1.6 * JAMES * AUTOPSIE D'UN SALAUD
CHAPITRE 1.6
AUTOPSIE D’UN SALAUD
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J.L.C
29.10.22
22 : 35
♪♫ LUCID DREAMS — JUICE WRLD ♪♫
Sérieux… J’ai vraiment été trop con ! Quelle perspicacité de merde ! Billet composté trop tard, j’ai foncé, aveugle et ravi, droit vers la paroi en plexi de mes illusions. Quand je l’ai vue danser solo, mes yeux se sont rués avant même que la sonnette d’alarme ne soit tirée. J’ai casté, produit, monté le film de nos retrouvailles — mouais, disons plutôt imaginé mes lèvres avaler les siennes et ses courbes en édition thermonucléaire se plaquer contre mes envies déchaînées. Et puis mon scénar a fait plouf direct dans la piscine vide de mes fantasmes. Pendant que je me pelais dans les flammes glacées de ma culpabilité, elle s’est trouvé un nouveau mec pour entretenir le feu. Voilà, c'est tout. Logique.
Toi, tu penses avoir croisé l’échappée, l’anomalie, la perle rare. Celle dont la présence brouille ton compas intérieur, disloque tes fondations, écorche tes sens, dynamite l’ordinaire. Elle palpite d’une ardeur différente et d’un parfum d’absolu. Puis, arrive le soir du dégrisement, la magie se barre et ton rêve d'avenir bascule en poussière : la fille que tu kiffes se donne à d’autres paumes et t’es plus qu’un témoin désabusé ! Cette vision écœurante, tu la digères mal parce que tu la reconnais. Trop bien. Assez pour réveiller les plaies stagnantes.
L’ombre de la trahison originelle plane encore sur ma conscience. La morsure a juste switché de visage… Cupidon vient de lâcher sa clope sur l’essence de mon mirage. Fin du sort. Gueule du vrai.
Y a pas à tortiller, une fois qu’elles ont joui ailleurs, ton nom quitte leur playlist. La confiance qu’on te vole à coups de reins ne se reconstruit pas. Tant pis. Victoria ? Une variable remplaçable dans l’équation de mes relations foireuses. Elle s’est offerte à moi, puis a repris sa tournée, s’est recyclée sans sourciller, s’est coulée dans des bras de rechange comme dans un moule… Ouais, ouais, je suis en train de toutes les mettre dans le même panier, et alors ? J’ai le venin facile — c’est plus simple que saigner.
Cette fille m’a rayé de son décor : évacuation du script, archivage dans le coin des faux raccords, des coupes techniques, des erreurs de casting. Un coup de gomme et adieu lointain souvenir ! Plus de James. Plus de nous. Normal… Non. Non, tout sauf normal, oh !
Comment a-t-elle pu tourner la page si vite pendant que, moi, je perdais ma peau, mon âme, ma dignité en tentant de la décaper de sous mes ongles, de la débrancher de mes neurones, de la sectionner de mon cœur ? En pure perte.
Ce matin-là, quand j’ai pris conscience du crash de la veille et retrouvé ses corps à portée de bras, je me suis vomi. Des années durant, j’ai pratiqué le sexe sans promesse, les regards sans émoi — conséquence lamentable héritée de l’autre pétasse qui m’a bousillé le manuel du « bonheur conjugal ». Depuis, mon organe vital, pourri par la toxine de l’infidélité, s'est transformé en caillou. Je l’ai donc fossilisé dans sa geôle derrière mille verrous. Victoria débarque… et elle fait tout péter ! Malgré tout, malgré mon désir de refaire confiance, la poison reste sous mon crâne. Il colore mes rétines d’un soupçon incurable. Mater le présent en face sans y projeter les ténèbres du passé, j’y arrive plus. Et ce soir, j’ai l’impression d’assister à une rediffusion fadasse de ce frisson moisi avec ce vieux goût de chute prémâchée.
