2.1 * VICTORIA * JOYEUX ANNIVERSAIRE
CHAPITRE 2.1
JOYEUX ANNIVERSAIRE
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V.R.DE.SC
29.10.22
21 : 00
♪♫ OCEANS — CHARLOTTE CARDIN ♪♫
Je n’aime pas les anniversaires. Enfin… surtout les miens. Rien n’illustre mieux la comédie forcée de la joie que ce cérémonial absurde : des bougies à souffler sous un feu croisé de lentilles numériques, une grimace édulcorée en guise de masque de gaieté réglementaire, des bises et des embrassades, comme une chorégraphie reproduite avec l’enthousiasme feint des traditions qu’on subit plus qu’on célèbre. « Profite, ça passe vite ! » « Tu ne vieillis pas, tu te bonifies ! » « Alors, on te souhaite quoi ? Le grand amour ou un vrai boulot ? » « Champagne ou mojito pour commencer ? » Voilà, ça, ça me parle… Du tangible, du palpable, pas ces conseils de vie prêt-à-porter qui sonnent creux et me tombent dessus chaque année. Une boisson fraîche, une gorgée, et je peux presque oublier le reste. Presque.
Glorifier l’érosion douce de ma jeunesse — et solenniser le simple fait d’avoir survécu douze mois de plus — devrait donc me rendre heureuse ? Mmh. Le concept ne me botte pas des masses. D’accord, 24 ans n’a rien de dramatique en soi. Juste assez pour qu’on suppose que j’ai des projets, pas assez pour me sentir pressée d’en avoir. Ce n’est pas mon âge qui me pèse, plutôt le tribut versé pour l’atteindre : mon cœur a pris plus souvent la pluie que le soleil cette année.
La saison actuelle, je l’ai passée à rapiécer mes brisures, et on exige de moi un vœu, un sourire, une croyance naïve en l’avenir — ridicule. Cerise sur le gâteau ? Le framboisier à la pistache de chez Perlette qui s’est invité à ma fête, auréolé façon chef-d’œuvre de haute pâtisserie. Mes papilles boycottent les deux saveurs. Leslie, ma meilleure amie, les vénère. Son cadeau, son gâteau. Logique implacable. Tant pis. Je sacrifierai une fourchette au protocole, prétexterai une fausse nausée alcoolisée et me rabattrai ni vu ni connu sur les macarons et les tartelettes au citron.
Par chance, parmi cette joyeuse assemblée, un seul connaît mes inclinations gustatives comme personne : Mati. Ami, ex de Madame la Dictatrice des choix sucrés et, très accessoirement… confident plus plus. Le Rose — pardon, le Oh My Rose — lui appartient. C’est son royaume, son terrain de jeu. Pas besoin de couronne pourtant, avec son allure de bad boy et son sourire calibré, il y impose son règne, discret, mais indiscutable. Il m’arrive de joindre mes forces aux siennes, pour quelques occasions particulières. Nos collaborations s’invitent quand l’exigence réclame du sur-mesure et que le club doit se réinventer pour une nuit. Nos talents complémentaires deviennent alors la meilleure des têtes d’affiche. L’adage dit bien : deux esprits valent mieux qu’un. J'ai, de ce fait, l'immense privilège et joie de coordonner la soirée phare de la saison — Halloween, J-2. L’adresse doit briller de mille feux pour que l’événement reste sur toutes les lèvres et, naturellement, fasse entrer un max de recettes. Pas d’approximation, que du travail d’orfèvre et ce supplément d’âme qu’aucun plan ne prévoit. Un sacré challenge, rien d’insurmontable : j’ai les brides en main. Enfin, tant que personne ne tire dessus.
Ce soir, le maître des lieux a eu la gentillesse de nous allouer un des carrés VIP, perchoir élégant dominant la piste, rivé sur la plateforme du DJ. Assez isolé pour savourer l’ambiance en s’épargnant les bousculades, assez proche pour sentir les basses tambouriner sous la peau. L’endroit idéal pour garder l’œil ou… l’attirer, selon l’humeur.
Sans surprise, le bureau de Mati y est adossé, hors projecteurs, omniscient, sa tour de contrôle. Au dernier palier, atmosphère corporate : espace modulable pour réceptions d’entreprises avec salles de séminaires attenantes ou salons privés ; sas de décompression du personnel ; galerie temporaire avec accès au rooftop. D’ailleurs, exceptionnellement, mes invités et moi avons eu tout le loisir de profiter du toit-terrasse pour nous seuls — cadeau de Monsieur Mattia Carollo Bianchi. Une chance, compte tenu de la fermeture hivernale du lieu jusqu’au retour des beaux jours.
