de pied si nécessaire. Et sacré BG en plus ! Si j’avais été du genre à préférer les gratins à l’aubergine aux tartes à l’abricot, la bague au doigt, je la lui aurais passée moi-même. Mais, bien droit dans mes pompes d’hétéro, je ne franchirai plus jamais une porte d’église à part pour un job bien précis : témoin d’un des mariés, père d’un des mariés, ou fin tragique. Entre nous, cette dernière hypothèse tient le haut du pavé… Cercueil en vue, James inside.
Trop d’idées noires ? Moi ? Jamais… Lucide. Je suis juste lucide. Et en avance sur le scénario catastrophe potentiel. Quoi ? Merci de ne pas juger. Je folâtre avec l’apocalypse mentale depuis que j’ai foutu les pieds dans cette boîte.
Yelly et Nono, comme on l'appelle, dansent, et d’autres couples autour aussi. Tous à l’aise, collés-serrés en engrenages parfaits et… mon cœur asséché se rétracte façon vieille éponge rabougrie, pendue à l’ombre d’une relation que j’ai moi-même flanquée à la benne. J’ai beau ratisser large dans mes regrets, ça reste le hit parade de mes conneries cette histoire !
Qu’est-ce que j’aimerais rembobiner le film, tout recommencer, ne jamais avoir mis les voiles vers l’Écosse... Retrouver notre complicité, nos éclats de rire qui cognaient à l’unisson, nos heures passées à refaire le monde au fil des étoiles… La récupérer elle, pas juste la chaleur d’une peau contre la mienne. Ça, c’est un plaisir facile à dénicher, quoique, temporaire. Style chips à l’apéro : croquant au début, puis décevant dès que tu te rends compte que ce type d’amuse-gueule sert uniquement à t’ouvrir l’appétit sur un truc plus substantiel. Perso, après le désastre Amy, je suis devenu du genre à garder la bouche pleine sans chercher à m’attarder sur le plat principal. Du moins, jusqu’à… elle.
Aujourd’hui, mon âme n’a plus qu’une obsession : mordre à nouveau dans ce qu’on a effleuré l’été dernier. Cette intimité subtile, ce frisson brûlant… Sauf que, pour l’heure, même si l’idée me frôle d’envie, elle semble aussi inatteignable qu’un ticket pour Mars ! Et soudain, la soirée prend une tournure d’iceberg émotionnel…
Elle. Vi. Elle erre dans les recoins de mon esprit en fantôme, hors de portée. Aucune fête, aucun son ne colmate le gouffre qu’elle a creusé en moi. Reste seulement l’écho froid de ma propre solitude. Alors, je remplis son vide avec les futilités de l’instant. Faut que je débranche, stoppe les cogitations, noie le trop-plein.
Une fois n’est pas coutume, coup de feu liquide dans le gosier et je repars à l’assaut visuel de la salle. Corps ondulants, néons fébriles, ombres chamarrées… tout m’apparaît flou.
Plongé dans mon isolement social actif, mes tympans se font subitement alpaguer par un grondement de voix masculines, mi-hooligans, mi-Spartiates dans 300. Un cri de ralliement gorgé d'énergie brute, l'antithèse exacte de mon calme suicidaire du moment. Dos redressé, pupilles aux aguets, nuque en rotation façon tour de contrôle : le bruit me guide. Et là, spot débusqué : dans un renfoncement à droite, derrière une verrière, sur un palier surélevé, une meute de types baraqués éructe devant un match projeté sur grand écran. Des pintes levées au plafond, des clameurs à faire trembler les gradins. Ambiance testostérone et bière tiède.
Au cœur de l'Occitanie, terre de rugby, ça sent le Top 14 à plein nez — l’équivalent de notre Pro14. Le Stade Toulousain y règne comme les Leinster sur... l'URC qu'ils appellent ça maintenant. De ce côté de la Manche, les rouge et noir — équipe la plus titrée et haut la main — sont déter à ramener le bouclier de Brennus au Capitole, une fois de plus. Supporter des Warriors, je rêverais de voir mon club en liesse soulever le trophée. Faut pas se mentir, j'ai bien plus de chance d'assister à une victoire gauloise dans ma nouvelle ville d'adoption !
J’ai déjà assuré mes places pour le Mondial 2023 d'ailleurs, direction Marseille, Nice et Paris pour suivre mes compatriotes « rugbymans », comme disent les Français. Je ricane dans mon coin. Quels génies ! Le mot lui-même n’existe pas en anglais, une petite spécificité bien d’ici.
Dommage qu’aucun match de l’Écosse ne se joue à Toulouse. Bon, je miserai davantage sur les exploits des Bleus à domicile, grands vainqueurs du Tournoi des Six Nations cette année — surtout mené par l'enfant du pays, Antoine Dupont — ou bien sur les Springboks ou les Irlandais, plutôt que sur les Scots.
En attendant, je pourrais toujours aller tâter de l'ovale en accompagnant mon beau-frère à ses entraînements. Putain, qu'est-ce que je m'y marre ! Parce que, le couillon, il s'éclate au rugby à XIII ! Oui, oui, XIII. Pas XV. J'avoue, pas la même galère de corps, pas la même stratégie, mais j'aime bien. Plus rapide, plus ouvert, plus fluide et instinctif. Pas de rucks, pas de mauls, ça carbure, ça explose de vitesse, de passes en l'air, de plaquages. Du mouvement, quoi. De l'adrénaline. N’empêche, sacré sport : une compét pour savoir qui peut manger le plus de terre ! Ouais, on teste la résistance de la peau et de l’ego, tout à la fois. J’adore !
Tiens, je devrais m'applaudir. Non pour mes skills au XIII, loin de là, mais parce que, pour une fois, mes pensées n’ont pas fait demi-tour direction, elle. Pas encore. Ha. Trop tard… Voilà que je glisse quand même. Médaille d'or du contrôle mental... pour 0,24 seconde. Merde… Damn it ! Elle est partout, bordel ! Love on the brain à la radio : elle ! Un Magnum — la glace, pas la bouteille : elle ! La seule fichue plante verte de mon appart : elle ! La tache de ketchup sur mon T-shirt blanc : elle ! Et hors de question que je la détache ! Le sticker surf collé au dos de mon phone : elle ! Évidemment, je le détacherai pas non plus !
OK. Du calme. Laisse l’air descendre jusqu’au ventre. Lâche tout en soufflant sec. Une seconde. Encore. Récupère. Bois un coup. Vide ton verre. Ah. Il est déjà vide... De l'eau ? Might as well[5] mourir assoiffé. Bloody Hell. Plus qu'une solution : le bar.
[1] Allez, reste pas assis-là, viens t'amuser un peu !
[2] Visqueux
[3] Dégingandé
[4] Le futur marié donc
[5] Equivalent de plutôt

Annotations