1.3 * JAMES * MÉMOIRE D'ENCRE

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CHAPITRE 1.3

MÉMOIRE D'ENCRE

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J.L.C

29.10.22

22 : 15

♪♫ LOVE ON THE BRAIN — RIHANNA ♪♫

Légèrement en contrebas, je repère le centre névralgique de tout ce grand cirque. Là, installé au comptoir, un mélange hétéroclite de gens tape la discut, se bidonne, se balance des « hé toi ! ». Des high-five claquent, des cocktails virevoltent, tout le monde se fait happer par l’énergie de la soirée. Si l’enthousiasme était une drogue, ce bar serait une plantation. Aïe. Freinage d’urgence. Rétropédalage abrupt. Terrain très-trop escarpé, par là...

Focus ! La musique, les gloussements, les coupes au bord des lèvres… et, sur la droite, deux silhouettes attablées ensemble collées à leurs téléphones respectifs, les traits noyés dans la lueur bleutée des écrans, totalement isolés de la scène alentour et surtout, l'un de l'autre. Date ? Couple ? Potes ? J'en sais rien. Ils pourraient aussi bien être deux Arquillians[1] camouflés en humain, qu'on y verrait que du feu. Bref. C’est fascinant, cette propension à vouloir s'échapper dans le virtuel, hein ? Le contact ? Les sensations tangibles ? Tout s’évapore dès qu’on fixe ce petit rectangle lumineux. Bye-bye le concret, bienvenue au royaume du pixelisé.

Ach ! La femme lève les yeux de son miroir digital. Un peu d’animation : cool ! Elle attrape son cocktail jaune citron, tend son portable à son complice. Deux-trois mots, hochement de tête. Oh non... Tuez-moi... Mission selfie. Pose calibrée, paille à la bouche — le nec plus ultra du paraître. Ils auraient pas pu figurer sur la même photo, non ? Tssss. La grande messe de l'ego : chacun dans son cadrage, sa bulle de show, son autopromo. Amen, que les likes soient avec vous.

Ça me sidère... Sérieusement. Bonjour l'époque où plus rien ne se savoure, tout se capture. Un joli paysage ? Panoramique direct, histoire de prouver qu’on y était. « Il était beau le feu d'artifice hier soir ? » « Euh... oui, oui, regarde, j'ai fait une vidéo ! » Ressenti en différé, quoi. Un coucher de soleil en amoureux ? Mitraillé, digéré plus tard, entre deux scrolls. Les verres de mojito ont droit à leur séance photo avant de se faire descendre, maintenant ! Pareil pour la bouffe, shootée et filtrée et seulement alors, dégusté. Ou pas. Tout se fige dans la mémoire du téléphone, pas dans celle du cœur. On est pas sortis du sable...

Perso, je préfère de loin profiter du moment présent — je veux dire, surtout de ce verre de whisky qui attend d’être rempli ! Bon, je vais quand même tempérer un minimum ma soif de fuir dans l’alcool, hein. Pffff. Arrête ton char, James ! T'es pas mieux loti avec ton fond d’oubli qu’eux avec leur doudou numérique ! Touché. La technologie ne file pas la gueule de bois, qui plus est.

Paf ! Une éclatante anomalie surgit dans mon champ de vision : explosion de bleu électrique dans les cheveux, tatous vibrants qui rampent du buste au cou, fringues audacieuses qui crient leur rébellion jusqu'aux lacets. Wahou... Sacré look, Madame ! Elle slalome entre les clients pour rejoindre le comptoir, entraînant dans son sillage un jeune homme au crâne rasé, allure élancé, style urbain branchouille, feux d'artifice de lignes et couleurs sur chaque bras. Le spectacle de leurs encrages bariolés me chatouille les neurones — impossible de ne pas comparer, de ne pas rêver les dessins que j’aimerais inscrire sur ma propre peau.