Notre apéro dinatoire a malheureusement été interrompu par un orage traître qui nous a précipités vers la loge du premier étage. Ici, la déco oscille entre différentes teintes de bleus, ma couleur talisman, et des touches de doré, leur hommage collectif. Ils prétendent que je brille, mes amis. Quelle bande d’hypocrites aux cœurs tendres ! Je les adore. Leur indulgence me donne presque envie de croire en mon illusion.
En véritables sirènes de la nuit, mes copines tentent de m’embrigader jusqu’à l’estrade du rez-de-chaussée pour un premier tour de piste. « Avant que les verres nous clouent au canap ! » nous galvanisent-elles. Pommettes rosies par l’euphorie, talons aiguilles claquant le béton poli, elles virevoltent autour de moi, incarnations délurées de la joie de vivre qui me boude encore. Moi ? J’ai le pas mou et la volonté fuyante. Je clignote probablement en mode batterie faible, donc je traîne des pieds. Littéralement. Primo : mes escarpins tutoient la provocation gravitationnelle — douze centimètres, de hauteur, de vanité, d’orteils écrabouillés. Deuzio, un spleen lourd m’enlace : un cocktail d’irritations flottantes, de vagues hormonales, et autres idées noires qui squattent sans permission. Cette cohorte d’indésirables laisse ses chaussures pleines de boue sur mon tapis mental. Et puis, il y a les souvenirs que je préfèrerais oublier ce soir. Que je préfèrerais oublier tout court...
Je finis tout de même par leur concéder un faux espoir : je les rejoindrai quand mon crâne cessera de battre la mélodie infernale de la cacophonie, un mix délirant entre les Walkyries à fond et un O Fortuna particulièrement vindicatif, comme si Wagner et Orff s’étaient donné rendez-vous pour un duo furieux dans mes tempes. En attendant, je m’échoue avec élégance dans un fauteuil en cuir, verre d’eau à la main, et maquille ma peine d’un sourire.
L’alcool coule à flots : j’y ai veillé personnellement. À mon arrivée, incapable de résister à l’appel du moindre réglage, je me suis faufilée entre les ombres pour faire mon petit check-up maison. C’est plus fort que moi. J’apparais, je remanie un coussin de traviole, je disparais. Ninja du contrôle évènementiel. Il faut que tout tourne rond, quitte à repeindre les angles. Ce soir, je ne bosse pas bien sûr, mais, perfectionniste jusqu’au bout des ongles et curieuse de comprendre les rouages de la gestion d’un club, chaque fois que l’occasion se présente, ma rigueur prend des notes, observe, dissèque, enregistre les mécanismes. Les coulisses me fascinent : l’ordre caché sous le chaos patent, où chaque mouvement a sa raison, chaque dissonance, son harmonie. Tout est question de maîtriser ce qui échappe.
Pour le moment, RAS, indicateurs au vert : ma soirée d’anniversaire a démarré sous les meilleurs auspices. Ciel dégagé pour mes invités. Les verres se vident, les sourires s’élargissent : l’euphorie semble avoir pris ses quartiers. De mon côté, autre son de cloche. Ma météo interne instable me fait déjà tanguer.
Les éclats de voix de mes amis, leurs rires désinvoltes, m’arrivent assourdis, noyés dans le coton alcoolisé et le brouillard mélancolique qui m’assiègent les neurones. Je discute par-ci par-là, mais le cœur n’y est pas. Sauf-conduit vers l’air frais : enfouir la résonance du souvenir, m’affranchir des débris et me reconstruire. Sans lui. Hélas, rien, mais alors vraiment rien du tout, ne parvient à adoucir la brûlure ni à me libérer de son emprise. J’ai pourtant tout essayé.
Des heures dans la piscine, longueur après longueur, à boire la tasse. Lobotomiser mon cerveau à coups de binge-watching, pot de stracciatella adopté comme gestionnaire de crise, un ou deux paquets de Dragibus en sus. Scroller encore et encore et encore jusqu’à tomber de sommeil trois heures avant le réveil. Accepter, sur un malentendu, de me frotter aux cibles du Karnage Club, un spot insolite consacré au lancer de haches autour d’une bière. Objectif : « canaliser ma rage ». À la clé : luxation du poignet. Enfin, de l’orgueil surtout… Même les playlists « empowerment féminin » n’ont pas tenu la distance. Bref, programme standard de remise sur pied post-romance. Résultat : intacte, la plaie. Pire : j’ai l’impression constante d’être à bout de force.