Bordel de merde ! Qui tu crois duper, au juste !? La tromperie, cette faute inexpiable ? Tu veux rire, enfoiré ? Comme si t’étais encore en position de juger, teh ! Rappelle-moi, pour quelle putain de raison t’as planté Victoria, hein ? T’as baptisé ton tour du proprio « oubli », mais c’était qu’une orgie d’aveuglement ! Chercher à purger ton déshonneur initial entre des cuisses anonymes, c’était ça ton grand plan de redressement de tort version « autoflagellation par pénétration » ? Pathétique. T’as vu combien l’odeur de honte s'incruste, même après la douche ? Le seul responsable, le seul à blâmer, c'est toi, James ! T'es la définition même du salopard. Le prototype du lâche. Le rebut sentimental. L'architecte de ta propre ruine. Tu t’es mis dans de beaux draps, au sens propre et figuré, pour tout sabordé comme un pro : tu l’as jeté de ta vie, t’as coupé les ponts, trahi, réduit à néant l'idée du « nous ». Et maintenant, tu t’assois sur ta haute morale pour la rabaisser elle, la dénigrer et la condamner ? Sauf que t’es vautré sur les gravats de ta dignité, ducon ! Rien d’ironique là-dedans, juste de la crasse reconditionnée en vertu. Bah oui ! Puisque Monsieur se targue d’abhorrer les culs-volant, comment se fait-il qu'il ait entamé sa prétendue « plus belle chose qui me soit arrivé dans la vie » par un adultère inaugural. Brillant. Applause. Le summum de l’hypocrisie ? Tu t’attends à ce qu’elle te pardonne. Tragi-comédie du siècle. La classe internationale ! Si t’étais elle, tu m’enverrais toi-même au diable. Après tout, pourquoi s’attarder sur toi ? Misérable coquille. Débris d’homme. Pauvre type éclaté, en fuite, en friche.
J’en veux pas, du retour au fond de la cuvette. Pourtant, pas le choix : va falloir que j’avale la pilule « Victoria = caput ». À défaut d’eau, j’aurai du whisky. Et si ça continue, je serais cap d’abjurer ma propre distillerie pour un nectar impie : rhum, vodka, cognac… Ou du plus radical. Recette Medellín… Réserve Heisenberg… Descente en Requiem…
D’un élan mal avisé, ma sœur se penche vers moi et pose sa paume sur mon avant-bras.
— Jamie, va lui parler. T’as encore une carte à jouer…
Putain, de quoi elle se mêle ?! Je me dégage d’un mouvement brusque. Et c’est quoi ce regard ? De l’encouragement ? De la compassion ? Elle me plante une lame sous les côtes et l’appelle tendresse !
— T’aurais pas dû Isla, je siffle entre les dents.
La rancœur frémit sous ma langue.
— Tu vois pas dans quel état je suis ? Tu veux que je me présente devant elle en loque humaine ?! Regarde-la : elle est déjà ailleurs ! Nous deux, c’est mort de chez mort !
Sans lui laisser le temps d’ouvrir son clapet, j’attrape la clope orpheline sur la table et pars en trombe vers le coin fumeurs. Qu’Isla ou Antoine me suivent, je m’en cogne !
Dehors, j’alpague le premier type sur ma route, lui extorque du feu et allume la cigarette d’une taffe rageuse. La nicotine me crame la gorge, mais je tire comme un forcené. J’ai besoin de flou, de flammes. Putain, j’ai rien pour me défoncer, rien pour l’oublier. L'oublier ? Jamais je pourrai l’oublier et pourtant… Et pourtant je dois m’y résoudre : Victoria, c’est du feu d’artifice ; moi, je suis la mèche qu’on ne rallume plus. De toute façon, je lui flinguerai le cœur. Elle ne reviendra pas. Plus jamais.
Je l’ai laissée depuis très exactement il y a 102 jours, un matin de juillet, sur son palier, encore engourdie de sommeil et de passion, emmitouflée dans son long kimono éclatant, fleurs bleues sur fond orangé, tissu léger qui dansait sur ses contours, divine, si désirable. Son corps chaud contre le mien, ses bras couronnant ma nuque, ses lèvres nichées au creux de mon cou, son souffle tiède courant sur ma peau. Elle m’enlaçait avec la tendresse et le désespoir d’un adieu qu’on refuse de prononcer à voix haute. Et moi, je pourrissais déjà à l’intérieur, rongé par la certitude que j’étais en train de commettre la connerie du siècle. Puis, une promesse à moitié chuchotée… « On reste en contact, Vi et… et on se reverra. » « Promis ? » « Juré. » « Je sens que tu vas me manquer. » « Naan ! Tu seras contente de plus m’avoir dans les pattes et plus subir mes playlists trop nulles. » « C’est vrai, fini le voleur d’oreiller dans mon lit ! Et adieu les festivals techno au réveil, le kif total ! » « Si tu y tiens vraiment, je t’envoie un son chaque jour, histoire que tu profites de mes goûts musicaux légendaires, même si je suis à 2 000 bornes de toi. » « Dans ce cas, compte sur moi pour t’inonder de selfies ridicules. » « Et tu crois que ça me gênerait ? ».
