2.3 * VICTORIA * SHORTY DE SECOURS

16 minutes de lecture

CHAPITRE 2.3


SHORTY DE SECOURS


* *

*


V.R.DE.SC

29.10.22

21 : 30


♪♫ WAITING FOR TONIGHT — JENIFER LOPEZ ♪♫



L’attention de Mati se détache enfin. En trois temps. Elle. Le sol à nos pieds. Moi. L’arrachement est rude et, je le devine, difficilement supportable. Lorsqu’il me fixe de nouveau, ces pupilles bleu orage ne flamboient plus. Elles saturent de cette fatigue affective, de cette tendresse égarée, de ce trop-plein d’émotions retenues qui font probablement écho à mon propre regard.

— Pourquoi t’es pas en train de danser avec eux, en bas ? me lance-t-il.

Son intonation chaude et posée a légèrement déraillé.

Quoi répondre ? Dissimulation ou révélation ? Feinte, passe ou droit au but ? Mati connaît la souffrance que j’endure et tente de camoufler sous mes sourires forcés et mes rires de surface. Nos silences s’entrelacent avec la même densité, la même pesanteur. Avec lui, les faux semblants s’annihilent. Alors, à quoi bon maintenir mes barrières ? J’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu…

Hélas, à la dernière seconde — fierté oblige — la franchise s’efface au profit d’une semi-vérité.

— J’ai les orteils en compote…

Comme je le prévoyais, mon corps a capitulé, déclaré forfait avant que mon esprit n’ait pu défendre l’argument contraire. Certes, mes membres réclament répit, mais cette douleur-là, superficielle, n’est qu’un prétexte. Tout comme le bouclier d’espièglerie que je m’apprête à brandir.

— D’ailleurs, ils envisagent de monter le comité « Free les Petits Petons »…

Une coalition née du traumatisme des talons assassins, anti-escarpins, anti-plus-de-cinq-centimètres, anti-marche-sur-le-bitume-à-5-heures-du-matin. Leurs revendications sur le papier : suppression des rues pavées dans les centres-villes ; journée mondiale de la voute plantaire heureuse ; taxe punitive sur les sabots en bois, les bouts pointus et les ballerines ; cessation immédiate de commercialisation des TN — qu’on aperçoit, tragiquement, chaussées par de pauvres minots innocents dans la cour de récré, inconscients du crime esthétique qu’ils commettent. Pour les demandes plus terre à terre : un masque à la lavande une fois par semaine, un bain de sel tous les week-ends, une pose de vernis hebdomadaire, les bons soins d’une paire de mains calleuses les soirs de.. Ah, non, pour ça, faudrait que j’aie un mec, donc… chers membres syndicalistes, repassez.

Mes errances mentales s’étirent à l’infini tandis qu’à côté, Mati opère son petit rituel : San Pellegrino, glaçons et tout le tralala.

— Pardon, tu disais ?

— T’as retiré tes échasses, Vic. Plus d’excuses pour ne pas rejoindre la liesse.

Moui. Je soupire… Les Stilettos, toujours plus stylés à l’entrée qu’à la sortie…

— Bien sûr que si. Si je descends dans la fosse maintenant, tu n’auras pas le choix que d’aller chercher une trousse de secours pour soigner mes pauvres pieds martyrisés.

Il me fait signe de finir mon mocktail en levant son propre verre.

— D’ailleurs, relance-t-il, sourire mielleux, pas sûr que trainer tes pieds nus par ici soit une excellente idée… Y a des amateurs du genre, et crois-moi, ils localisent les orteils colorés plus vite qu’un serveur repère une coupe vide.

Pas faux.

— Ah oui ? badinè-je en pivotant mes chevilles, l’air de rien. Tu penses qu’ils feraient sensation ? Je pourrais tenter une diversification d’actifs et me prendre un complément de salaire sur Mym, d’après toi ?

— Avec un bon éclairage et une pédicure bien négociée, j’te fais un business plan en 24 h.

— Dis donc, patron, proposer de monétiser les atouts charme de ton staff, ça pourrait finir aux prud’hommes, tu sais…

Mati ricane.

— Je crache pas sur un peu d’économie parallèle. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

Qu’il est bête !

Cette conversation me rafraichit. Pose d’enquêtrice galante.

