2.3 * VICTORIA * SHORTY DE SECOURS
V.R.de.SC
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29.10.22
21 : 30
♪♫ ILLUSION — DUA LIPA ♪♫
Mati revient vers moi. L’arrachement est muet, mais, je le devine, douloureux. Lorsqu’il me fixe à nouveau, ces pupilles bleu orage ne flamboient plus. Elles saturent de cette fatigue affective, de cette tendresse égarée, de ce trop-plein d’émotions retenues qui font probablement écho à mon propre regard.
— Pourquoi t’es pas en train de danser avec elles, en bas ? me lance-t-il.
Son intonation chaude et posée déraille légèrement.
Il connaît la souffrance que j’endure et tente de camoufler sous mes sourires forcés et mes rires de surface. Nos silences s’entrelacent de la même densité, la même pesanteur feutrée. J’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu…
— J’ai les orteils en compote…
D’ailleurs, ils envisagent un syndicat… Sérieux, mon corps a capitulé, déclaré forfait avant que mon esprit n’ait pu défendre l’argument contraire.
— T’as retiré tes échasses. Plus d’excuses pour ne pas rejoindre la liesse.
Ouais, les Stilettos, toujours plus stylés à l’entrée qu’à la sortie...
— Bien sûr que si. Si je descends dans la fosse maintenant, va falloir que tu déploies la trousse de secours pour soigner mes pauvres pieds martyrisés. À moins que tu veuilles me porter jusqu’à là-bas ?
Ça s’appelle de la survie, pas de la pares…se. Pourquoi diable ai-je ouvert la bouche ? Je capte l’éclat dans ses yeux dans l’instant où je réalise mon erreur. Son sourire implacable précède l’étreinte : ses bras se referment autour de moi tel un anaconda.
— Mati, non !
Trop tard. Je décolle. Il m’arrache au sol avec une légèreté désinvolte et me soulève comme si j’étais plus oreiller que créature bipède dotée d’un minimum de poids et de fierté. Fait chier ! Comment je m'extirpe de là, moi ? Je m’indigne à moitié, le rire accroché à la commissure de mes lèvres malgré moi.
— Arrête ! Je rigole pas !
— T’es ici pour faire la fête ou pour bouder dans ton coin ?
— Pour râler, comme d’habitude ! Pose-moi tout de suite !
Monsieur Force-de-la-nature-en-embuscade se fiche royalement de mes protestations. Si je me débattais encore, est-ce que ça changerait quelque chose ? Non, bien sûr que non. D’un pas décidé, il nous dirige vers l’escalier.
— Putain, Mati, pitié, tourne-toi !
— Hein ?
— Ma robe, espèce d’abruti ! Tu la remontes jusqu’à mes reins, là !
Il jette un rapide coup d’œil, rit sans aucune gêne et modifie à peine sa prise.
— T’inquiète, l’essentiel est couvert, ça va.
— Ça va, tu dis ? Bordel, non, on voit mes miches !
Dents serrées, je lui lance un regard noir et tente de rabaisser le tissu de ma main libre, sans parvenir à mes fins. Lui, aussi imperturbable qu’un mur de brique en feu, poursuit sa route, hilare. Par chance, j’ai enfilé un shorty, pas un tanga, encore moins un string — j’ai horreur de ces trucs. Je privilégie toujours la lingerie sobre, enveloppante. Heureusement. Il n’y a rien de plus embarrassant que de se retrouver les fesses à l’air dans une micro-robe, surtout dans un club bondé, portée comme un sac à patates par un ami démesurément arrogant.
Alors qu’on se tient en haut des marches, ma lueur d’espoir se matérialise : Andrès ! Bon, à sa tête, il jubile autant que mon ravisseur, mais il sera mon prétexte tout trouvé pour que mon satané patron me repose fissa.
— Andrès ! criè-je. Viens m’aider, ce lourdaud me prend pour son accessoire de mode !
Mati fait mine de ne rien entendre, se contentant de me soulever de plus belle. Mes bras se verrouillent autour de son cou, réflexe de survie plus que d’adhésion. Tomber tête la première en boîte n’est pas dans mes ambitions glamour de la soirée.
— Quel couple de rêve ! Vous êtes adorables tous les deux ! Et toi, tu ressembles à une princesse en détresse. Joli cul, au fait.
— Merde, Mati, on va me regarder comme une foutue attraction !
Andrès pouffe.
— Ma chérie, s’exhiber dans ce genre de robe, c’est comme distribuer des billets pour le spectacle ! raisonne Andrès. Vous avez chiné vos tenues dans un sexshop avec Leslie, non ?