J’en ai déjà plusieurs. La plupart sobres, discrets, hyper symboliques, sont disséminés un peu partout : poignet, côtes, sous la clavicule, derrière l'oreille, mollet, mains et, dernièrement, en bas de ma V-line. En revanche, mon biceps gauche, véritable terrain d'expression, quasi entièrement recouvert du pli du coude à l’épaule, écrase le reste par son volume et son enchevêtrement. Entrelacs de motifs tribaux, modernes, graphiques, réseaux géométriques et formes circulaires structurés, esthétique minimaliste, quelques détails figuratifs, ombres, raccords, contrastes. Une douzaine de séances étalées sur dix ans, huit mille jurons, cinq litres de désinfectant… J'ai douillé des heures durant, mais ça en valait grave la peine. Enfin, c’est ce que je me répète pour justifier la note du tatoueur.

L’idée : étendre le design, le faire déborder vers mon torse, se fondre sur mon avant-bras. Deux pages blanches. Deux champs de possibles. Un de ces jours, lorsque le dessin ne pourra plus être contenu, ce tatouage se décidera pour moi. Et je me demande... Est-ce que, comme le couple au bar, ou moi-même, tous ceux qui s’adonnent à cette envie de marquer leur corps ne cherchent pas, au fond, une manière de fixer dans le tangible un besoin plus profond ? Une quête silencieuse d’identité ? Une impulsion de changement ? Un hommage au fugitif éclat d’un instant vécu ? Une tentative de retenir à tout prix le passé avant qu’il ne s’évanouisse dans les trous noirs de la mémoire ? Des mots, des dates, des symboles… autant de balises muettes dispersées sur la peau. Rien d’innocent en vérité. Victoire, défaite, serment, rêve avorté ou en chantier. Peut-être qu’on tatoue ce qu’on devine condamné à disparaître, faute d'avoir le courage de lâcher-prise ? Ou bien, ce qu’on espère transmuter en quelque chose capable de résister, malgré l'évidence de l'effondrement.

Torché ou défoncé, je sais très bien pourquoi j'ai gravé son initiale sur moi... Pas un caprice. Pas un délire d’un soir. Une pulsion, aye, mais consciente. Le besoin de la garder avec moi, quoi qu’il arrive. Une preuve qu’elle a existé, qu’elle a traversé ma vie, mon sang, ma foutue tête. Une possession à l'envers. Ou comment justifier un acte irréfléchi avec des mots compliqués.

Celle dont je ne veux pas prononcer le nom même en pensée — et lol, même initiale que Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom tout court — arbore elle-aussi plusieurs pièces sur son corps, toutes en finesse, dont une branche de coquelicots stylisés qui court sous l’os de son bassin. Grave sexy ! Et je me revois parcourir avec ma– Putain, sérieux ?! Mon cerveau me catapulte des flashs érotiques en pleine pomme ! Bordel de merde, arrête de fantasmer comme un ado en chaleur !

Isla et Antoine finissent par revenir, essoufflés, transpirants, avec leurs airs d’amoureux transis. Yelly, comme d’hab, me lance une pique moqueuse en s’asseyant, pendant qu’Antoine tente de tempérer la plaisanterie douteuse de sa chérie à propos d'une sombre histoire de mine patentée de mec désabusé.

Aye, on dirait un vieux loup solitaire en dépression, et alors ? grommellè-je. J’ai toujours des crocs, je te signale.

La légende du prédateur… sponsorisée par la fatigue émotionnelle.

Elle éclate de rire, puis s'empare de son jus détox, trop heureuse d’avoir réussi son coup : me faire dégoupiller une remarque.

— Vaut mieux ça qu’être amorphe, me signifie-t-elle.

— Si tu le dis...

Réponse mollassonne par excellence...

Mon regard capte le sien filant droit sur ma main. Ah qui que quoi, Madame ? Tu vérif si ton frérot s'est pas murgé en ton absence ? Il est vrai que j’ai la renommée du type capable de s'enquiller un fût en douce.

Je secoue le verre en grimaçant : « Tadam ! » Non. Plus une goutte. Me suis pas rafraîchi. Pas encore. Là, j’ai soif. Très, très soif… De whisky, naturellement. Pas de flotte. Mais... pas d’excès ce soir. De base, je suis pas venu noyer mon chagrin dans la boisson. Finalement... je vais le faire quand même. Promesse signée, promesse zappée, c’est bien connu.

