2.4 * VICTORIA * RÉCHAUFFEMENT IMPOSSIBLE
V.R.de.SC
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29.10.22
21 : 45
♪♫ TROP BEAU (version acoustique) — EMMA PETERS ♪♫
Sitôt mes talons enfilés et mon verre assassiné, Lauri, Andrès et moi migrons vers le rooftop, zone tampon entre cœurs tièdes et lucidité glacée. Avantage non négligeable de ma condition de collaboratrice : mon passe magique dégoupille chaque serrure, même les privées.
L’averse a déserté les lieux, laissant derrière elle une voûte basse, chargée, prête à replonger dans ses humeurs délétères. Ce soir, ce n'est pas moi la diva, mais le ciel en robe de drame et d’ennui. Les halos des réverbères s’enroulent dans les nuages, teintent l’horizon d’un camaïeu douteux. Un tableau parfait pour les grandes remises en question ou les petites crises existentielles de fin de nuit.
Punie par mère Nature en personne, je me les caille. Mes os claquent en silence. Ma tenue de soirée en satin bleu nuit prévue pour le dancefloor, pas pour la Sibérie, frise le ridicule à l’extérieur. Mon épiderme s’est transformé en champ de blé hérissé et le blazer en laine de Mati — chipé à la dernière minute dans son bureau pour éviter de descendre au vestiaire — fait ce qu’il peut. À savoir : un câlin tempéré. Merci la clim céleste pour l’ambiance chambre froide avec supplément déprime poétique. Cette atmosphère mériterait un copyright. Reste plus qu’à coller du Brel et on tient notre Palme d’Or du cafard. Et dire qu’on m’avait promis de la fiesta et du caliente. On est loin, très loin du compte. Sauf si on considère que le pic sensuel de la soirée ait été l’opération princesse en détresse contre le torse de Mati. Cinq bonnes minutes de chaleur humaine, de martèlements de cœur partagés et de parfum boisé dans les narines. Sexy, certes. Pas de quoi faire exploser le thermomètre non plus. Forcément, quand ta pompe à illusion bat dans le vide à cause d’un type qui a déserté ta sphère sans préavis, ton corps, lui, hiberne en mode veille...
Je tire vite sur ma mentholée et observe les volutes se dissoudre dans ce théâtre orangeâtre où le réel flotte en différé. J’ai l’impression que le monde vacille sur ses gonds. À moins que ce ne soit mon cerveau qui pédale en 2G nostalgique. Fort probable. Mon système d’exploitation interne tourne en roue libre depuis au moins deux verres, sans espoir de mise à jour. Le triptyque du samedi soir — ou plutôt dimanche : une cigarette, un pathos visuel, une gueule de bois annoncée. Youhou, quel anniversaire de dingue… de pire en pire chaque année.
— Vous êtes vraiment des copies conformes, toutes les deux, s’étonne Andrès l’air de débusquer une anomalie dans la matrice.
En effet, sur le plan physique, la similitude entre Lauri et moi saute aux yeux — une parenté qu’aucun regard un tant soit peu attentif ne manquerait de remarquer.
— Avec des corps taillés dans un moule cosmique du tonnerre, en plus, glousse-t-il.
Sa paume m'assène une claque sur les fesses lorsque je passe devant lui.
— Oh, hé, pas touche ! raillé-je, faussement offusquée.
Je souris faiblement en allant planter mes coudes sur le tonneau le plus proche, m’éloignant à peine de l’épaisse fumée qui s’élève autour de lui. Andrès a opté pour son rituel habituel : un joint bien roulé, proposition que j’ai poliment écartée. L’alcool fait déjà voltiger mes méninges, inutile d’ajouter du délice dans ce concerto d’ivresse.
— Vicky est bien plus jolie que moi, tu sais, affirme ma cousine en prenant place sur un fauteuil en rotin sous la pergola.
Un soupir en diagonale, limite rire blasé, m’échappe.
— Lauri, par pitié. Tu sors tout droit d’une version contemporaine du Lac des Cygnes. Dois-je te rappeler que t’as été formée à l’école des entrechats et des pirouettes ? Moi, je suis plutôt tuto shuffle danse sur TikTok et pas bourrés sur le parquet. Faut pas tout confondre.