Ma poitrine pèse des tonnes et l’oxygène me fuit à chaque inspiration. Ma bouche fabrique des soupirs à la chaîne. Innombrables et exaspérants, ils font fuir les optimistes à des lieues à la ronde. Une vraie bande-son mélodramatique. Attirée par un abîme invisible, chacun de mes pas m’entraîne en arrière malgré moi. Et personne pour couper la corde avant qu’elle ne se transforme en ancre… Merveilleux. La situation en devient grotesque. Lamentable. Écrasante. Invivable. Je ne… je ne comprends pas.
Jamais la vague n’a été si forte et si soudaine… Deux petites semaines dans son orbite ont suffi à chambouler tous mes repères. Puis, il est reparti. La distance aurait pu me calmer, m’épargner… Non. Façon tourbillon de la vie, on a continué de tourner dans le même monde, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, pendant deux mois. Tempête émotionnelle inégalée, sentiments naissants entremêlés, j’ai… j’ai cru à un rêve. À un « nous ». Et puis… le soufflet est retombé. Avec rudesse, froideur et lâcheté. Sans explications surtout. Alors, me voilà, nostalgique, résiliée, amère aussi, soumise au deuil d’une relation à peine crayonnée dans le concret, pourtant déjà tellement enracinée dans l’évidence déchue de son potentiel avenir.
D’habitude, je bâtis mes remparts avec l’expertise de mes expériences passées : l’autopréservation et l’instinct de rebondir, pas celui de m’apitoyer. Ça n’implicite pas que je cède à la théorie du « un de perdu, dix de retrouvés », hein. Non. Ce que j’entends par là, c’est m’abandonner dans des projets qui me rallument, m’immerger dans des passe-temps qui m’animent, secouer le coco de mes certitudes, en somme. Plonger dans la rédaction d’un blog. M’inscrire à des cours de danse. Déménager et retaper mes meubles à la main. Prendre une année sabbatique. Autant de tremplins pour continuer à vivre, à avancer, sans forcément courir après un « substitut humain de sexe masculin de préférence pourvu d’oreilles opérationnelles et de répartie ». D’ailleurs, il y a de fortes chances que je m’enferme dans ma traditionnelle abstinence sentimentale d’une bonne année… que seules quelques collations occasionnelles, du genre un gars à dreads chopé à une festival techno, un maître-nageur bronzé en bord de Méditerranée, ou un fan de trompette derrière l’église pendant la bandas du village d'à côté, viendront égayer vite fait.
Mais bon, soyons réalistes : dans l’état actuel des choses, ça ne risque pas d’arriver de sitôt. Je flotte encore quelque part au 36e dessous, avec mon intérieur en travaux et ma façade en péril. Pour preuve, je fais acte de présence à mon propre anniversaire alors qu’au fond, j’ai un mal de chien à me retenir de chialer. Je plaisante, je hoche la tête aux conversations stériles, lève mon verre pour la forme. Pourtant, je sens qu’au détour d’un sourire forcé, je vais finir par flancher. Mon corps en ébullition, mon âme suspendue au-dessus d’un vide où aucune réponse ne se profile, errent sans direction, figés par le choc, désemparés, assaillis de divergences, incapables de se désengluer du marécage émotionnel dans lequel cet Écossais m’a enlisé… Il m’a brisée… Non. Pas seulement brisée. Broyée. Piétinée. Dévoré le cœur, à pleines dents. Je crois que je n’ai jamais été aussi amoureuse. Et, par ricochet, jamais aussi malheureuse.
Comment résumer l’irruption de James dans ma vie ? Un éclair. Trop rapide, trop lumineux, trop brûlant. Désormais, il ne reste que des braises incandescentes et des cendres vives, qui continuent à craquer et gémir sous ma peau, sans jamais se consumer une bonne fois pour toutes. Mes réserves sont épuisées. Je ne supporte plus la douleur. À rebours de tous les efforts déployés pour l’oublier, son fantôme rôde sans trêve — un spectre têtu et sournois, tapi dans mes nuits, infiltré dans mes jours. Et même les bras solides de Mati, accueillants, chauds, stables, n’ont pas su taire l’écho de son absence.