Très marrant… J’avoue, on a fait notre shopping ensemble les filles et moi. Sur un site tendance, pas sur une plateforme de lingerie fétichiste.
— Exactement. Et toi, ta chemise, tu l’as dénichée où ? Elle brille autant que ton ego ou c’est juste les spots du plafond ?
— Merci, beauté. Direct sortie du dressing de mon amoureux — il a la fibre textile et le goût du clinquant. Elle te plaît ?
Rien d’étonnant, Dante respire le style. Il a l’œil, la main et l’élan du couturier. C’est notre maître tailleur pour Halloween : il remanie nos costumes. D’ailleurs, s’il rôde dans les parages, je le missionne : j’aimerais ajuster la fente de ma robe, la remonter un peu, histoire de donner plus de danse à l’étoffe.
Mon esprit papillonne sur les ourlets pendant que l’autre andouille entame la descente.
— Eh oh ! Tu t’arrêtes j’ai dit ! J’ai un rendez-vous express avec une clope, pas vrai Andrès ? Marché conclu ! Repose-moi, l'ogre ! Shrek !
— Tu l’embarques où comme ça, mon pote ? Avec votre délire de remake à la Bodyguard, on dirait que tu l’escortes pour… euh… pitcher un business plan dans une salle privée du dernier étage, achève-t-il précipitamment.
Puis, se penchant vers moi, il souffle, langue de vipère :
— Il te saute ou j’ai loupé un épisode ? C’est pas censé être la chasse gardée de Leslie ?
Un rictus me traverse, croisement bancal entre embarras et tendresse désarmée. Classique Andrès : un sourire, une phrase qui dérape et moi au milieu, en équilibre précaire entre le trouble et l’indulgence.
— J’ai l’air d’une auditrice en cavale ? Tu crois que j’ai la tête à éplucher des dossiers à cette heure-ci ? Je tiens à peine debout, mon gars. Et…
Je lui fais signe d’approcher plus près :
— Mêle-toi de ton cul, mon chou !
Je me tortille légèrement pour me réajuster dans les bras de l’autre nouille, toujours trimballée façon offrande aux dieux du ridicule.
— Dis, patron, je suis pas trop lourde, j’espère ? Pas de crampe ? Pas d’élongation imminente ? Non, parce que, si tu veux, il existe un concept révolutionnaire : poser les gens au sol !
— On part en expédition classée confidentielle, finit par expliquer mon tortionnaire. À la recherche de la productivité perdue. On t’embrigade, si ça te tente.
— Chéri, roucoule Andrès d’une voix mielleuse, t’es au courant que, même si Vic est un pur joyau, j’ai toujours rêvé de croquer dans ton… esprit de compétition.
Salut, moi c’est Victoria, otage d’un duel de sous-entendus scabreux. J’ai pas coché la case « orgie » sur l’invitation. Même pas « duo ambigu ». D’ailleurs, dans ce triangle, quel serait mon rôle ? L’hétéro accidentelle entre un homo flamboyant et un bi qui s’ignore ?
Soudain, entre deux beats de techno, au beau milieu de ce fichu escalier, le derrière à moitié à l’air, un timbre familier fend le tumulte.
— Vicky ?! Que fais-tu dans les bras de ton... chef ? Une entorse ? Une crise de drama queen ? T’as besoin d’aide ?
Lauriane, cousine et chevalière en talons aiguilles, avec sa superbe robe en satin noir, cheveux blonds au vent et rouge à lèvres violine, surgit comme une Deus ex machina pour secourir ma dignité en pleine débâcle sociale.
Légère torsion du buste, posture étudiée, un mouvement calculé pour faire comprendre que l’inconfort me mine lentement mais sûrement. Mes ongles se plantent dans la nuque de Monsieur et, un discret « aie » plus tard, j’exhorte ma nouvelle sauveuse à la rescousse :
— Grave souci, cousine ! Cette brute me porte sans mon consentement et personne ne bouge ?! On est où, là ? Dans un blockbuster low cost ? Je m’appelle pas Anastasia, moi ! Mon mode de transport habituel n’inclut pas un torse musculeux qui m’écrase les boobs !
Les visages restent impassibles, comme si mon trait d’humour avait atterri sur une autre planète. Comment ça, j'ai floppé ? Puis, de concert, ils éclatent tous de rire.
— La vache, t’en tiens une bonne, Vicky ! Elle est jamais aussi marrante que quand elle est bourrée ! piaille ma parente excommuniée.