On a poussé ensemble, telles deux plantes aux ADN inversés : elle, en liane gracieuse sur pointes, moi en herbe folle percutant le béton, les genoux toujours constellés de bleus. J’ai appris à tomber en beauté, oui. Ça forge des compétences, il paraît.
— Arrête, Vicky… Je te signale que t’as été dispensée des heures de torture vocale à base de « engage ton centre », « allonge tes lignes », « sois légère comme une plume, pas comme une enclume » et tralali tralala. Tu danses avec ton cœur. T’es... instinctive. Moi, je suis calibrée, j’exécute avec la mémoire musculaire. Au moins, t'es prête pour Coachella, pas moi...
J’aimerais l’absorber, ce compliment, mais mes neurones radotent sur une playlist larmoyante depuis des semaines et la touche « suivant » est cassée.
— Poétique, cette histoire de cœur. Partage un peu du tien, tu veux, que je me branche à quelque chose, ironisè-je.
Mon palpitant végète en PLS sentimentale. Je suis encore en train de trier les tessons à mains nues…
— Bibiche, intervient Andrès, arrête de faire ta drama queen. Ton cœur bat très bien, il s’est juste pris les pieds dans un kilt mal attentionné.
L’envie de rire me chatouille. Je l’enterre sous une bouffée de goudron qui gratte jusqu’aux bronches. Peut-être que si je tousse assez fort, je pourrai expulser son sourire de ma mémoire. Chiche ! Pas testée, cette méthode…
— Faut dire aussi… Monsieur Tartan, c’était une dinguerie sur pattes. Avec ce regard à faire plier les genoux et cet accent à tordre les voyelles ? Le genre de beau-gosse qu’on classe pas en « souvenir neutre », mais en « dérèglement durable », surenchérit-il.
Souvenir neutre, mon cul ! Radioactif, plutôt ! J’ai imprimé chaque millimètre de lui en code-barres sur mes insomnies.
— Merci du rappel, Andrès, vraiment. T’as visé le point G de la douleur !
— Allez, Vicky, plaide Lauri de sa voix calme. Te laisse pas broyer par un type en jupe. Des mecs, y en a plein. Ils existent toujours en deux versions : l’idéal qu’on archive sous verre et qui s’installe dans ta tête comme un roman à relire en secret, puis le foireux qui le fait briller par contraste. Le fantasme, puis le rabat-joie.
Ouais, ouais, et moi, j’ai eu droit à la préface avant qu’il ne déchire le bouquin. À la fin, j’ai hérité d’une quatrième de couverture mensongère, d’un épilogue morose et d’un autodafé à la place d’une belle édition reliée avec un happy end.
— Ton Écossais, poursuit-elle après avoir sirotée une gorgée de sa bouteille d'eau, tu dois le reléguer au rayon des jolis mirages et le transformer en anecdote, pas en refrain. Je me suis mangé le mur moi aussi. Quand l’autre… tarte m’a larguée pour cette… cette… quiche à frange. Deux mois, et j’ai pas réussi à ranger ce poireau dans une boîte étanche mais... je suis allée voir ailleurs et j'ai pris mon pied ! Rien de tel que des mains habilles et une bouche affamée pour te faire passer l'envie de revenir en arrière, crois-moi.
— Bien dit, beauté ! approuve Andrès en tendant théâtralement sa paume vers elle. Allez, vide ton sac. Fais de moi ton confident officiel en galipettes post-traumatiques, j’adore les récits classés X. Même les hétéros. Et bien sûr, je suis tout ouïe si tu veux aussi me déblatérer ta mésaventure conjugale — je suis un expert en consolation, avec ou sans contact physique, au choix.
Naturellement, pudique comme elle est, ma cousine se lance dans la version soft. Elle commence par sa rupture, pensant garder le reste pour elle. Grave erreur. Avec Andrès, on finit toujours par tout raconter, jusqu’aux détails les moins avouables. C’est sa superpuissance : il t’arrache la vérité avec un sourire et un clin d’œil.