— Hum-hum… t’as l’air de connaître le marché, expérience personnelle ?

— En panards ? Pas vraiment. Sur Mym ? Si tu places « pieds certifiés par Mati », je te parraine gratos.

Ah, ce rictus joyeux… il se croit malin, hein ?

— Et si, par un étrange concours de circonstances, je devenais la star du mois, avec quelle partie de ton corps on les mettrait en scène, mes super petons ?

— Oh, Victoria… Si t’avais commencé par me demander quels types de contenus cartonnent sur mon profil, t’aurais pas à me poser cette question…

Ah la la, quelle mouche m’a piquée de glisser sur ce terrain-là avec lui, surtout avec mes deux grammes dans le sang ? Combat perdu d’avance… Rebrousser chemin me semble l’unique tactique salvatrice.

— Tu sais quoi ? Je passe mon tour. Si je devais envisager d’arrondir mes fins de mois sur un site de charme, vaut mieux tabler sur un partenariat de choc : Leslie me tanne pour que je l’accompagne au pole dance.

— Ah, dommage, moi qui comptais sur ma commission pour refaire le terrassement du rooftop, mais bon… Si ma vedette me fait faux bond, qu’y puis-je ?

Je pouffe, amusée par sa mine déçue.

— Des pirouettes en lingerie sur une barre métallique, impossible de rivaliser. Excepté peut-être, un show privé en pleine action avec ma—

Boudu ! Je le coupe illico, sévère :

— Finis pas c'te phrase !

Un rire franc éclate de sa poitrine et il ingurgite une rasade d’eau fraîche. Le verre claque sur la desserte.

— Bon, Miss Dérobade, t’es la reine de la soirée. Reste pas confinée ici toute seule pendant que tes invités foutent le feu à la piste.

Mes yeux s’arquent par‑dessus bord : Leslie et Andrés, complètement déchaînés, s’en donnent à cœur joie sur l’estrade. Au milieu de la marée humaine, je repère Camille, Flo et ma cousine, perdus dans la masse, mais lumineux dans leur propre bulle d’intensité. Nina zone surement au bar auprès de Baptiste.

— Naaan, converger au rez-de-chaussée ne me botte toujours pas. J’aime autant profiter du calme de la loge VIP et danser toute seule.

— Ne dis pas d’âneries, tu—

— Pense à mes orteils, Mati. Question de survie, pas de paresse. Ils n’ont aucune envie de retourner dans leur carcan sanglé. Donc à moins que tu veuilles me porter jusqu’à là-bas ?

Pourquoi diable ai-je ouvert la bouche ? Je capte l’éclat dans ses pupilles à l’instant où je réalise mon erreur. Son sourire implacable précède l’étreinte et ses bras se referment autour de moi tel un anaconda.

— Mati, non !

Trop tard, je décolle. Il m’arrache au sol avec une rapidité déroutante et me cueille dans ses bras comme si j’étais plus oreiller que créature bipède dotée d’un minimum de poids. Et de fierté. Par prudence, mes mains se verrouillent autour de son cou. Pétard ! Comment je m’extirpe de là, moi ? Je m’indigne à moitié, le rire accroché à la commissure de mes lèvres malgré tout.

— Arrête ! Je rigole pas !

— T’es ici pour faire la fête ou pour bouder dans ton coin ?

— Pour râler, comme d’habitude ! Pose-moi tout de suite !

Monsieur Attrape-moi-si-tu-peux se fiche royalement de mes protestations. Si je me débattais encore, est-ce que ça changerait quelque chose ? Non, bien sûr que non. D’un pas décidé, il nous dirige vers l’escalier.

— Pitié Mati, tourne-toi !

— De quoi ?

— Ma robe, espèce de crétin ! Tu la remontes jusqu’à mes reins !

Coup d’œil rapide vers mes cuisses, sourire sans aucune gêne, il modifie à peine sa prise.

— T’inquiète, l’essentiel est couvert, ça va.

— Ça va, tu dis ? Bon sang, non ! On voit mes miches !

