2.2 * VICTORIA * POÊLE DE SÉDUCTION MASSIVE

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CHAPITRE 2.2


POÊLE DE SÉDUCTION MASSIVE


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V.R.DE.SC

29.10.22

21 : 10


♪♫ TORNA A CASA — MÅNESKIN ♪♫




Absorbée par le fil épars de mes pensées, mes yeux accrochent le miroitement indigo du bouquet de roses, quand une silhouette connue infiltre ma vision latérale. Bien que mon crâne, tracté par une bulle d'hélium invisible, flotte, ma vue tangue et les contours se brouillent, pas besoin de lever le nez. Le pas sûr, le maintien, le pli du pantalon, le silence particulier qui l'habille comme une marque de fabrique, tout ça ne trompe pas. Mon faux refuge en chair et en os — à moins qu’il soit juste mon erreur... non pas erreur, qualifions plutôt cet épisode de « transfer émotionnel raté somme toute humain » — serre entre ses mains un écrin soigneusement enveloppé dans du papier Art Déco coiffé d’un gros nœud. Très Gatsby. Très Mati.

Soupir. Je me détache de ma posture avachie, dos courbé, menton dans ma paume, coude sur le genou, pour me remettre droite. Il est temps de retrouver un peu de tenu.

Je scrute mon visiteur du coin de l'œil.

— Encore un ? soufflè-je, sourcils froncés, mi-sceptique, mi-curieuse.

— Disons que celui-là est… spécial. Et plus… personnel, répond-il en dévoilant ce sourire furtif, aussi séduisant que son regard rieur.

Une seconde de trop, ses pupilles azur m'épinglent. Moi, pareil. Ah. Mati, Mati, Mati... Bon, le connaissant, je ne me fais pas trop de bile. Rien de compromettant ne se cache sous ce joli paquet. Pas comme l’attention délicate d’Andrès, que j’ai naturellement ouvert devant toute l’assemblée, dans un élan de naïveté que je pensais avoir enterré au dernier anniversaire de Nina...

Un sac cadeau. Rose pastel. Une montagne d'emballage poudré à titre de rempart anti-indiscrétion et, surtout, prolongateur de suspens. Une petite note kitsch : « Pour ma Francesita preferida, souvenir de la Ville lumière... qui s'allume. Toi qui aimes être au sommet, voilà de quoi y grimper ». Et là, sous mes yeux incrédules et mes joues cramoisies : une Tour Eiffel. En silicone. Fuchsia. Vibrante, d’après la notice. Un gadget décomplexé. Très girly. Très… Andrès. Feu d'artifice de pouffements, acclamations, sifflements et moi, debout, écarlate, avec ce monument phallique entre les doigts. Bien sûr que je l’ai brandi façon Simba dans Le Roi Lion, revendiquant fièrement la maternité de cette curiosité ! Quand on est pompette, on finit désinhibée. Du coup, désormais, tout paquet ficelé avec trop d’amour devient colis suspect.

Je récupère néanmoins le présent et le cale sur mes cuisses. Mati me rejoint sans mot dire et s’installe dans le fauteuil voisin, aussi à l’aise que s’il était chez lui — ce qui, en soi, est totalement vrai. Il possède les murs, la musique, l’air qu’on respire.

Ruban dénoué d’un geste méthodique, je déchire le papier doré avec la méfiance d’une ancienne victime. À l’intérieur, sur un étui de mousse noire, trône une... poêle à crêpes. Plate, légère, parfaitement hors contexte dans ce club raffiné à cette heure de la soirée.

— Waaaaahou… une poêle ! Une authentique poêle ! En acier carbone, je présume ? C’est… c’est bouleversant. Merci. Du foooond du cœur. Un diamant m'aurait fait moins frissonner !

— Pas de quoi, s'enjaille-t-il, clin d'œil en embuscade.

On atteint des sommets. J’espère qu’il n’a pas prévu un tablier personnalisé pour la suite.

— Y a un autre truc dans la boîte.

Il déconne ? Je farfouille et dégote… une louche !

— Youhou… lancé-je, l'agitant tel un trophée.

#blasée #meh #tuez-moi

Mati se contente de hausser les épaules avec cette nonchalance artificielle qu’il porte en smoking sur mesure, le coin des lèvres ourlé d’autosatisfaction.

