1.5 * JAMES * ZONE DE QUARANTAINE AFFECTIVE

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CHAPITRE 1.5

ZONE DE QUARANTAINE AFFECTIVE

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J.L.C

29.10.22

22 : 25

♪♫ COLA — ELDERBROOK ET CAMELPHAT ♪♫

Ici, au milieu de l’émulation ambiante, entre corps froissés, basses qui fracassent, lèvres effleurant la soif, je ne vois qu’elle. Son rire me revient, clair, flûté, argileux. Il résonne dans les tréfonds de mon esprit largement plus que tout ce vacarme. Son apparition m’enfonce un poing incandescent bien profond dans le sternum. À ce stade, j’aurais préféré recevoir un crochet gauche au foie, ni plus, ni moins. Incapable de se délier, mon regard, en quête de sauvetage, l’étreint sans retenue, sans vergogne.

Dans sa robe d’encre — ou peut-être d'eau — d’une coupe si précise qu’elle épouse chaque ligne de sa silhouette de sirène avec une indécente perfection, elle ondule, souveraine, portée par le tempo sauvage de la musique, insouciante au carnage qu’elle ravive dans le dédale fragile de mes nerfs. Putain de merde… Une décharge me percute l’échine, incontrôlable, primale. Mon cœur cogne à m’en fissurer les côtes. Et cette fièvre infernale qui grimpe, rampe sous ma peau, m’incendie les veines, me brouille le cortex ! Réagis ! Sois digne ! Ne reste pas pétrifié sur place comme un mollus… Vous voyez la scène dans The Mask quand Stanley aperçoit Tina au Coco Bongo, et que son cerveau décide de faire un court-circuit total — mirettes en orbite, mâchoire au sol, langue pendante, contours qui se flaquéfient — bah, moi, quoi. Abasourdi, je me transforme lentement en tas de viande congelé abandonné au soleil, façon iceberg sous les tropiques… et mes neurones suivent la même dérive.

Look at her, for God's sake ![1]

Ses pas dessinent une chorégraphie liquide. À chaque ondulation, la soie s’imbibe d’éclats, se gorge de reflets aquatiques, se plaque à sa morphologie affolante, sculpte son ventre souple, magnifie la rondeur parfaite de sa poitrine, souligne la délicatesse de ses clavicules… La pulpe de mes doigts me chatouille encore. Ses mèches blondes, balayées par le souffle du mouvement, caressent son visage angélique, puis retombent, dociles, comme si l’air lui-même pliait sous le rythme. Elle tourne. Le tissu échancré de sa robe découvre l’envolée d’encre dans son dos. Et là — déflagration : des souvenirs, brûlants, de mes doigts, glissant parmi les ombres et les reliefs de ses tatouages, me fauchent par dizaine. Je pourrais les tracer dans le noir, à l’aveugle, du bout de la langue s’il le faut, tant ma mémoire les connait par cœur. Les coquelicots. La constellation du scorpion à l’intérieur de son poignet droit. L’élégante verticalité des arabesques épurées qui creusent un ruisseau pigmenté le long de sa colonne. Tel un sortilège, posé à la base de sa nuque, le mot « saudade ». La nuée d’oiseaux qui s’élancent de ses côtes vers le galbe secret de son sein. Le reste : un chef-d'œuvre de tentation. Une provocation si féroce, si viscérale qu’elle pulvérisait ma retenue huit fois sur quatre et gravait son évidence dans mes entrailles. Son cul — ferme, délicieux, arrogant, un appel à la révolte. Ses hanches — courbes gracieuses où mes mains s’agrippaient, où l’instant se cristallisait, où passion et émotion s’intriquaient l’une dans l’autre. Son étreinte — l’endroit exact où je veux m’oublier, m’échouer, renaître. Ower an' ower. For aye. De l’envoutement pur et dur ! Jamais demandé si elle a un deuxième prénom. Je miserais tout sur : Morgane. Ou Circé. Ou Lilith !

Nom de dieu… cette fille me manque de dingue !