Je claque un œil sur la table — carafe à sec. Si je ne veux pas me faire écharper par ma frangine, faut que je parte au ravitaillement. D’eau. Oublie pas l'eau.

Dilemme : lever ma carcasse ou héler un serveur ? Va pour un dégourdissement de jambes. Let's go !

Une odeur subtile d’agrumes s’immisce dans l’air tandis que je descends la dizaine de marches qui me séparent du bar. Chic, sobre, moderne, la déco en impose : habillage en bois sombre sculpté, lignes épurées, comptoir en cuivre lustré qui brille comme s’il venait de passer au polissage olympique sous le doigté clinique d'un Mr. Clean[2]. Derrière, les bouteilles, rangées façon défilé de mode liquide, couleurs assorties, halo doré, étiquettes en évidence et tout et tout, forment un mur arc-en-ciel. Direct goût d'admiration dans la bouche. Du léché. Du millimétré. Assez pour faire taire le cynique en moi. M'enfin, relatif, le silence, parce que ça va pas durer...

Sérieux. Pas une trace de doigt ! Pas une fausse note ! Tout est impec. Trop impec. Je me retiens de checker s'y a pas de poussière sur le dessus des luminaires en verre soufflé. Après, je suis Scot pas Sassenach[3], j'ai pas de plumeau dans le cul au cas où. Bref. Pas la peine. J'en mettrais ma main à couper : ici, tout est sous contrôle. Y en a une qui kifferait de ouf.

L’atmosphère épouse le lieu : orchestrée, conçue dans les moindres détails, ni trop clinquant, ni trop surjoué. Partout des designs élégants, des matériaux de qualité, une sensation de décontraction et de convivialité imprévues, loin de la froideur industrielle underground à la Glasgow style. Pas de baroque gros délire visuel et glamour à la monégasque non plus, où le luxe débridé se conjugue en célébrations excessives. Ni de mégastructure mainstream « trop de tout tue le tout », made in Ibiza. Je passe pour le critique snob du coin ? Probable.

Ici, bon, on est pas sur du 100% clubbing, faut dire. Sur les tables basses, des tapas qui me font presque de l'œil... Derrière, la diffusion du fameux match Toulouse vs Bayonne. Bien que la musique me flingue les tympans, elle m'empêche pas de papoter au besoin. Du... chill inclusif, voilà, et ça me plait vachement. Côté vibe et côté déco. Pas que le bar, hein. Fidèle à sa ville, le Oh My Rose a gardé tout le cachet de l’hôtel particulier qu’il occupe — briques foraines, plafonds moulurés, fenêtres à meneaux, escalier de parade, ferronneries. Niveau esthétisme, haut vol !

Devant le comptoir principal, après avoir fait des mains et des pieds pour y arriver, j'ai le périmètre entier dans mon viseur, bien plus que depuis mon ancien perchoir. Mes yeux balaient les deux étages supérieurs : mezzanines ouvertes, rambardes en verre. Les salons VIP, forcément. Pas besoin de panneau lumineux pour deviner où se cachent potentiellement les « vraies fêtes » : celles où l’abus et les substances circulent en open bar comme dans bien des établissements de ce genre. Va falloir que je trempe le nez là‑dedans, sans mauvais jeu de mots, juste pour m’assurer que tout est… clean.

Pour l'heure, j’attends, patiemment, qu’un membre du personnel se libère pour prendre ma commande. Derrière le comptoir, un duo envoie du lourd : la barmaid, brune, cheveux courts, t-shirt noir sur tablier beige, enchaîne les mélanges avec une dextérité quasi inhumaine. Redoutable, vraiment. Gestes fluides, chorégraphiés, du pur show : respect l'artiste ! Son collègue ? Och. On est sur un autre style. Disons, qu’il a pas besoin de beaucoup shaker pour rameuter les clientes. À mon avis, ce gars-là mise plus sur son sourire ravageur que son talent de jonglage. N'empêche, plus que crédible : il gère aussi et ça se sent.