— T’arrêtais pas de dire que mon club n’était pas à la hauteur de tes talents de crêpière parce qu’il manquait d’ustensiles nobles. Je répare l’injustice.

Il est plus subtil qu’il n’y paraît, ce brave garçon... Je plaide coupable. Je l’ai confessé, répété, martelé.

— C’est vrai, je l’ai dit. À plusieurs reprises. C’était un de mes chevaux de bataille tragique.

Entre ça et la température du mojito, j’ai des combats dignes d’une épopée.

Mais… ce gars est un ventre sur pattes ! Toujours en train de se goinfrer et de quémander des repas aux frais de la princesse. « C’est quand que tu refais ton tiramisu ? » « Tu m’invites quand tu cuisineras tes fameuses tortillas ? » « Tu sais préparer des raviolis maison ? Et des nems ? Et des tacos mexicains, pas ceux du kebab ? » Et s'il filait apprendre à manier le fouet au lieu de m'enquiquiner, celui-ci !? Avec ses mimiques suppliantes et son art du chipotage, il pourrait passer facilement pour un de mes frangins : même don pour m’embêter, même talent pour me faire tourner en bourrique.

Je sous-pèse puis palpe le manche de ma future sauteuse avec toute la gravité d’une grande prêtresse culinaire.

— Tu te rends compte, grâce à toi, l’impossible devient possible. Tu es un homme de solutions, Mati. Magnifique flair ! Superbe vision !

Il ricane et se cambre, bras croisés derrière la tête, l’air du môme qui vient de hacker le système.

— J’aime quand les prétextes s’effondrent. Surtout s’ils te laissent sans défense.

Ah. Ah. Je me penche à mon tour vers lui et confie :

— J’adore quand les hommes m’offrent des cadeaux pour mieux contrôler mon emploi du temps.

Et dire qu’on nous accuse de tricoter des intentions…

Champions en titre du téléguidage, oral ou manuel, joysticks en main, les mecs jubilent, pas vrai ? Et voilà qu'on me refile — que dis-je qu'on m'octroie noblement de quoi occuper les miennes dans deux des domaines qui collent le mieux aux femmes depuis des millénaires : tripoter et mijoter. Quelle délicatesse ! Même si, m'est avis que le dessein d'Andrès sonnait plus compatissant, voire catalyseur d'entrain déguisé plutôt que revendication masculiniste. Pas que je taxe Mati de quoique soit non plus... Ceci dit, je m'égare... N'empêche, s’il me sort un siphon à chantilly la semaine prochaine, je fuis le pays. Et s’il ose un moule à madeleines, je porte plainte.

— Entre une poêle à crêpes et un sextoy, il y a quand même un grand écart symbolique, tu ne trouves pas ? sonde-t-il, coin des lèvres tiré.

Grand écart ? Comme il choisit bien ses mots, ce type...

Mue par une stupeur théâtralisée, paume au-dessus du cœur, je déclame :

— Tu plaisantes ? Tu ne connais pas l’expression « chaude comme une poêle à crêpes » ?

Il émet un hoquet joyeux.

— Me semble que c’est « chaude comme une baraque à frites ».

— Pas en Bretagne, je dénie en secouant la tête.

— T’es au courant que t’habites à Toulouse et que t’as rien d’une Bretonne ?

Gnagnagna. Pas faux. Et je n'y ai même jamais mis les piétounes. Je note cependant la destination dans mon atlas d’errances projetées : Saint-Malo, Carnac, la baie de granit rose, la pointe du Raz, le mont Saint-Michel... À moins qu'il soit... Normand ?

— T’es au courant que j’ai déjà une crêpière et que t'es moins breton que moi, Monsieur le Rital. En toute connaissance de cause, ce « cadeau » est donc plus pour toi que pour moi, n'est-ce pas ?

— Bah, ouais.

Bah, super ! Je lève ma sainte relique antiadhésive reconditionnée en arme de séduction massive.

— Bon, j’imagine que, maintenant, tu vas me seriner que je n'ai plus aucune excuse.

— C’était le but.

Je roule des yeux. Une grimace me démasque. Son regard à lui s’éclaire d’un plaisir discret, tel un stratège goûtant le déroulé parfait de sa manœuvre.

J’attrape ma coupe vide.

— J’aurais bien voulu porter un toast en l'honneur de ton coup de génie, mais plus une goutte là-dedans. Ravitaillement d’urgence requis.