Oui, j’ai… j’ai trébuché. Je n’aurais pas dû. Je ne le désirais pas vraiment, mais… j’ai succombé quand même. J’ai cru que… pensé que… ça m’arracherait à mon chagrin, à ma colère. Alors… mes grands idéaux — les fameux raccourcis à l’emporte-pièce, pour cœurs naïfs, à base de thérapie horizontale — je les ai troqués contre quoi, à votre avis ? Une parenthèse charnelle. Pffff. Ce n’était pas de l’amour, seulement un exorcisme temporaire. J’avais juste une soif insatiable de suffoquer ma souffrance par du plaisir, aussi inconsistant ait-il été. Car, bien sûr, conséquence de ce stratagème à deux variables ? Fiasco annoncé. Me délier du goût, de l’odeur, du contact, du regard et du sourire de celui que je ne reverrai probablement jamais, en mode « nuit partagée, peine allégée » ? Allons donc. Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d’alu ! Un leurre d’âme en solde. Et encore… comme si le plat n’était pas déjà assez indigeste, la culpabilité est venue saupoudrer le tout — un petit glaçage acidulé sur une recette foireuse d’avance.
Très bien, je peux l’avouer : un souffle de répit a bien réussi à s’infiltrer. Un : coucher avec Mati n’est pas… désagréable. Deux : un repos rare m’a surpris après tant d’insomnies d’esprit. En revanche, au réveil ? Zéro indulgence. J’ai instrumentalisé le corps de celui que je considère ami, allié et confident, pour faire diversion et contrer le vide légué par un autre. Trop nul. Épargnez-moi l'ovation.
Mais, que sont quelques secondes à flot dans une noyade qui dure depuis des semaines ? Mon pas de côté n’a fait que me couler davantage. L’illusion ? À peine effleurée. Le baume ? Trop ténu, dilué, dérisoire sur mes blessures à vif. Gouffre élargi, voilà tout. Pourquoi ? C’est simple : Mati n’a pas cette empreinte, ce pouvoir sur mes synapses, mes sens, ma peau. L’ombre de James vadrouille toujours à la lisière de mes pulsations, de mes pensées, de mes soupirs, dans des recoins où nul n'a su s’inscrire. Je m’imaginais le bouter hors de ma tête, j’ai accentué son manque et exacerbé ma détresse.
Seul mon corps a trouvé un écho dans ce vertige de liberté. Et si quelqu’un pouvait me jurer, ici et maintenant, qu’à force de le bercer et le griser au plaisir, il parviendra à convaincre mon cœur et mon esprit de suivre le mouvement… alors je me jetterais sans hésiter sur le premier mec potable à portée de main ! Mais non. Toujours non. Définitivement non. Pas vrai ?
Je me lève, tire sur ce mouchoir de tissu qui me sert de robe, puis glisse droit jusqu’à la déserte à alcool près de la rambarde. Un shot de tequila paf plus tard, je scrute les fêtards en contrebas. Je pourrais me mentir à moi-même et prétendre ne chercher personne… mais à quoi bon ? Je guette Mati. Je ne devrais pas. Il n’est pas pour moi. En même temps… prétendre qu’il n’y a rien entre nous, serait aussi me mentir.
Ballottée façon marionnette à deux fils, je pivote dos à la piste. Comme si ça pouvait suffire à caviarder l’idée. Faut que je me ressaisisse : que dit une fringale face à une part de cheesecake ? Tu l’auras dans le cul, ma vieille ! Que dit un régime ? Rien. Il pleure en silence, tout en se pinçant les lèvres. Ou… il soupire et se promet que, demain, il tiendra.
Non, Victoria ! Non, on a dit. Non, cosigné. Non, ratifié. Non, acté et scellé devant notaire de tes résolutions irrévocables. Incontestable. Inattaquables. On ne revient pas là-dessus. Pas de rétractation. Pas d’appel. Pas de pourvoi.
J’ai soif. La tequila a imprimé sa traînée de feu sur mes papilles et dans ma trachée. Besoin immédiat de fraîcheur acidulée. Je chaparde un citron et le suçote avec une délectation coupable tout en me servant un verre de… j’hésite : la gaieté d’un Coca ou la caresse d’un jus d’ananas ? La douceur.
Tandis que je m’hydrate puis m’improvise distributrice ambulante de boissons auprès de ma petite clique d’invités, qui, si je ne m’abuse, se fout gentiment de mes pas titubants et de ma voix roulante — comme quoi, l’échauffement serait bien entamé, blablabla — je médite.