Une faim millénaire me déchire de l’intérieur, chaque battement sous ma cage d’os menace de me disloquer du réel. L’envie de la rejoindre me mord. La rejoindre, et l’embrasser. La rejoindre et l’engloutir. La rejoindre, et broyer sa raison sous mes lèvres. Voler le feu de son désir pour le fondre dans le mien. J’ai encore son goût sur mes papilles, miellé, inoubliable, une infusion de soleil et de tentation. Je me rappelle à quel point inimaginable mes sens s’embrasaient au contact de sa peau satinée et je n’ai plus qu’un rêve : l’aimer jusqu’à l’épuisement du monde. Sauf que…

Mes muscles refusent les directives que mon cerveau en surchauffe programme à l’arrache. Ah bah, là, clairement, je suis plus prêt du blackout synaptique que de l’éclair de génie ! Pas de logique de réaction. Pas d’Eurêka time pour me sauver de l'humiliation du crétin de base magnétisé par une bombe à fragmentation gainée de satin. Plus de ligne droite. Que des bifurcations, intersections, embranchements à l’infini, tous synonymes de catastrophes en cascade. Elle me baffe. Elle m’envoie paître. Elle me crache à la gueule. Elle m’arrose d’insultes sur dix générations. Elle me snobe magistralement. Elle me rit à la face. Elle me pleure une rivière de dégoût. Fantastique ! Crevez-moi d’avance.

Penser devient douleur. Agir ? Quelle blague ! Cligner des yeux ? Zéro changement. L’air s’épaissit. Mon souffle m’écrase. Pas le choix, je dois reprendre les commandes fissa ! Allez, respire, mec. Respire, bordel ! … Ou alors on peut juste attendre que mon satané bloc de circuits charbonnés de mes couilles se décide à rerouter le mode « humain civilisé » ? Fuck ! Fuck ! Fuck ! Rien à faire. Mon corps, en roue libre, me désavoue. Mon ego aussi, d’ailleurs. Lâchement.

Elle virevolte et mes iris affamés s’obstinent, cramponnés à cette vision qui rallume toutes mes pulsions animales d’un coup. Faut que je fasse quelque chose. N’importe quoi. Un pas. Un sautillé. Un putain de bond de kangourou ! Une diversion mentale. Vite. Je me force à déraciner mes pupilles — à contrecœur évidemment — de cette déesse aux allures de cataclysme sensoriel. Je ferme les yeux et modélise un ring dans mon crâne. Ouais. Un octogone. Moi. Mon adversaire. Connor McGregor. Je le défonce. Je lui met la misère. Une tannée. Paf : jab pour distraire et ouvrir la garde ! Bam : cross pour fléchir le torse ! Hop la : uppercut direct dans la mâchoire ! Il tombe. Allez, c’est plié. Le gong. Poings levés. Le public explose. L’arbitre hisse mon br—

— .... mie ? Jamie, tu m’entends ?

Une voix familière me chope au col et m’arrache à ma surtension psychique — limite apothéose mégalomaniaque, si on veut jouer cartes sur table. Retour fracassant à la gravité.

— Wow, t’as l’air… euh…

Ma frangine jette sa grammaire par-dessus bord. Je présume que ma tronche doit ressembler à un mix de sidération, panique et bug dans la matrice, genre cerf figé pile au moment où il capte que les phares signent sa fin. Elle m’adresse un demi-sourire contrit, main calîne sur mon biceps. Ah ouais ? Rien que ça ? Bon sang ! Je la cloue sur place d’un regard dégoulinant de reproches. Si mes yeux pouvaient causer, ils hurleraient : « Calinou-Papate au clébard rageur pour lui éviter de mordre, c’est ça ? Piquouze-moi direct, tant que t’y es ! » Non, parce que je viens de reclipser deux secondes mon attention à la loge VIP, là, et je crois que je suis bon pour la cellule capitonnée ou le quartier haute sécurité, là où on parque les névrosés du bocal ! Pourquoi on m'enfermerait ? Bah, à cause du blaireau qui s’invite dans son périmètre ! Un grand métis, félin, à l’aise. Je vais lui briser les os !

Monsieur le crevard lui offre un verre, elle le saisit d’une main, l’enlace de l’autre, boit, se fend d’un sourire… qui bascule en éclat de rire. Ses cheveux valsent derrière son épaule, sa nuque se cambre, sa gorge s’expose, parle pour elle. Manque plus que les boobs en avant, teh ! Et la paume qui traine sur le torse, voilà. J’hallucine ! Comment elle le chauffe grave en fait ! Oh, file-lui ton groupe sanguin et ton mot de passe Netflix, aussi ! Qu’il sache tout, tout de suite, bordel !

Quelqu'un me tire par la chemise. Quoi ?! Isla. Elle me tend une clope. Ah. J’avais zappé que, avant l'impact, je partais en mission nicotine. Qu’est-ce que j’en ai à branler d’aller fumer, maintenant ?! On dirait qu’on m’a ouvert le thorax à vif. Un abîme d’émotions m’aspire ! Au point où j’en suis, le besoin a muté en vertige. Ni cigarette ni bouteille : il me faut d’urgence une réanimation cardiaque, une transfusion de lucidité, une greffe d’oxygène pur, un défibrillateur d’âme !