Et si je revenais deux secondes sur son conseil... La boîte étanche ? Un mythe. Si j’avais su, j’aurais investi dans un coffre-fort en titane blindé à clés multiples, reconnaissance rétinienne croisée, mot de passe en sanskrit ancien chiffré façon Enigma, verrou quantique et... et... un système de défense qui te pose une énigme digne du Sphinx à chaque tentative d’ouverture... Eh beh, non, ils avaient plus en stock... Quant aux fameuses mains... que penser ? Testées et non approuvées. Je ressasse, il est vrai. Comme l'a si bien résumé Andrès : après avoir couché avec le boss final, même les mieux notés te paraissent jouer en division amateur. D’autres crieraient au sacrilège — parce que niveau technique et sex appeal, Mati est clairement en haut de la chaîne. Mais voilà, le désir n'est pas une affaire d'adresse ni d'enveloppe — aussi chocolatés puissent être les abdos, expertes les paumes ou belles les intentions. C’est une histoire d’alchimie, d'étincelle qui sabote tout raisonnement, de feu, d’ombre et de chaos qui brûle sous la peau. Un seul homme a su allumer ce brasier-là. Et je crame encore. Faut-il vraiment aimer pour ressentir ça, ou juste tomber dans le bon précipice au bon moment ?
Je finis par rebrancher l'antenne sur leur fréquence. Encouragée par Andrès, ma cousine déballe sa mésaventure conjugale d’un ton trop calme pour être net. Ses doigts triturent le briquet comme si elle cherchait à le replier jusqu’à ce qu’il s’excuse. Nos regards se rencontrent briévement : on sait. Hier, on a chillé ensemble devant Netflix sur mon canapé, synchronisées dans notre misère, une cuillère chacune, une peine chacune, un pot de glace à la vanille macadamia pour tout langage commun. Elle est loin, très loin d'être passée à autre chose. Son ex, Julien, le gendre idéal — estampillé sérieux et chemise repassée jusqu’à preuve du contraire — a préféré la nouveauté au respect. L’enflure a ruiné trois ans de promesses en un claquement de reins.
— … genre, deux phrases. Deux. Pas même une virgule pour pleurer dessus. On aurait cru qu’il résiliait un abonnement. Aucune rétrospective. Aucun hommage. Juste ce minable « je crois que j’ai besoin d’autre chose », gnagnagna. Autre chose, à d'autres ! Elle bosse avec lui depuis trois mois, la... la... la garce !
Andrès grogne, compatissant.
— C’est un sacré con. Et un lâche.
Ma nuque opine machinalement. Geste de soutien automatique. Sincère, mais un peu lointain. Mon regard accroche les reflets dorés sur les flaques. En parallèle, mon oreille capte tout, enregistre, compare.
Trois ans liquidés en deux lignes sèches d’un revers de langue. Moi ? Un grand blanc, la douloureuse et va mourir. J’aimerais pouvoir m’indigner pour elle, sauf que j’ai cramé toutes mes cartouches. Mon quota d’émotions est à sec. J’ai même pas eu un effort de justification. Il m’a rien dit. Ce petit con m’a plantée là avec la mémoire sensorielle de ses lèvres sur les miennes, de son souffle contre ma peau, sa voix mielleuse dans un message enflammé et son silence en guise d’au revoir. Non, le coup de grâce, c’était son SMS minable à l’heure du vide qui m’a flingué le palpitant en caractères à perpétuité. Si vous saviez combien de fois j’ai rêvé de le poignarder au cure-dents. Lentement. Avec application.
— Il m’annonce ça comme s’il choisissait entre deux desserts sur une carte, explique-t-elle encore. La fidélité ou la tentation ? Ben la chaudasse, évidemment…
Elle rit. Un peu. Une tentative de maquiller l’amertume en sarcasme. Je reconnais la manœuvre. Je tire une dernière fois sur ma clope. Les plantes vertes frémissent sous le vent. Moi aussi.
Du coin de l’œil, je la regarde enchaîner sans vraiment attendre qu’on la plaigne, sa version du désastre se dévidant avec une insistance thérapeutique.
Même ébréchée, Lauri reste lumineuse. Tout comme moi, elle est blonde, mais ses cheveux, d’une teinte plus polaire, coupés courts et lisses, contrastent avec mes ondulations sauvages dorées. Plus grande, plus élancée, sa silhouette délicate lui donne un air éthéré là où la mienne affiche quelques kilos superflus et des arrondis moins consensuels. Faut dire que je ne me préoccupe pas vraiment des lignes idéales alors que Lauri a fait ses classes en danse classique. La pratique laisse des traces, une tenue, une manière de se mouvoir. Si j’ai dansé — du modern jazz surtout, plus libre, plus expressif — j’ai surtout baigné dans le tennis, l’équitation et les sports aquatiques, comme mes frères. Assez pour me forger une autre allure plus ancrée, moins sculptée pour parader qu’optimisée pour le dynamisme et la survie en milieu salé. Le genre de gabarit qui coche toutes les cases pour un casting Koh-Lanta, sauf peut-être la tolérance aux moustiques et aux embrouilles.