Mati m’offre ce regard de parrain mondain, version chic et légèrement moqueuse. S'il croit que l’heure est venue de réciter mon serment d’abstinence, il se fourre le doigt dans l'œil !

— Ton pas n’est plus très présidentiel, Vic. Et ta langue a déjà commencé sa partie de scrabble. T’as versé un peu trop d’enthousiasme dans tes verres, pas vrai ? T’en es à combien ?

Dis donc, il en pose des questions, Monsieur le grand Seigneur !

Sourire d’ange, cornes bien planquées, je l'éblouis d'un air candide à souhait.

— Ne joue pas au papa poule. C’est ma soirée. Et vous êtes tous là pour veiller au grain, non ? Laissez-moi briller ou tituber en paix !

Telle une reine investie d'une mission sacrée, je me hisse d'un bond. Élan glorieux vers la desserte à alcool, fléchissement du genou, repli stratégique immédiat. Mes chevilles ont décidé de composer une partition indépendante. Zut, crotte, flûte !

— OK, j’ai peut-être trop fait ami-ami avec le shaker, concédè-je.

Je m’effondre sur la banquette, vire mes talons : exit les instruments de torture dorés.

— Voilà. Je retrouve mon équilibre. Pieds nus et toujours digne, pas vrai boss ?

Rire chaud, tête qui giroulette...euh girouette. Son regard crie « déjà vu ».

— T’es incurable. Mais divertissante, je te l’accorde.

— Et toi, trop fier de ton coup bas en Téflon !

Je tends ma main, plie mon poignet façon scène de bal dans les Chroniques de Bridgerton. Mati suit le mouvement avec le sérieux du chevalier galant. À nouveau debout sur mes gambettes, orteils délestés des centimètres illusoires, mon cœur regagne un peu d’apesanteur.

— Un mocktail pour te réhydrater ? Histoire d’apaiser tes ardeurs et remettre ton corps à flot ?

Il veut jouer la carte du chaperon rouge ? — enfin, chaperon. Monsieur s'improvise coach en ration de soft, maintenant ? Je lui plante une moue désapprobatrice en croisant les bras sur ma poitrine.

— Peut-être que j’ai plutôt besoin d’un cocktail qui me réchauffe. Mais merci pour ta sollicitude, votre Majesté.

En parfait parangon de sérénité, il enfouit ses mains dans ses poches et me gratifie d’un sourire mesuré, œillade taquine en prime. Qu'est ce qu'il est agaçant de calme !

— Tu sais, un homme qui s’inquiète pour mon taux d'eau dans le sang, ça me touche. Vraiment. Tu me réserves une cure de détox entre deux shots ? T’as prévu de me maintenir alerte à grand renfort de smoothies et de jus de citron ? C’est charmant, mais je doute que ça suffise à combler mes… appétits, ce soir.

Mince alors ! J'ai articulé ça à voix haute ?! Misère…

Heureusement, Mati ne relève pas ni n’a l’air pressé d’enquiller. Son raclement fugace ne me permet pas non plus de saisir avec certitude s’il est railleur ou juste amusé par la situation. Tout dans son attitude m’indique qu’il dose ses gestes au compte-goutte, m’étudie comme un livre déjà parcouru mille fois — enfin, juste cinq, pour être tout à fait exacte. Est-il le genre d'homme à patienter qu'une femme tourne vraiment la page ?

Oh mon Dieu, me voilà à l'orée d’un débat existentiel alors que je titube à peine droite. Il est grand temps de redescendre d’un étage — mentalement, s’entend. Retour à la case taquinerie.

— Donc, si je cède, tu vas me proposer un suivi médical aussi ? Avec prise de sang, prescription de vitamines, traitement complet ou je dois anticiper de nouvelles surprises ?

Pas dérangé le moins du monde par mes pointes sarcastiques, il pivote vers la desserte, la bouche marquée d’une jubilation discrète.

— Disons que je cherche à préserver ta dignité, Vic. Appelle ça de la prudence : tes fantasmes sobres ont autrement plus d'intérêt à mes yeux que tes confidences éthyliques vouées à l’amnésie.

Oh quel altruisme ! Par contre... Mmh. Sa réplique sent le double fond, non ? Et si c’était sa façon de me faire comprendre qu’il préfère quand je ne fuis pas derrière les vapeurs ? Parce que, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on ne lui collera pas une étiquette de prude. Mes divagations imbibées ne risquent pas d'effaroucher un type comme lui — ni d'écorner son sens du spectacle, d’ailleurs.