— Tu savais ?

— Savais quoi ? feinte ma sœur, à mille lieues d’avoir l’air non-coupable.

— Victoria ?!

Je fulmine. Elle n’a aucune idée à quel point ça fait mal de prononcer son prénom.

— Quoi donc ? Que c’est son anniversaire aujourd’hui ? Och Aye, Jamie, I knew ! How 'bout ye then ?[2]

Anniver… Putain, quoi ?!

Je déglutis, médusé.

Cervelle possédée, demi-tour sec, radar braqué sur elle. Le beau gosse de la frime s’est littéralement ventousé. Cuisse calée entre ses jambes. Bras noué autour de sa taille. Front enfoui dans son cou. Il cherche quoi ? Des secrets de peau ou juste le meilleur spot pour niquer mes souvenirs ? Il s’installe, pépouze, pendant que je crache mes viscères en silence parce que, merde, je parviens pas à déterminer s’il l’embrasse, la lèche ou la dévore ! Mais je crame. Non, je calcine. Jalousie ? Alors là, pas du tout… Comment ça je pipote ? Bon, ok, je sue jalousie, je bave jalousie, je chie des bulles de jalousie. Un débile complet, torche vivante grillant au ralenti, spectacle pour personne, merci. Elle, par contre… Elle crève l’écran ! Sûr, elle y prend goût.

Espèce de… de sale gar… sale petite… conn… démone exhibitionniste ! Holy shit ! Tant mieux pour elle ! Tant pis pour mon myocarde…

Franchement, j’aurais dû rester scotché à mon whisky. Au moins lui, se contente de me brûler la gorge, pas les yeux ni le cœur. Non, en fait, j’aurais dû rester planqué chez Isla. Maintenant, je suis à découvert et il a fallu que je relève la tête. Vers Vic… vers Victoria….

Prisonnier du goudron mental de mon impuissance, je me vautre dans mon fichu fauteuil, frotte mes paupières pour effacer ce foutu mirage, sauf que c’en est pas un ! C’est, au contraire, un putain de cauchemar encodé dans ma mœlle ! Cette nana irradie de joie ! Une reine dans son royaume. Et moi ? Le pion en bout de ligne. Je rêvais de remonter sur le trône auprès d’elle, au final, je me retrouve relégué au rang du fou qui s’est vu roi — coincé, forcé de reculer, neutralisé.

Merde… La recroiser trop tôt, c’était cousu de fil noir. Depuis mon arrivée à Toulouse, je rase les murs, contourne les lieux à risque, me cantonne à la périphérie, aux angles morts de sa galaxie sociale. Ce soir, fin de partie brutale : elle vient de se parachuter dans mon orbite immédiate — ou… on vient de me parachuter dans la sienne ?

Je lance une œillade méfiante à ma jumelle. Eh ben voilà ! Pris en flag de haut jugement ! Antoine et Isla échangent ce regard, celui de témoins involontaires d’un carambolage. Devinez qui conduisait sans freins ? Me. Mes défenses s’écroulent sous leur séance de scan en scred et explosent en confettis de résignation nerveuse. Un interminable soupir m'echappe, genre vidange de tout l'air dispo dans mes poumons pour qu'il reste que dalle à recycler. Et, alors, je dégaine l’arme de poing et descend cul sec le reste de mon scotch. Déjà, mon œil de lynx piste le flacon de bonheur liquide

Jamais je n’avais foutu un orteil ici auparavant. D’habitude, on fréquente le Delta, du côté de Marengo. Sauf que, comment dire… ce club figure dans la liste des zones de quarantaine temporaires. Pour m’appâter, Isla a égrené louanges et rumeurs : « Super endroit… Leur rooftop, un vrai bijou… Le proprio est l’héritier d’un magnat de l’immobilité… Côte d’Azur, Riviera… Pour les amateurs de dorures et de simagrées, je te promets le nirvana… Je plaisante, c’est carrément sympa, tu vas t’y plaire… Gnagnagna. » Bref, le genre de discours qui me laisse de marbre. Les éloges pleuvent sur cette boîte ? Cool pour le type né avec une cuillère en argent dans la bouche. Moi, je suis le rejeton non désiré d’un cœur en bouillie. Puis — pas bête pour un rond, la frangine — elle a sorti l’atout maître : le business. Donc, j’ai craqué. Bien joué, sis. Mission réussie : j’ai quitté ma tanière. À part que, face au délire sous mes yeux là, et ma charmante « ex » en mode four à convection émotionnelle branché sur son nouveau modèle de petit ami crâneur, ce temple de la nuit, aussi « super stylé » soit-il, risque de basculer très vite en… zone de quarantaine bis, en raison d’un taux de radiation affective bien trop élevé.