Dents serrées, je lui lance un regard noir et tente de tirer sur le tissu, en vain. Aussi imperturbable qu’un mur de brique en feu, mon kidnappeur poursuit sa route, hilare. Par chance, j’ai enfilé un shorty ! Qu’y a-t-il de plus embarrassant que se retrouver les fesses à l’air dans un club bondé, trimballée comme un sac à patates par le plus démesurément arrogant de ses amis ? Réponse : l’être en portant un string ! J’ai horreur de ces machins ficelés. Merci à la sobriété de ma lingerie, sans quoi, bonjour la honte suprême !

Alors qu’on se tient en haut des marches, ma lueur d’espoir se matérialise : Andrès ! Ah. Mauvaise pioche. À sa tête, mon acolyte de danse jubile plus que mon ravisseur. Qu’importe, il sera mon prétexte tout trouvé pour que mon satané patron me repose dare-dare !

— Dréééé ! braillè-je. Viens m’aider, ce lourdaud me prend pour son accessoire de mode !

Mati fait mine de ne rien entendre, se contentant de me hisser un peu plus haut. Je me cramponne de plus belle à sa nuque, réflexe de survie plus que d’adhésion : tomber tête la première en boîte n’est pas dans mes ambitions glamour de la soirée.

— Quel couple de rêve ! Vous êtes adorables ! Toi, chérie, tu ressembles à une princesse en détresse. Joli cul, au fait.

— Purée, Mati, on va me regarder comme une fichue attraction ! Po-se-moi !

Andrès glousse. Rahlala. Mettons ça sur le compte de la solidarité masculine…

— Guapa[1], s’exhiber dans ce genre de tenue, c’est comme distribuer des billets pour le spectacle ! raisonne mon Andorran préféré. Vous les avez chinées où, vos robes, dans un sexshop ? Madre dios ! Celle de Leslie a l’avantage de passer encore moins inaperçue !

Très marrant… J’avoue, c’était le but recherché… Et, oui, on a shoppé ensemble, les filles et moi — sur un site tendance en ligne, pas une plateforme fétichiste, rassurez-vous.

— Exactement. Et, toi, ta camisa negra, tu l’as dénichée où ? Dans le grenier d’Antonio Banderas ? Ça existe des magasins disco encore en activité ?

— Direct du dressing de mon gros lapin. Dante a la fibre textile et le goût du clinquant. Elle te plaît ?

En vrai ? Pas mal du tout. Bien que je préfère le look de mon meilleur ami d’enfance, Camille, sa chemisette bordeaux imprimé cachemire sur t-shirt blanc, super classe. Ma main a coupé : œuvre de Flora.

— Par contre, Magic Mike, t’as pas le sentiment d’avoir zappé le dress code ? T’abuses ! Même pas un brin de satin ?

— Le satin, c’est traître. Ça attire trop la lumière… et les ennuis.

Je note. La lumière. Les ennuis. Et les bras trop zélés des porteurs compulsifs d’humains.

— Dante n’est pas encore arrivé ? m’enquiers-je.

— À mon plus grand regret… non. Mon homme aime se faire désirer…

Quel tragédien il fait, lui !

— Au fait, tu crois que… eh bien, c’est sûrement pas le bon moment, mais… tu crois que Dante pourrait… tu sais… retoucher quelque peu ma robe ? Ajuster la fente, la remonter… pour que je puisse bouger plus facilement. C’est juste qu’en l’état actuel, je me sens un peu… étriquée dedans. La coupe sirène permet pas trop d’amplitude de gestes et, avec tout ce que je vais devoir courir lundi soir, les marches à grimper, les machins à déplacer et tout et tout… ça deviendrait beaucoup plus conforta… Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

L’air faussement exaspéré de mon interlocuteur anéantit ma petite tirade « Ourlets et sentiments ».

— Vicky, ton cerveau n’a vraiment pas de bouton « pause », si ?

Puis, il se tourne vers Mati et le supplie :

— Oblige-la, toi, à lâcher du mou ce soir, c’est son anniversaire ! Et sois plus sympa aussi, t’es pas son contremaître : arrête de la faire cavaler comme une stagiaire sous perf de caféine !

— On parlait de fringues, pas de boulot ! protesté-je aussitôt. Et d’un détail hautement logistique, s’il te plaît — ma liberté de mouvement !

