1.4 * JAMES * ZONE DE QUARANTAINE AFFECTIVE
J.L.C
29.10.22
22 : 40
♪♫ ASCEND (MY MIND EDIT) — DEZKO ♪♫
Dans sa robe d’encre, d’une coupe si précise qu’elle épouse chaque ligne de son corps avec une indécente perfection, elle ondule, souveraine, au rythme syncopé de la musique, insouciante du carnage qu’elle ravive dans le dédale fragile de mes nerfs. Putain de merde… Une décharge me percute l’échine, incontrôlable, primale. Mon cœur cogne à m’en fissurer les côtes. Et cette fièvre infernale qui grimpe, rampe sous ma peau, m’incendie les veines, me brouille le cortex. Réagis. Sois digne. Ne reste pas pétrifié sur place comme un… Trop tard.
Littéralement abasourdi, je me transforme lentement en glaçon abandonné au soleil, façon iceberg sous les tropiques. Regardez-la, bon sang ! La matière soyeuse magnifie ses courbes affolantes, souligne son ventre souple et sculpté, la rondeur parfaite de sa poitrine, la délicatesse de ses clavicules… Mes doigts les invoquent encore. Et son cul… ferme, d’une arrogance modelée avec délice, un appel à la révolte. Mais ce sont ses hanches qui me hantent — cette courbe gracieuse où mes mains s’ancraient, où l’instant se cristallisait, où la passion et l’émotion s’abolissaient l’une dans l’autre. Son corps est un envoûtement, une provocation telle qu'elle pulvérisait ma retenue et gravait son évidence dans mes entrailles. L’endroit exact où je veux m’oublier, m’échouer, renaître. Encore. Toujours.
Ses pas dessinent une chorégraphie liquide. À chaque ondulation, l’étoffe s’imbibe d’éclats et se gorge de reflets aquatiques. Ses mèches blondes, balayées par le souffle du mouvement, caressent son visage angélique, puis retombent, comme si l’air lui-même pliait sous le tempo. Elle tourne. Le tissu échancré découvre l’envolée d’encre dans son dos. Aussitôt, un souvenir brûlant me fauche : mes doigts glissant sur les ombres et les reliefs de ses tatouages. Je pourrais les tracer dans le noir, à l’aveugle, du bout de la langue s’il le faut, tant ma mémoire les connait par cœur : une nuée d’oiseaux, libres et insaisissables, partant de ses côtes vers le galbe secret de son sein ; puis, l’élégante verticalité des arabesques épurées, minimalistes qui creusent un ruisseau pigmenté le long de sa colonne. Le mot « saudade » apposé tel un sortilège discret à la base de sa nuque.
Le manque. La morsure douce de la mélancolie. Son goût sur mes papilles, miellé, inoubliable, une infusion de soleil et de tentation. Chaque pore exsudait une essence voluptueuse à boire jusqu’à l’ivresse, plus subtile, plus capiteuse que toutes les cuvées imaginables. À l’instar d’un alcool vieilli que le temps a laissé fermenté, mes sens s’embrasaient au contact de sa peau hâlée. Merde, à l’heure qu’il est, j’ai l’impression d’être le maître distillateur de ma propre agonie…
Mon cerveau en surchauffe part en blackout synaptique. Zéro logique. Plus de ligne droite. Penser devient douleur. Agir ? Une blague. Cligner des yeux ? Impossible. J’ai pas le choix, je dois reprendre les commandes. Fissa ! Allez, respire, mec. Respire, bordel !
Elle virevolte et mes yeux s’obstinent, cramponnés à cette vision qui rallume toutes mes pulsions d’un seul coup. Faut que je fasse quelque chose. N’importe quoi. Un pas. Un souffle. Une diversion mentale. Rien à faire. Mon corps, en roue libre, me désavoue. Mon ego aussi, d’ailleurs. Lâchement.
Ici, au milieu de l’émulation ambiante, dans cette symphonie trouble de silhouettes entremêlées, de basses qui pilonnent l’air et de lèvres effleurant la soif, je ne vois qu’elle. Son rire me revient, clair, flûté, argileux. Il résonne dans les tréfonds de mon esprit bien plus que tout ce vacarme. Son apparition m’enfonce un poing incandescent dans le sternum. Incapable de se délier, mon regard, en quête de sauvetage, l’étreint sans retenue, sans vergogne. Elle est le salut dans mon océan d’absence.