Je comprends pas comment Isla a eu vent de la présence de Victoria, ici, ce soir. Connaissant ma jumelle, zéro coïncidence. Plutôt un scénario ficelé avec nœud coulant rose. Je l’entends presque me dire : « Allez, frérot, magne-toi, elle va pas t’attendre dix ans ». Vu le spectacle auquel j’assiste, je crois bien que mon come-back est définitivement rayé du carnet, même des notes de bas de page. Pas de rattrapage pour moi, plus rien à assumer, si ce n’est ce constat : elle vit, je rame, elle brille, je noircis. Défaite en visuel. Tachycardie. Tout est fini.

Pour m’épargner ce… poison d’évidence et anesthésier le verdict, le mieux à faire ? Me tirer. Oh et chouraver la bouteille de gnôle au passage, histoire de m’encanailler comme il se doit, m’engorger le foie et digérer ce putain de crash émotionnel. Dans tous les cas, me barrer de ce foutu club : i-né-vi-ta-ble. Vital. Sinon, obligé de dégoupiller la grenade de rage et ça va envoyer du pâté.

La pression pulse sous mes tempes, mes veines sous perf d’adrénaline bouillonnent, mes phalanges trépignent, pareilles à des ressorts prêts à lâcher. Si j’avais un thermomètre interne, j’avoisinerais sûrement les 120 °C, tant la colère écume en moi. Mais non. Bien sûr que non. L’abruti congénital que je suis reste planté là, à mater ce qu’il a perdu, à se flageller en live.

Il est où le fameux fond de whisky, hein ? Hop, poids en avant. Hop, remplissage express du tumbler. Single malt expédié contre mon palais façon tir à bout portant. L’alcool claque, évidemment, pourtant, ne suffit pas. Normal, ça crame que l’œsophage, pas les souvenirs.

— James… commente une voix désabusé.

Sans la regarder, je grogne :

— Fous-moi la paix, Isla.

Je détaille une dernière fois la scène sur la mezzanine : leurs silhouettes en mouvement, leur danse — enfin, si on peut encore appeler ça danser. Le bâtard béni s’est aimanté à elle, ses doigts greffés à ses hanches. Victoria, imbriquée entre la rambarde transparente et un torse vorace, se frotte, se tortille, plaque ses reins contre la faim bestiale du mâle en rut dans son dos. Et ça rigole, ça frétille, ça joue la chair en fusion. Bien que fermement assis dans mon fauteuil, j’ai la sensation de tomber en arrière. Mes mains se crispent sur les accoudoirs alors que la rage grignote de plus en plus de terrain. Putain, on dirait qu’ils baisent !

Ah ! Accident. Verre levé haut, gestuelle trop large : splash, cocktail en déroute. Les éclaboussures la font glousser comme une gamine, elle trébuche à moitié, repart dans une autre rotation lascive. Elle… elle n’est pas elle. Ou bien, voir clair ne m’arrange pas…

Sérieux ? Je la reconnais pas. Victoria, sensuelle, oui — toujours. Du feu dans les veines, de la grâce dans les sourires, une fièvre sous cloche bouillante d’impatience et assoiffée de liberté. Au lit, elle oscillait entre douceur soumise et déferlante sauvage. Ses gémissements vibraient d’un chant retenu, et puis d’un coup, elle éclatait en cris volcaniques. Pur régal pour mes oreilles, mon estime, mon bonheur. Elle maîtrisait la partition à merveille : se cambrer, onduler, relâcher, m’anéantir. Innocente mais putain, ô combien puissante ! Sur la piste, pareil : bras en l’air, hanche chaloupée, tous la buvait sans qu’elle ait besoin de surjouer. Beauté fatale, mais pudique. Son pouvoir : ensorceler sans s’exhiber.

Ce soir ? Je la trouve… vulgaire. Ou bien c’est moi. Peut-être que je suis hors contexte, que mes filtres sont clivés par l’alcool, la jalousie, la frustration et mes tripes trop pleines d’aigreur. Va savoir… Je perds le nord, je le sens. Les images giflent avant même de passer par la case raison. Et dans la brume, une vieille amertume remonte dans le larynx, tenace comme un reflux gastrique. À croire que la vie n’écrit que des refrains usés jusqu’à la corde.

[1] Regardez-la, nom de Dieu !

[2] Bien sûr, Jamie, je savais, pas toi ?

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