La principale différence réside dans nos yeux : les miens d’un ambre intense, s’opposent aux siens, bleus perçants. De quoi adoucir ses traits et accentuer cette impression de calme qu’elle dégage naturellement. Tandis qu’avec mes iris fauves, je trahis la moindre de mes tempêtes intérieures. Ces petites variations à peine perceptibles ne diminuent en rien la ressemblance qui nous unit. Pourtant, ces derniers temps, le jeu de nos prunelles murmure des douleurs jumelles.
Plus qu’une cousine, Laurie est cette sœur que la génétique a oubliée. Présente au delà des saisons qui passent, inébranlable dans les sommets enivrés comme dans les creux crasseux, Lauri n’a jamais lâché ma main, et j’ai toujours serré la sienne en retour. Elle et moi avons quasiment grandi ensemble — sa mère Caroline étant la sœur de mon père et la confidente inséparable de ma propre mère. Nos familles ont tricoté un patchwork autour de nos jeunes années, fait de dimanches à rallonge, de vacances mélangées, de secrets échappés en soirée pyjama. De cette proximité est née une complicité à toute épreuve, nourrie de péripéties partagées — des bêtises d’enfance aux drames d’ado — voire un pacte tacite, entériné par nos conditions réciproques de seules filles parmi nos fratries pleines de testostérone. Gabriel et Bastien, Paul et Arthur, nos frères respectifs, nous ont servi un nuancier complet de galères, chamailleries, coups tordus en pagaille. Grâce à eux, on a décroché notre diplôme de stratège en défense tactique : esquive, encaisse, riposte.
En parlant des garçons…
— Au fait, Arthur a pu se libérer ? Il se joint à nous cette fois ?
Ma voix se perd un instant dans le souffle du vent. Lauriane tourne légèrement la tête vers moi, son profil éclairé par les guirlandes suspendues au-dessus de nous. J'en profite pour déchausser mes talons. Elle me lance un regard furtif, comme si ma question réveillait un flash de messagerie oublié ou un texto lu à la volée.
— Ah, oui, il m’a confirmé qu’il viendrait.
— Banco ! Huit Saint-Clair sur neuf, record battu ! D’habitude, on plafonne à sept cousins grand max.
— Marine est une lâcheuse, rouspète-elle en faisant sa petite grimace.
Je glousse, la scène est si familière. Le clan. Les absents. Les vacheries pleines d’affection et les piques au miel.
— Tu parles ! Elle doit sûrement être en train de pleurer sur notre sort… les orteils en éventail et un ti' punch à la main.
Lauriane lève sa bouteille en guise de toast imaginaire, puis se vautre un peu plus dans le fauteuil d’extérieur.
— Tu crois que c’est joli, Saint Domingue ? me demande-t-elle, plus rêveuse qu’irritée au final.
— À voir les photos qu’elle publie sur les réseaux, ça m’a tout l’air d’une carte postale pour paradis perdu. Cocotiers, sable blanc, lagons turquoises… Leucate gagne au change, c’est indéniable.
Son ricanement fuse. Objectivement c’est du pipeau, mais... on a été biberonnées au chauvinisme local et puis, la mauvaise foi est un sport national, faut dire ce qui est.
— Heureusement, le soleil nous fait encore l’honneur de sa clémence. Si les prévisions météo tiennent, un plongeon n’est pas à exclure.
Lauriane redresse le buste, frissonne malgré sa veste en jean.
— Très peu pour moi. Je suis sculptée dans du bois tendre. Une mer à 20 °C ? Je meurs direct.
— Arrête ton cirque thermique ! Avec un peu de rosé et deux fous rires, tu rentreras dans l’eau comme dans un mojito. D’ailleurs, t’as connu plus glacial — ton ex, par exemple. Et miracle, tu respires toujours !
— Tu crois ? Bon allez, si j’ai survécu à cette congère, je peux bien me coltiner une houle frisquette et un petit plouf. Pas question d’être la seule Saint-Clair à fuir l’appel des vagues pendant notre expédition maritime.