Soudain, une voix familière me chope au col et m’arrache à ma surtension charnelle — limite transe d’extase, si je veux être honnête. Je me force à déraciner mes pupilles — à contrecœur évidemment — de cette déesse aux allures de cataclysme sensoriel, pour les épingler sur ma sœur. Retour fracassant à la gravité. Je présume que ma tronche doit ressembler à un mélange de sidération, de panique et de bug dans la matrice, genre cerf figé pile au moment où il capte que les phares signent sa fin.
Ma frangine m’adresse un demi-sourire contrit. Ah ouais ? Rien que ça ! Bordel ! Je la cloue sur place d’un regard dégoulinant de reproches. Si mes yeux pouvaient parler, ils hurleraient : « T’as pété un câble ou quoi ? Flingue-moi carrément, t’en que t’y es ! »
Sa main se lève doucement : elle me tend la clope. Un bâton de nicotine, tranquille, posé. Qu’est-ce que j’en ai à foutre d’aller fumer, là ?! On dirait qu’on m’a ouvert le thorax à vif. Un abîme d’émotions m’aspire ! À ce stade, ni cigarette ni bouteille : j’ai besoin d’une réanimation cardiaque, d’une transfusion de lucidité, d’une greffe d’air pur, d’un défibrillateur d’âme !
— Tu savais ?
— Savais quoi ? répond-elle, penaude.
— Victoria ?!
Je fulmine. Elle n’a aucune idée à quel point ça fait mal de prononcer son prénom.
— C’est son anniversaire apparemment, me lance-t-elle d’un ton désinvolte.
… Annivers... Putain, quoi ?!
Je reclipse mon attention à la loge. Un type s’invite dans son périmètre. Grand, métis, félin, à l’aise. Il lui offre un verre, elle le saisit d’une main, l’enlace de l’autre, boit, se fend d’un sourire… qui bascule en éclat de rire. Ses boucles valsent derrière son épaule, sa nuque se cambre, sa gorge s’expose, parle pour elle. Le rire jaillit à nouveau. File-lui ton groupe sanguin et ton mot de passe Netflix, aussi ! Qu’il sache tout, tout de suite, bordel !
Le beau-gosse se colle à elle. Cuisse calée entre ses jambes. Bras noué autour de sa taille. Front enfoui dans son cou. Il cherche quoi ? Des secrets d’âme ou juste le meilleur spot pour crever mes souvenirs ? Il s’installe pépouze pendant que je crache mes viscères en silence parce que, merde, je ne parviens pas à déterminer s’il l’embrasse, la lèche ou la dévore ! Mais je crame. Jalousie ? Non. Je suis une torche olympique en train de griller au ralenti. Elle est là. Entière. Abandonnée. À un autre. Et putain… elle a l’air d’y prendre goût. Tant mieux pour elle ! Tant pis pour mon satané myocarde.
Franchement, j’aurais dû rester scotché à mon whisky. Lui se contente de me brûler la gorge, pas les yeux, ni le cœur. Non, en fait, j’aurais dû rester planqué chez Izy. Maintenant, je suis à découvert et il a fallu que je relève la tête. Vers elle.
À nouveau vautré au fond de mon fauteuil, prisonnier du goudron mental de mon impuissance, je frotte mes paupières pour effacer ce foutu mirage, sauf que c’en est pas un : c’est un cauchemar encodé dans ma moelle.
Cette fille irradie de joie ! Si légère, si vivante. Une reine dans son royaume, et moi ? Un banal pion dégagé de son échiquier émotionnel. Je rêvais de remonter sur le trône, me voilà relégué au rang de paillasson — usé, piétiné, remisé.
Combien de printemps entre elle et moi ? C’est censé peser dans la balance ?! Mouais, je l’ai peut-être vitrifiée dans un trip romantico-pourri. Ne me reste plus que cette crevasse d’irréalité affective et le vertige de ne jamais l’avoir vraiment connue…
Merde… La recroiser trop tôt, c’était cousu de fil noir. Depuis mon arrivée à Toulouse, je rase les murs, contourne les lieux à risque, me cantonne à la périphérie, aux angles morts de sa galaxie sociale. Ce soir, fin de partie brutale : elle vient de se parachuter dans mon orbite immédiate — ou moi la sienne. Qu’importe : mes défenses s’écroulent sous son rayon et explosent en confettis de résignation nerveuse.