— Pour ta gouverne, rétorque Mati, la demoiselle ici-présente ne cavale pas : je lui fournis la locomotion et elle voyage en première classe. D’ailleurs, sans vouloir balancer, ma passagère princière pèse son petit lot de bagages — on dirait pas, mais c’est compact, tout ça !

La dernière partie de sa belle déclaration se ponctue par une légère secousse démonstrative : le rustre ! Grrrrr.

Alors, comme ça, le roi des gros bras commence à tirer la langue ? Bien fait, ça lui fera les pieds !

Et déjà cette andouille entame la descente.

— Eh oh ! Stop, j’ai dit ! J’ai un rendez-vous express avec une clope, pas vrai Dré ? hurlè-je par-dessous nos épaules.

Sans laisser le temps de répondre au principal intéressé, j’enchaîne :

— Bonne idée, dis-tu ? Génial, marché conclu ! T’entends, l’ogre, repose-moi ! Fissa !

Apparament, je suis devenu aussi inaudible qu’un iceberg qui dérive dans l’océan de l’indifférence masculine. Shrek progresse vaillamment, insensible à mes couinements d’indignation.

— Tu l’embarques où comme ça, au fait ? l’interroge mon pas-sauveur-du-tout en nous pistant. Avec votre délire de remake à la Bodyguard, on croirait que tu l’escortes pour aller bais… euh… pitcher un… machin financier dans le… au sous-sol, bafouille-t-il précipitamment.

Puis, se penchant vers mon oreille, il s’informe, langue de vipère :

— Il te saute ou j’ai loupé un épisode ? C’est pas censé être la chasse gardée de Leslie, ce pibón[2] ?

Vale Andrès Valenzuela, un peu de discrétion ! On parie combien que les tympans de Mati ont l’ouïe d’un éléphant ?

Une grimace me traverse, croisement bancal entre malaise et tendresse désarmée. C’est du Dré tout craché : un sourire, une phrase qui dérape et moi au milieu, en équilibre précaire, ne sachant si je dois le houspiller, me scandaliser ou juste rougir.

À défaut de riposte idéale, je tente de noyer le poisson en faisant diversion : autant rebondir sur sa remarque initiale plutôt que sur sa question intrusive.

— Oh, hé, j’ai l’air d’une auditrice en cavale ? Tu crois que j’ai la tête à éplucher des dossiers à cette heure ? Je tiens à peine debout. Et…

Je lui fais signe d’approcher plus près :

— Mêle-toi de tes oignons, mon chou !

Je me tortille pour me réajuster dans les bras de l’autre nouille, toujours baladée façon offrande aux dieux du ridicule. Au pied de l’escalier, Mati hésite. J’en profite :

— Dis, patron, je suis pas trop lourde, j’espère ? Pas de crampe ? Pas d’élongation imminente ? Non, parce que, si tu veux, il existe un concept révolutionnaire : poser les gens au sol !

— On part en expédition classée de la plus haute importance, finit par expliquer mon tortionnaire à notre accompagnateur rieur. À la recherche de la productivité perdue. On t’embrigade, si ça te tente.

— Chéri, roucoule Dré d’une voix mielleuse, t’es au courant que, même si Vic est un pur joyau, je préfère croquer dans ton… diamant perso.

Salut, moi c’est Victoria, otage d’un duel de sous-entendus scabreux. Pourquoi moi ? Je n’ai définitivement pas coché la case « orgie » sur l’invitation. Même pas « duo ambigu ». D’ailleurs, dans ce triangle, quel serait mon rôle ? L’hétéro accidentelle entre un homo flamboyant et un bi qui s’ignore ?

Soudain, entre deux beats électro, au beau milieu du parquet de danse, les pieds qui menacent de high kicker quiconque ne dévierait pas à temps devant notre convoi exceptionnel, des dizaines de paires d’yeux rivés sur mon derrière à moitié à l’air, un timbre familier happe notre progression :

— Vicky ?! Que fais-tu dans les bras de ton… chef ? Tout va bien ? Tu t’es fait mal ? T’as besoin d’aide ?

Lauriane, cousine et chevalière en talons aiguilles, avec sa superbe robe de soie noire cheveux blonds au vent et rouge à lèvres violine, surgit telle une Deus ex machina pour secourir ma dignité en pleine débâcle sociale.