La nana se lance dans une démo de mixologie. Puisque j’ai rien sur le feu, je me laisse engloutir par le spectacle. Encore une preuve que je suis trop facile à distraire… Stars de la perfo : deux cocktails qui pétillent de rose et de lumière. J'ai vu passer de la vodka, un sirop rubis, du tonic et un jus couleur orange. Elle peaufine la déco : rondelle citronnée, tige de romarin. Ok. Classe. Même les boissons respirent le raffinement ici. Intéressant. Produit d’une démarche réfléchie ou simple manie du détail ? Je le saurai probablement si je décide de rencontrer le patron. À suivre.

En tout cas, les deux jeunes femmes qui vont profiter des deux préparations semblent ravies. L’une d’elles trempe ses lèvres dans son verre, puis pirouette dans ma direction. Nos regards se croisent. Elle me lance un sourire. Euh... Euh... Pas de panique, James, juste un sourire. Tu peux sourire. Rien de mal à sourire. Je lui réponds en miroir.

Cheveux d’ébène, frange légère, peau hâlée, crop top jaune, jupe courte métallisée. Séduisante, assurée et visiblement... intéressée. Bordel ! Pressentant qu’elle pourrait engager la conversation, je feinte aussitôt. Nope. Tu me piégeras pas dans tes filets, désolé... Ça aurait pu, mais ça n’ira pas. Et demain encore moins. Et, si ça ne tenait qu’à moi, plus jamais. Voilà. Repli stratégique. Simulation de curiosité. Dos tourné. Comment ça, le type qui fait semblant de lire des étiquettes, c'est pas super crédible ? Si, si, tactique éprouvée. Retour en safe zone, vite ! C’était sans compter sur la force de détermination de la demoiselle.... À peine ai-je eu le temps de me détourner qu'elle me tapote l’omoplate. J’ai foutrement envie de faire comme si j’avais rien capté, mais sa paume coulisse déjà vers le bas. Eh merde…

Distance réduite, sa voix sucrée et son accent toulousain glissent dans l’espace entre nous :

— Et si tu venais boire un coup avec nous ?

La pression de ses doigts, cette insistance invisible… Je joue la maîtrise, lisse la tension dans mes épaules, me redresse, pivote légèrement et camoufle un rictus malvenu.

— C’est… sympa de proposer, mais...

Je suspend ma réplique, histoire de donner un peu de poids à mes mots.

— ... je suis pas… trop dans le mood, ce soir. Désolé.

— Et qu’est-ce qui chagrine un mec comme toi ?

Elle… Ma trahison… Mes échecs… Mes fantômes… Un bon gros sac de nœuds, quoi…

Je lorgne ses lèvres un instant, mais me ravise aussitôt.

— C’est… compliqué.

Alleluia ! Le barman au sourire rieur s’adresse à moi ! Enfin, putain !

— Une carafe d’eau, s’il te plaît. Température ambiante. Une bouteille de Langavulin et un Spritz Saint-Germain, merci.

Et cette voix, mélodieuse, qui surgit à ma gauche...

— Ah… T’es déjà accompagné, on dirait ?

Non, mais…

— Ouais, pardon, je voulais pas.... être impoli.

Elle me glisse un « dommage », puis tourne les talons, bouille déçue. Pas moi ! OK, si, je vais pas mentir, le corps a ses besoins… Et pendant une seconde, j'ai euh... bah... pensé avec ma queue. Sauf que, non. Je maintiens le jeûne et pour un sacré bout de temps encore ! Mon cœur ? Je lui ai fourgué un congé sans soldes. Jachère volontaire, aye, le sol se repose avant la prochaine saison. Cette fois, je planterai pas n’importe quoi. Une seule graine sera semée. Quand le moment sera venu.


[1] Race extraterrestre dans l'univers Men In Black.

[2] Mr.Propre, dans sa version française.

[3] Terme écossais utilisé pour désigner les Anglais, souvent avec une nuance moqueuse ou affectueuse.

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