J’avais jamais posé un orteil ici auparavant. D’habitude, je fréquente l’Hexa, non loin du Capitole. Sauf que, euh… zone de quarantaine temporaire… « Il paraît que c’est super. Le proprio est l’héritier d’un magnat de l’immobilier. Côte d’Azur, Riviera, des trucs du genre. Les louanges pleuvent sur ce club » m’a vendu ma sœur pour m’attirer au Rubis Rose. Cool pour lui. Moi, je suis le rejeton d’un cœur en bouillie. Désormais, ce temple de la nuit risque de basculer très vite en… zone de quarantaine bis, en raison d’un taux de radiation affective bien trop élevé…
Je ne comprends pas comment Isla a eu vent de la présence de Victoria, ici, ce soir. Connaissant ma jumelle, c’est pas une coïncidence. C’est un scénario ficelé avec nœud coulant rose. Je l'entends presque me dire : « Allez, frérot, active-toi, elle va pas t’attendre dix ans ». Vu le spectacle auquel j’assiste, je crois bien que mon come-back est définitivement rayé du carnet, même des notes de bas de page. Pas de rattrapage pour moi, plus rien à assumer, si ce n’est ce constat : elle vit, je rame, elle brille, je noircis. Défaite en visuel et palpitant en tachycardie. Tout est fini.
Pour m’épargner ce… poison d’évidence et anesthésier le verdict, je ferais mieux de me tirer, m’envoyer un dernier cul sec — voire m’éclipser avec la bouteille — histoire de m’essorer le foie comme il se doit et digérer ce putain de crash émotionnel. Dans tous les cas, me barrer de ce foutu club semble non seulement inévitable, mais vital. Sinon, je vais finir par dégoupiller la grenade de rage. La pression pulse sous mes tempes, mes veines sous perf d’adrénaline bouillonnent, mes phalanges trépignent pareilles à des ressorts prêts à lâcher. Si j’avais un thermomètre interne, j'avoisinerais surement les 120 °C, tant la colère bout en moi. Mais non. Bien sûr que non. Le con que je suis reste planté là, à mater ce qu’il a perdu, à se flageller en direct.
Je dégaine l’arme de poing — ce verre que je remplis jusqu’à la gueule — et l’expédie s’écraser contre mon palais comme un tir à bout portant. Le whisky claque évidemment, pourtant ne suffit pas. Ça crame l’œsophage, pas les souvenirs.
— James… commence une voix derrière moi.
Sans me retourner, je grogne :
— Fous-moi la paix, Isla.
Je détaille une dernière fois la scène sur la mezzanine : leurs silhouettes en mouvement, leur danse — enfin, si on peut encore appeler ça danser. Le bâtard béni s’est ventousé à elle, ses doigts greffés à ses hanches. Elle, imbriquée entre la rambarde en verre et un torse vorace, se frotte, se tortille, plaque ses reins contre la faim bestiale du mâle en rut dans son dos. Et ça rigole, ça frétille, ça joue la chair en fusion. Bien que fermement assis dans mon fauteuil, j'ai le sensation de tomber en arrière. Mes mains se crispent sur les accoudoirs alors que la rage grignote de plus en plus de terrain. Putain, on dirait qu’ils baisent !
Elle lève les bras, renverse son verre en gloussant et le liquide dégouline sur ses pieds sans qu’elle bronche. Elle s’éclabousse, trébuche à moitié, repart dans une autre rotation lascive. Elle n’est pas elle. Ou bien, voir clair ne m'arrange pas...
Franchement ? Je ne la reconnais pas. Victoria a toujours été sensuelle, rayonnante même. Du feu dans les gestes, de la grâce sinueuse, une fièvre sous cloche bouillante d'impatience et assoiffée de liberté. Au lit, elle oscillait entre douceur soumise et déferlante sauvage. Ses gémissements vibraient d’un chant retenu, et puis d’un coup, elle éclatait en cris volcaniques. Son abandon ? Du pur régal pour mes oreilles, mon estime, mon bonheur. Elle maîtrisait la partition à la fois avec candeur et puissance : se cambrer, onduler, relâcher, m’anéantir. Sur la piste aussi, elle incarnait l’épure : elle se mouvait en silences et en incantations. Un bras dans les airs, une hanche chaloupée et tous buvaient son mystère sans qu’elle ait besoin de surjouer. Beauté fatale, mais pudique — elle ensorcelait sans jamais s’exhiber. Tel était son pouvoir, son charme. Ce soir ? Je la trouve… vulgaire. Peut-être que c’est moi. Peut-être que je suis hors contexte, que mes filtres sont clivés par l’alcool, la jalousie, la frustration et mes tripes trop pleines d’aigreur. Va savoir… Je perds le Nord, je le sens. Les images giflent avant même de passer par la case raison. Et dans la brume, une vieille amertume remonte dans le larynx, tenace comme un reflux gastrique. À croire que la vie n’écrit que des refrains usés jusqu’à la corde.
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