Mati freine son élan. Aussitôt, une partie de mes invités nous encercle. Les regards sont inquiets, les tons alarmistes.

Légère torsion du buste, mouvement calculé pour faire comprendre que l’inconfort me mine lentement mais sûrement. Mes ongles se plantent dans la nuque de Shrek et, un discret « aie » plus tard, j’exhorte ma nouvelle sauveuse à la rescousse :

— On est sur une alerte rouge maximale. Cet imbé-

— Ne l’écoutez pas, m’interrompt Andrès. Elle pète le feu. C’est juste une petite crise de drama queen !

Mati opine, le sourire jusqu'aux oreilles. Dites-moi que je rêve ! Je vais les étriper. Tous. Les. Deux.

— Alors là, pas du tout. Je me fais trimballer contre mon gré !

Tout le monde sourit : pourquoi tout le monde sourit ?

— Allô ? Vous m’entendez ? Ok la musique est forte mais cette brute me porte sans mon consentement et personne ne réagit ?! On est où, là ? Dans un blockbuster low cost ? Je ne m’appelle pas Anastasia, moi ! Mon mode de transport habituel n’inclut pas un torse musculeux qui m’écrase les boobs !

Les visages restent impassibles, comme si mon trait d’humour avait atterri sur une autre planète. Flop total. Puis, de concert, ils éclatent tous de rire.

— La vache, t’en tiens une bonne, Vicky ! me charrie Camille, bras protecteur autour des épaules de sa copine.

— Elle est jamais aussi marrante que quand elle est bourrée ! piaille ma parente excommuniée.

Je la déteste ! Je lui tire la langue, non mais !

— Ta référence à Fifty Shades, ce serait tout de même pas une requête inconsciente pour finir dans un donjon ? tique Dré.

— Ouh lala, Victoria, j'te savais pas si… audacieuse ! s’esclaffe Lauriane du tac au tac.

— C’est l’anniversaire « Tout en cuir » de Leslie qui lui a ouvert l’appétit, ose décréter Andrès, ignorant mon regard mortifié.

Il ne paie rien pour attendre ce mufle de première !

— On a pas choisi le satin comme thème par hasard, Vicky Barcelona ! T’as oublié ? Pour honorer ton côté sirène, ma chérie ! Toi, t’es la vague, t’es la fluidité, t’es l’élégance ! Pas une Anastasia[3] par en détresse, bébé… t’es une Loana[4] !

Bon sang de bonsoir ! Andrès vient de me comparer à Loana ?! Donc, selon ce grand prophète des galipettes, mes penchants m'orienteraient plus vers un quickie aquatique qu’une séance de bondage ? Mmh… Il me lit comme une carte maritime, le bougre ! L’eau : ma came par excellence. Alors bien sûr, par la force des choses, tout ce qui touche de près ou de loin à cet élément figure dans ma liste de fantasmes secrets… Je peux même dire que, grâce à un beau roux tout en muscles et au timbre brumeux, la plage a cessé d’être un rêve l’été dernier… Non. Non, non, non ! Qu’il sorte de ma tête, lui et son fichu goût malté ! Je claque immédiatement la porte mentale de cette pensée brûlante avant qu’elle me fasse fondre… ou chavirer.

Retour au réel. Sous la pluie d’éclats de rire qui m’entoure, je me demande, pour la centième fois : pourquoi moi ?

— C’est bon, vous avez assez rigolé à mes dépens ? Bon sang, y a-t-il un monde où les soirées d’anniversaire se passent sans que je sois la victime de vos blagues à deux balles ?

— Ou de tes propres bourdes. On en parle du soir de tes 19 ans ? avance Lauri.

Son sourire roublard s’agrandit, prêt à déchaîner un tourbillon de souvenirs compromettants.

— Tu te rappelles, notre virée à—

— Lauri, je te défends d’évoquer cette histoire !

Andrès, l’âme d’un paparazzi affamé de sensations, bondit sur l’occasion, les yeux pétillants de curiosité.

— Hé, nous laissez pas en mode teasing ! C’est quoi ce secret ? Du croustillant ? On veut savoir !

Ma cousine ouvre la bouche pour cafarder sur moi, mais je la rabroue d’une voix tranchante :

— Lauriane, je te préviens, pas un mot sinon…

Le feu du défi danse dans ses prunelles. Ô joie !