Le voilà donc appliqué à concocter le mélange le plus inoffensif au monde. Adossée à la rambarde, je l’observe avec une curiosité épicée d’un brin de méfiance : d'un côté fascinée, de l'autre prête à chahuter le moindre faux pas de sa petite performance de mixologue du jour. Il hésite entre deux jus, puis tranche à l’aveugle et verse les liquides à l’instinct. S’il n’a aucune idée de ce qu’il trafique, il a au moins le mérite de sauver les apparences.

— Ah.... Matia Carollo Bianchi... C’è forse qualcosa che un uomo come te non sappia fare, eh ?[1]

Uh oh ! Se ti metti a parlare italiano, vuol dire che sei sbronza nera ![2]

Ma che !? No ! N'exagère pas, rohhh ! Et arrête de sourire comm... tu te crois irrésistible, c'est ça ? Tu t’imagines être le clou de ma soirée peut-être ? Ou… ou tu comptes me faire gober que je suis sur ta to-do list ?

— J’aime bien l’idée que tu te poses des questions… C’est grisant de voir les engrenages s’activer dans ce joli petit cerveau affûté.

Et il glisse une de mes mèches derrière mon oreille… Oh la la. Machine arrière, Victoria !

Il me darde d’un œil plus dense, plus grave, avant de décaler le verre vers moi, lentement. Mes mains puis mes lèvres s’en emparent tandis que je médite son propos. Je dois déterminer si ses mots chatouillent ou piquent… et quelle partie de moi se sent la plus touchée... Peut-être vais-je le découvrir dans la minute qui suit...

Avec l’élégance d’un fauve rassasié sûr de sa trajectoire, Mati s’approche de moi. Son souffle effleure le creux de mon oreille et sa voix, basse,chantante, s’y déverse en confidence volée.

— Tout l'enjeu n’est pas de savoir si tu es sur ma liste, Victoria… mais si tu veux que je sois sur la tienne.

Un éclat de clarté me fend le crâne. Le sous-texte rampe jusqu’à mes nerfs, déclenche un signal familier. Est-ce que je souhaite relancer le manège ? Au dernier embarquement, j'ai fini avec des regrets pleins les tiroirs, mais en ce qui concerne les fois précédentes, pas tellement... Avec James, le... Raclement de gorge mental : le rideau est tombé. Là, Mati s’arrange pour me tendre une clé — invisible, mais bien réelle. Il me suffirait d’un demi-tour, d’un pied de nez à mes principes et... tout retrouverait un... axe. Le cœur à bout de patience, la fatigue psychique en point de rupture, je me demande si j'ai plus envie de laisser cette clé glisser entre mes mains et tourner les talons ou le contraire : la pivoter et m'abandonner au tourbillon.

L'homme qui sait se faire attendre se cale à son tour contre la rambarde et éparpille son attention sur la houle frénétique de la piste. Du coin de l’œil, je m’attarde, scanne chaque nuance de son visage, du relief de ses pommettes à la géométrie virile de sa mâchoire, de ses mèches brunes à sa barbe de trois jours, soigneusement négligée. Regard fendu d’acier, il scrute la scène avec la minutie d’un tacticien en veille. Comme toujours, il irradie une forme de calme qui sédate les remous, et affiche l'aplomb naturel de celui pour qui rien ne se produit sans anticipation. Est-ce qu’il maîtrise toujours tout… ou est-ce moi qui l’analyse ainsi ?

— Au rythme des faisceaux qui labyrinthent l’air, ses yeux — deux lames liquides fichées dans l’obscurité — gagnent en acuité. Un bleu vibrant, nourri de quiétude, capable de capturer la lumière comme un éclair figé dans l’œil d’un cyclone. Il plaît. Il plaît en raison de cette arrogance discrète née du privilège, de son charme de mâle alpha, de l'architecture charnelle d'une morphologie taillée pour donner des palpitations. Son regard appartient à ceux dont les mots deviennent superflus : il affirme, tranche, enseigne. Sa peau hâlée trahit son sang italien, et, si on s’égare sous l’échancrure de son col mao légèrement ouvert, on comprend vite : ses muscles racontent l’histoire d’un corps dessiné au labeur, non pour la frime. Des fûts à transporter, des meubles à bouger, des bastons à désamorcer : la gestion des crises et la planification des coups d’avance l’ont tonifié mieux que n’importe quel rameur ou haltère. Bon d’accord, peut-être un petit complément d’aviron et beaucoup, beaucoup de sexe pour parachever la belle affaire. Il s’entraine, nul doute. Je peux toutefois assurer sans trop me tromper que les draps l’épuisent plus volontiers. D’ailleurs, ses cheveux noirs toujours en bataille évoquent moins le sport que le désordre sensuel d’un interlude clandestin. Mais, qui es-tu, Victoria, pour compter ses calories ou ses conquêtes ?