Oh si seulement elle savait à quel point ses grimaces me bouleversaient de mignonnerie… et les clichés osés ? Mode détente très physique lancé en rafales. Chaque souvenir de nous, chaque étreinte, m’a nourri pendant des mois… Surtout la dernière. On avait fait l’amour toute la nuit. Comme des bêtes. Comme des âmes perdues. Sauvage, torride, mélancolique. Tout à la fois. En un mot : beau. C’était nous. Du feu. Et de la glace.
Le pire du pire ? J’avais même pas vraiment envie de partir. La quitter ? Encore moins. Bon sang, pourquoi j’ai sauté dans cet avion pour Édimbourg ? Y avait que du vide au bout du vol. Pas de boulot, pas de plan. Juste un appart frigorifié, sans foutu chat ou une plante verte à arroser. Puis bon… comment rentrer chez soi quand on se considère plus chez soi nulle part…
Résultat des comptes de cette décision merdique de retourner en Écosse : je tente une fois de plus de ramper hors du trou, lentement, à genoux. Bien sûr, j’ai — non, on a bazardé mon matos, planqué mes bouteilles, changé mes draps. Quoi qu’il en soit, mon chemin de croix a démarré et, comme d’hab, une voix rôde dans ma tête, râpeuse, corrosive. Elle me connaît trop bien. Elle me murmure que je ne vaux rien. Que la chute est déjà enclenchée. Que c’est une question d’heures. Que Victoria ne me reprendra pas. Parfois, je lutte à bas bruit. Parfois, je tombe dans le piège et me couche. Elle gagne, me renvoie vers mes bas-fonds, me glisse le mors entre les dents et je courbe l’échine. Alors, je me méprise et m’autodétruis à petit feu sous mon propre dégoût.
Allez, j’arrête de me vautrer dans ma misère. Je me traine depuis des lustres dans cette humeur de chien et pleurniche sur ma condition au lieu de me sortir les doigts. Ça n’a jamais été une histoire pour durer de toute façon. Faut pas que je reste dans les parages : on débarrasse le plancher !
Mon regard fouille la cour intérieure. Des tables hautes, des cylindres métalliques intégrés : les cendriers. Parfait. Autour, ça s’agite, ça papote, ça gigote sur place, bras croisés, dents qui claquent, tenues taillées pour l’été mal armées contre le vent des soirs d’automne. Moi aussi, je sens le froid me grignoter les côtes sous ma chemise, mais rien d’insurmontable. En Écossais endurci, je fais corps avec le climat. Et puis, imaginer Victoria au pieu avec un autre a fini par me geler les sangs. Qu’elle aille se faire tringler ailleurs !
Soudain, une odeur d’herbe me chatouille les narines, éveille un vieux réflexe lémurien. Mon radar à emmerdes se met en alerte. Un bédot, un seul, et peut-être que je survivrais cinq minutes de plus. Pas la peine. Mon système carbure au poison fort, le doux me glisse dessus. Il me faut du coriace, une défonce en bonne et due forme. Je sais pile-poil où dénicher l’étincelle qui ébouriffera mes synapses. Après tout, si je ne fais plus partie de son tableau, autant débrancher la machine, non ? Bah non, en fait ! Si c’est pas pour elle, je trouverai bien une autre putain de raison de pas crever. Eux. Ma famille. Le vacarme du manque, je le souhaite à personne.