Et moi, là, sous cette pluie de ricanements, je me demande, pour la centième fois : pourquoi moi ?
— Bon sang, y a-t-il un monde où les soirées d’anniversaire se passent sans que je sois la victime de vos blagues à deux balles ?
— Ou de tes propres bourdes. Oh ! Tu veux qu’on parle du jour de tes 19 ans, commence Lauri.
Son sourire roublard s’agrandit, prêt à déchaîner un tourbillon de souvenirs compromettants.
— Tu sais celle où…
Je l’interromps immédiatement d’un ton autoritaire :
— Lauri, je te défends d’évoquer cette histoire !
Andrès, l’âme d’un paparazzi affamé de sensations, bondit sur l’occasion, les yeux pétillants de curiosité.
— Hé, nous laissez pas en mode teasing ! C’est quoi ce secret ? Du croustillant ? J’en veux !
Lauriane ouvre la bouche pour poucaver, mais je la rabroue une nouvelle fois, d’une voix plus tranchante encore :
— Lauriane, je te préviens, ne dis rien sinon…
Le regard brillant d’un défi évident, elle s’esclaffe :
— Même pas peur, Vicky ! Vu comment t’es emprisonnée dans les bras de Mati, j’ai le temps de faire l’aller-retour à Paris avant que tu puisses agir !
Je peste, exaspérée, tente de me dégage, manque de me rétamer, avant que Monsieur ne me presse contre lui. Plus fort. Grrrr. Mes rétines lancent des éclairs, la situation m’échappe des doigts.
— Alors, on était à Londres pour assister au concert de…
— Attends, attends ! OK, OK, vous pouvez vous amuser à mes dépens, mais à une condition : Mati, tu me poses au sol illico ! Dai ! Presto ! Adesso e subito !
Je plante une œillade insistante sur mon bientôt ex-meilleur ami, espérant qu’il me lâche enfin.
— Qu’est-ce que j’y gagne ? C’est pas tous les jours qu’une beauté comme toi se retrouve dans mes bras. Faut bien un peu de motivation.
Pas tous les jours ? La blague du siècle ! Il s’envoie des nanas toutes plus canons les unes que les autres à tire-larigot et il fait le modeste.
Je soupire, m’efforçant de rester calme, même si l’impatience me ronge de l’intérieur.
— Après ma clope, je te promets que j’irai me trémousser sur le dancefloor. Tes chers clients pourront admirer le spectacle et le DJ annoncera mon anniversaire pour faire pleuvoir les consos au bar. Le deal te convient ?
Mati me dévisage un instant, puis pivote sa tête vers ma cousine :
— Elle est piquante comment l’anecdote ?
— Le genre à faire bidonner chaque membre de la famille Saint-Clair !
Ouais… Ouais… de ceux qui me plongent à jamais dans une honte étouffante à double niveau. Mon père, bizarrement, ne trouve pas ça drôle…
— OK, si tu me jures qu’on en reparlera encore dans cinq ans, je mise une bouteille de champagne. Un Veuve Clicquot, tiens !
Sur ce, mes petons retrouvent le plancher — froid — des vaches lorsque Monsieur Chic consent enfin à me libérer de ses gros muscles. Ses vilaines paluches traînent à tâtons sur ma hanche, histoire de vérifier que je ne me fais pas la malle. Je lui tire la langue avant de tourner le regard vers ma cousine bien-aimée, l’expression lasse.
— Allez, accouche que je puisse aller m’intoxiquer les poumons.
Et voilà comment mon patron et mon partenaire de danse favori ont découvert que, le soir de mon dix-neuvième anniversaire, j’ai accidentellement appelé mon père pendant que je m’envoyais en l’air dans les toilettes d’un club londonien avec Harry Styles. Vous n’y croyez pas ? Vous avez raison. Oui, j’étais passablement imbibée. Oui, j’ai supposé que c’était le vrai. Non, ça ne l’était pas. Mon paternel ? Il a raccroché bien sûr — sans doute pour éviter une crise cardiaque — mais m’a laissé un message : « La prochaine fois, mets ton téléphone sur “mode avion” avant de faire des bêtises. Ne rappelle surtout pas : j’ai une visite chez l’ORL pour me dépolluer les tympans ». Ce soir-là, je suis officiellement entrée dans la catégorie « fille pas bonne à marier… à moins d'aimer les anecdotes gênants à Noël ». Un jour, papa retrouvera son sens de l’humour.Je crois.
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