La jeunesse ne conçoit pas la fête sans l’ivresse. Moi, je carbure à la lucidité parce que je veux garder la main sur le volant. L’ébriété décentre : une rasade de trop et Victoria perds pied. Sauf qu’aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Alors, ce soir, je serais une abstinente qui s’ignore. Ou une imprudente assumée. Entourée de mes bouées humaines en talons ou en tendresse, je me laisse porter par la marée. Je ne serais pas venue pour moins. Nina, Leslie, Andrès, mon meilleur ami d’enfance Camille et sa copine Flora, ma cousine Lauriane, tous sont présents pour me rattraper si je m’écroule, pour m’emmitoufler de réconfort si mes émotions me submergent. Ainsi dit, je rends les armes, juste cette fois. J’arrose mes décombres et offre mes fêlures au verre. L’oubli naît à petites lampées. Il est tiède, tout miel, trompeur. Chaque gorgée me rapproche doucement, mais sûrement de ce seuil fatidique, celui du flou artistique avec escale à l’aéroport regret. Malgré tout, je trinque comme on prie : dans l’espoir d’un miracle anesthésiant mon cœur en miettes.
Le pire : je n’aime pas beaucoup l’alcool. Je le tolère à peine — le comble pour une fille, petite-fille et arrière-petite-fille d’une lignée de viticulteurs sur X générations. En plus, je bois rarement, presque exclusivement des cocktails sucrés et fruités. Au Rose, ils savent flatter les papilles : leurs mélanges sont reeeeedoutables. J’ai démarré la soirée par un spritz à la pêche. Ensuite, une caïpirinha passion pour accompagner mon gâteau. Puis un… un quoi, déjà ? Qu’est-ce que j’ai ingurgité ? Ah oui ! Un sortilège bleu fluo, apparemment. La coupe vide se dresse sur la table devant moi, flanquée de l’énorme bouquet de roses couleur saphir offert par Mati. Cet homme est vraiment… délicieux, dommage qu’il n’ait d’yeux que pour ma meilleure amie, Leslie.
Elle est renversante. De charme, de fraîcheur, d’assurance. Magnétique au point de tordre toutes les boussoles autour d’elle et fatale jusqu’à la pointe de son épée verbale. Spécialité maison : le sarcasme. En prime, fine psychologue. À la vie comme à la scène, elle perce les gens à jour sans même cligner des paupières. Autrement dit, Leslie pique et console, les deux à la fois. Une sorte de prédatrice empathique. Et elle est canon. Super canon. Alors non, ce n’est pas dommage. C’est cohérent.
Et Mati alors ? Un aimant à convoitise doublé d’un vortex de désir. Il siphonne les regards à peine franchi le périmètre de sa sphère, peu importe le genre ou le cœur en présence. Leslie a été la première à jeter son dévolu sur ce prince de la dolce vita, embarquée par l’attraction de la tentation. Leur histoire ? Une idylle-éclair, intense, carbonisée en plein vol et vite claquemurée en quelques semaines. Mais.. ils ont beau avoir mis le feu à leur baraque et bazardé les extincteurs, ils dansent encore sur les ruines. Impossible toutefois de jauger lequel joue le matador et lequel fonce tête baissée. Rôles interchangeables selon la direction du vent, je suppose — ou de qui a picolé le plus. Bref. Leur trajectoire brûlait de promesses. Hélas, les météores n’ont pas fini de chuter sur eux — et sur nous, au passage, pauvres satellites involontaires de leur orbite chaotique.
L’analyse de ma meilleure amie ? Sans appel. « Un ego monté sur deux couilles molles », avait-elle tablé, lasse et désabusée. Quant à Mati, il a remisé Leslie dans le carton « complexité inutile » avant de se réfugier dans ses liaisons en kit, faciles et jetables. Zéro prise de tête, zéro lendemain. Juste le « ici et maintenant ». Pour l’un et l’autre d’ailleurs. Aux portes d’hier, mes penchants romantiques auraient condamné ce genre de fuite en avant, joliment emballée sous des airs de nuits classées sans suite. Mais désormais, je… comprends. Non que j’approuve, seulement… je soupçonne les raisons, ayant moi-même tenté d’expérimenter le même pansement.
Lorsque la peur de soi se dresse en barrière, contourner ceux qui font trembler les certitudes paraît plus sage. Opter pour la douceur de la simplicité, l’absence de vagues, le chemin sans ronces devient la voie du moindre risque, celle pavée de confort et de sécurité. N’est-ce pas ?

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