— Sauf si tu veux qu’on te bannisse au prochain barbecue ou qu’on te radie du Secret Santa…
— Lol, ça, ce serait presque un soulagement, pouffe-t-elle.
Je termine ma seconde cigarette, puis la noie dans le cendrier le plus proche. La brise emporte la dernière spirale avant qu’elle ne m’effleure la joue. Sans un mot, je me bazarde dans le canapé à côté d’Andrés, les jambes pelotonnées sous moi, les paupières un peu lourdes. Je consulte ma montre : misère, il est même pas 22 h...
— C’est quoi comme type d’excursion au juste ? demande Andrès, flairant l’intrigue.
Je laisse Lauriane s’emparer du récit. Menton relevé, regard allumé, la voilà convertie en conteuse de cette histoire cent fois racontée.
— Tradition familiale, lance-t-elle d’un ton léger. Depuis qu’on est ados, on se cale une journée entre cousins pendant les vacances d’octobre. Pas de parents, pas de copains, copines, juste les Saint-Clair juniors. Une virée à la mer, une rando, un pique-nique et toujours des défis idiots, de l’alcool à flot, des confidences qui partent en vrille… Cette année, on lève l’ancre à Leucate sur le catamaran de Gabriel. Cap sur la Méditerranée et, si tout se passe bien, retour salé, rincé, et heureux.
Peu à peu, sa voix devient coton alors que leur conversation se déroule. Mes yeux talonnent le fil lumineux d’un avion sur le point d’atterrir. Le silence s’étire doucement en moi, contrebalançant la vivacité de leur bavardage. J’ai cette manie : disparaître dans mes pensées pendant que les autres brodent leur tapisserie sociale. Allez-y, papotez. Moi, je m’atrophie. Pas que je sois radine en mots, bien au contraire, je les collectionne, je les archive. Il y en a même certains que j’ai planqués dans mes poches intérieures et que je mâchonne à l’occasion. Ils collent au palais. Trop âpres pour être recrachés. Mais je les rumine, au cas où. Je me prépare pour ce jour. Et puis, la mémoire me percute — ce jour, c’est de la science-fiction, une lubie, une excuse. Je ne le reverrai jamais et si, je dis bien si, son joli cul se pointe devant moi, je… je… Je souffle en m'emmitoufflant dans le blazer. Pourquoi au juste est-ce si difficile de tourner la page ? Je commence à saturer, ce soir. Trop de bruits, trop de stimulations, trop de tout et, surtout, rien de lui…
Le rire de Lauriane éclate et ricoche, suivi du grain chaleureux d’Andrés, joyeux lui aussi. Mon attention s’est réfugiée au bout de ma manche : mes doigts frottent le tissu sur ma cuisse. Ça me rassure. Ça m’ancre. Un chouia. Là, tout de suite, je rêverai de m’enrouler dans un plaid métaphorique, moelleux et total, genre burrito émotionnel, pour empaqueter mon foutoir intérieur et jeter la clé. Garniture : miettes de regrets, nicotine incrustée, nostalgie liquoreuse et, peut-être, un petit pétard en guise de cerise. Pas moyen de forcer une mémoire à désinstaller les souvenirs et de formater l’âme, la peau, le cœur comme un disque dur. Évidemment qu’elle est remplie ma corbeille mentale, elle fuit même sur les côtés…
Je le veux avec moi. Même muet. Même dans le coin, flou, mais à portée de souffle. Je prends tout, tant qu’il n’a pas disparu du cadre. Son regard me manque, cette façon qu’il avait de me cerner sans m’étouffer. Ce fichu magnétisme. Sa simple présence ferait taire le monde et le vacarme plierait bagage et l’univers tournerait à nouveau rond et je... et non. Il est hors champ. Loin. Peut-être heureux et comblé, dans les bras d’une autre, va savoir — rien que d’y penser, j’ai la nausée. S’il rit ailleurs, à quoi bon mes silences ici ?
Je glisse à Andrés un regard vague, murmure à peine ma demande à son oreille. Il comprends. Il sortira les feuilles, dosera minime, juste une infime étincelle pour anesthésier la surcharge. Tant pis pour mes résolutions de sobriété. J'ai rien à perdre de toute façon, pas même ma diginité...
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