Marre de tourner en rond : je respire un bon coup, rattrape mes neurones capricieux qui se faisaient la malle sans autorisation — allez, mes petits, retour dans l’antre de l’autoapitoiement — et bouge… à moitié convaincu. Alors que je me dirige vers la porte de service, un profil se découpe dans mon champ de vision : le beau gosse métis. Bordel, qui porte encore des chemises en satin en 2022 ? À part, un fana des Bee Gees et de Boney M qui a cru que le dress code de la soirée était « Bal de Promo 1977 » ? Un latin lover, rose rouge entre les dents, coincé en 93 ? Le cousin Vinnie qui sort du mariage du petit Tony, rejeton du parrain de la mafia des raviolis ? Ou un vieux crooner sur une croisière pour retraités ? Sérieux, quelqu’un pour l’avertir à quel point ses fibres synthétiques sentent la naphtaline ?
Je freine mon élan et le dévisage. Il slalome entre les fumeurs, distribue ses sourires de golden boy et des accolades sponsorisées. Merde, il file droit vers moi, non ? Une brève pulsion me traverse : lui coller une baigne, juste pour le fun, pour lui foutre un peu de terre dans sa galaxie bien propre. Question d’équilibre cosmique. Bon, d’accord… Sa belle gueule ou sa démarche de roi du dancefloor ne pèse pas lourd dans la balance de mon plan de destruction personnelle à son encontre. Ce qui me barge, ce sont ses sales pattes sur elle tout à l'heure ! Largement suffisant pour que je songe très très fort à lui dévisser la mâchoire.
Le mec passe à ma hauteur — moi je me tempère, je me tempère — et s’infiltre dans l’espace d’un gars, tranquillou, nuque ployée vers son écran, clope au bec. D’un mouvement fluide, il lui empoigne les cheveux, renverse sa tête en arrière et… lui… mord le cou ? Je bug. Littéralement. Comprends pas ce que je vois et en même temps… je capte trop bien. L’intimité du geste, les corps pressés l’un contre l’autre… Le fumeur pivote dans ses bras, sourire aux lèvres et leurs bouches se bouffent. Ok. Ok, ok. Encore des doutes ? Non : seuls deux amants s’aimantent de la sorte, ce qui sous-entend que… Eh merde… J’ai fait bouillir mon sang pour du vent, c’est ça ? Fuckin' idiot !
Mes neurones détraqués ont échafaudé une intrigue complète pendant que la réalité se foutait de ma gueule en coulisse ! Dites-moi que rêve ! Toute cette haine, cette montée d’adrénaline… pour quoi ? Juste parce qu’il a « dansé » avec elle ? Rien de plus ? Et moi qui m’étais déjà projeté une baston version western urbain… Quel putain de cervelle frelatée ! Toujours prompte à extrapoler, jamais fichue de discerner. Ça enregistre, ça dramatise, mais ça pige que dalle. Zéro filtre, que des conclusions éclatées. Faut que j’arrête de laisser mon entrejambe piloter ma vie, bordel ! Ma propre absurdité me revient en pleine poire. Réduire le monde à des pulsions et à des feux de reins : 0. La nuance : 1. En fait, leur choré n’était qu’un jeu complice ? Un élan désinvolte entre potes sans arrière-pensée, sans sous-titre érotique ? Victoria danse comme elle respire. J’ai bien souvent admiré ses hanches dicter les règles. Et moi, je m’enflamme pour une broutille ? Baffez-moi ! Dans ce décor de fête où je me désintégrais en arrière-plan, la savoir si détendue, si joyeuse m’a envoyé droit dans le mur du pathétique. Crash test signé karma et nombrilisme. Le contraste m’a vrillé le bide et, le décalage, atomisé le système central.
J’ai besoin d’elle. L’évidence m’a frappé dès qu’elle a traversé ma vie, il y a plus d’un an déjà. Comment peut-on tomber raide dingue amoureux de quelqu’un en une deux pauvres semaines ? Pure folie hors de tout contrôle. Je pourrais tourner en bouche durant des heures, des jours, des années. Trop tard, le virus coule dans mes veines et le désir insatiable aussi. Victoria a envahi chaque battement de mon cœur, chaque pensée, chaque putain de souffle que je prends. Je suis trop faible pour m’en défaire. Finalement, je vais peut-être pas m’éclipser pour le moment…

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