N’y voyez aucune jalousie ni histoire de cœur. Je n’ai pas de sentiments pour lui — du moins, pas amoureux. Je le connais depuis un an et des poussières et, malgré la réputation qu’il traîne derrière lui, malgré le vernis, le glaçage, le décorum, j’ai découvert l’envers du décor : les fondations cimentées en solo, loin des projecteurs paternels ; les billets dorés en héritage légués à l'ombre ; les nuits avalées par le travail en guise d'école et les réveils rugueux pour seul diplôme ; les revers sculptés en marches vers le sommet ; les gifles du destin encaissées sans plier l'armature, alors qu'à sa place, d'autres auraient laissé leurs blessures dicter leurs pas.

Mati, un self-made-man dans un monde qui pense encore que tout lui est tombé tout cuit. De toute manière, personne n’écoute les versions longues. Moi si. Cet homme m’inspire, me pousse à sortir de ma zone de confort. Moi qui lutte en permanence avec le contrôle, je trouve à son contact un équilibre précieux : derrière son sang-froid et sa maîtrise, il sait moduler sa poigne, tempérer son besoin de tout cadrer. En gravitant dans son orbite, à mon tour, je désavoue la vigilance et réapprends le souffle. Je m’autorise à relâcher la pression, deviens moins terre à terre, accueille un peu d’imprévu dans mon quotidien millimétré. Pas à pas, presque sans m’en rendre compte, ces changements s'infusent en moi, grâce à notre amitié.

Car certains liens ne crient pas leur nom, ne rentrent dans aucune case. Ils se construisent dans les interstices, entre deux conversations, deux blancs complices, deux vérités échappées. Avec Mati, l’alliance est bel et bien là, un brin indéfinie, néanmoins solide et inestimable. Sa présence dans ma vie transforme les chemins de traverse en voies plus fertiles. Par sa simple manière d’être, il me montre qu’on peut composer avec le réel autrement, perdre le fil, tomber, se relever, et continuer sans se détourner de son socle.

Mais, ce soir, même lui ne peut rien contre la fissure en moi. Le cœur, quand il casse, ne fait aucun bruit. Ce sont les silences d’après qui hurlent.

De toute façon, Mati est captif d’une faille sentimentale tout autant insidieuse que la mienne. Sans surprise, lorsque mes yeux suivent la direction des siens, je devine aussitôt vers qui son attention s'aimante : Leslie. Lui aussi garde la brûlure vivante et le souvenir entretenu, en toute âme et conscience. Parce qu’il est amoureux d’elle.

Nuit après nuit, elle hante son club, se faufile dans le bruissement de ses pensées. Une sirène déguisée en habituée qui flirte, danse, provoque les sérénades, les promesses avides, les soupirs impatients de ceux qui la convoitent et l'imaginent déjà conquise. Pendant que lui reste là, figé, spectateur de sa propre douleur, muet et solitaire, ses regards charriant l’écho de mille regrets. Il n’a jamais cessé de l’aimer, même si ses lèvres séquestrent la réalité au lieu de la clamer. J’ai tenté, sans succès, de convaincre ma meilleure amie de l’entendre, de percevoir la profondeur des sentiments qu'il porte à son égard. Rien n’y fait : elle est hermétique, ou camoufle mieux qu’elle ne ressent. Alors, il s’efface dans sa peine. La haine ne motive pas ses pas, mais l’amertume — celle trempée dans la flamme persistante du désir qu’il ne parvient pas à éteindre — oui.


[1]  Y a-t-il donc quelque chose qu’un homme comme toi ne sache pas faire, hein ?

[2]  Si tu te mets à parler italien, c’est que tu es pompette de chez pompette !

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