— Même pas peur, Vicky ! Vu ton niveau d’immobilisation, j’ai le temps de faire l’aller-retour à Paris avant que tu puisses agir !

Je peste, excédée, tente de me dégager, manque de me rétamer, et l’autre, en parfait gentleman, trouve bon de resserrer son emprise. Mes rétines lancent des éclairs, la situation me glisse entre les doigts.

— Aaaalors, on était à Londres pour assister au concert de—

— Attends, attends ! D’accord, vous pouvez vous payer ma tête, mais à une condition : Mati, tu me poses au sol illico ! Dai ! Presto ! Adesso e subito ![5]

Je plante une œillade insistante sur mon bientôt « ex-meilleur ami », espérant qu’il me lâche enfin.

— Que j'te repose ? Hmmm… Et qu’est-ce que j’y gagne, au juste ? C’est pas tous les jours que j’ai une nana comme toi dans mes bras.

Pas tous les jours ? La blague du siècle ! Il s’envoie des « nanas » toutes plus canon les unes que les autres à tire-larigot et il se la joue petit joueur. Tsss.

Je soupire, me drape d’un calme apparent, mais, en sous-marin, l’impatience couve. Je n’en reviens pas de marchander un pied à terre :

— Voici ce que je te propose : après ma clope, j’irai me trémousser sur le dancefloor. Tes chers clients pourront admirer le spectacle et le DJ annoncera mon anniversaire pour faire pleuvoir les consos au bar. Deal ?

Merci, patriarcat, pour ce cours gratuit sur la diplomatie appliquée à la survie en soirée.

Mati me dévisage quelques secondes, puis pivote la tête vers ma cousine :

— Elle est piquante comment, l’anecdote ?

— Le genre à semer l’hilarité parmi toute la famille Saint-Clair ! Même Pépé Louis !

Pour mon plus grand désarroi, hélas… Cet épisode m’immerge irrémédiablement dans une honte écrasante à chaque sortie. Mon père, curieusement, n’y trouve toujours pas de quoi sourire.

— Ça me va. Si tu me jures qu’on en reparlera encore dans cinq ans, je mise une bouteille de Veuve Clicquot !

Sur ce, mes petons retrouvent le plancher des vaches lorsque Monsieur So Chic daigne enfin me libérer de ses gros muscles. Ses vilaines paluches traînent à tâtons sur ma hanche, s’assurent que je ne prenne pas la poudre d’escampette. Je lui tire la langue avant de tourner le regard vers ma cousine bien-aimée, l’expression lasse.

— Allez, accouche que je puisse aller m’intoxiquer les poumons.

Et voilà comment quatre de mes plus proches amis ont découvert que, au soir de mon dix-neuvième anniversaire, j’ai malencontreusement téléphoné à mon père pendant que je m’envoyais en l’air dans les toilettes d’un club londonien avec Harry Styles. La vie a un drôle sens de l’humour, hein. Vous n’y croyez pas ? Vous avez raison. Oui, j’étais quelque peu éméchée. Oui, j’ai supposé que c’était le vrai. Non, ça ne l’était pas. Cocktail alcool + célébrité = catastrophe assurée.

Mon paternel ? Il a raccroché, bien sûr — sans doute pour éviter une apoplexie. Maman m’a quand même laissé un message : « Avant toute nouvelle folie, je l’espère protégée, active ton mode avion. Ne rappelle surtout pas ton père pendant quelques jours : ses tympans réclament une réhabilitation. Je lui prends rendez-vous chez l’ORL, la semaine prochaine. On t'aime, quand même. P.S : Je m'occupe de mettre tes frères dans la boucle. Plus on est de fous, plus on rit ». Cette année-là, j’ai fait mon entrée dans la catégorie : « Fille pas bonne à marier… à moins d’apprécier les anecdotes gênantes à Noël ». Et depuis, j’ai appris avec perte et fracas qu’il y a deux types de soirées d’anniversaire : celles où tout se passe comme sur des roulettes, et celles qui fournissent des scènes cultes à inclure dans ton autobiographie. Mais, au final, ma mère avait raison : peu importe les gaffes, l’essentiel, c’est de rire avec les bons.

Annotations

Vous aimez lire D. D. Melo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0