2.5 * VICTORIA * FRACTURES DU VENTRICULE
CHAPITRE 2.5
FRACTURES DU VENTRICULE
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V.R.DE.SC
29.10.22
22 : 00
♪♫ NO.1 PARTY ANTHEM — ARTIC MONKEYS ♪♫
Lauriane repliée dans le cocon du club, il ne reste qu’Andrès, moi et l’obscurité spongieuse. Le joint parfaitement calibré passe de main en main : il a roulé un souffle, pas une claque. Dré s’abstient d’ouvrir la cage aux mots. Ne commente pas. Ne dissèque pas. Il laisse le silence faire son travail de suture. Jambes étirées au-delà du monde, vertèbres naufragées contre les coussins, j’ai cessé de tenir mon corps droit. Oui, je ressemble probablement à une étoile de mer mal lunée, et alors ? Personne ne braque de projecteurs sur moi.
Mon veilleur a la tête dans son téléphone : Dante est dans la place. Andrès trépigne de fièvre affective, prêt à fondre dans les bras de son chéri, mais il ne m’abandonnera pas ici. Mes expirations montent en spirales désabusées vers un plafond trop loin pour m’écouter. Si mes soupirs étaient des signaux de détresse, j'aurais déjà une brigade de pompiers au complet à mes pieds. J'exhale doucement un nuage, puis un autre, paisible, et je rumine mes Liaisons Dangereuses.
C’est… inquiétant, ce don tordu qu’on développe à appeler chez soi ce qui nous abîme. Ma bête noire fétiche, les relations cousues d'échec dès le prologue, s’invitent dans ma vie avec une régularité effrayante. Pas que les attaches solides me soient étrangères : j’en ai tissé, j’en ai saigné. Mais les dates de péremption, ça me connait. À croire que je lis toujours l'étiquette trop tard.
Ary, le premier à avoir craqué l'allumette sur mon noyau tendre sans savoir qu’il en ferait des cendres. Officiellement, ma première combustion dite contrôlée. En pratique, un brasier. Il s’est envolé vers le Brésil à la fin de la seconde, emportant mon innocence dans son sillage — première entaille fondatrice, première vérité amère.
Peter, en terminale. Un an de passions nouvelles, de partages nocturnes, de chansons entrelacées. Puis, il est monté à Paris pour brûler les planches, me confiant aux vents toulousains et à mes propres ambitions universitaires. Peut-être aurais-je dû suivre ses pas… Problème : j’avais les rêves d’une fille prudente et le romantisme en guimauve d'une idiote abreuvée aux teen movies. À l’époque, partir étudier dans la capitale était impensable. Trop loin de mes proches, de mes racines, de la mer, de ma ligne de flottaison. J’ai choisi le Sud et, dans ma tête, une fable nourrie à l’aveuglement, la croyance insensée que la distance n’affecterait pas notre couple et la conviction absurde qu’une main droite le comblerait davantage que la folie de la jeunesse. Ma naïveté m’a joué un sale tour : il m’a laissée en plan au mois d’octobre, et j’ai regardé, sidérée, le mirage de mon conte de fées se délier fil à fil — même page, même ligne, deuxième cœur brisé.
Deux ans plus tard, Mathieu, son rêve londonien emballé dans un imperméable et une valise à roulettes. Il m’a maintes et maintes fois encouragé à venir avec lui, je n’ai pas eu le cran de le suivre jusqu’au bout de la Manche. J’aurais été mieux avisée de saborder mon quai natal pourtant. Il avait besoin de cette dérive pour se charpenter, grandir, se redéfinir. Pour devenir ce qu’il voulait être : marié, futur papa — ménagerie comprise, entre aboiements et ronrons. Troisième coup de poignard dans la poitrine. Ça aurait pu être moi à la place de cette Monica. Je parie qu’elle cuisine des quiches bio et qu’elle a un Pinterest pour son salon. Ah non, ça, c'est moi...
Diogo… Mon coloc d'Erasmus, mon compagnon d’un hiver lisboète, l’incarnation vivante de la sobriété affective. Pure ironie. Je ne sais pas ce qui m’a le plus séduite : la chaleur de ses bras ou le chaos qu'il truffait dans son sillage. Avec lui, l’orage tournait au vinaigre et l’adrénaline tenait lieu de parapluie. Néanmoins, il est parvenu à me convaincre que les zones de turbulences n’ont pas à être fatales. Hélas, le plus doux des vertiges ne retient pas une âme en exil. Je devais rentrer. Quelle autre option ? Le plier en deux comme une chemise et l'enfouir entre mon passeport et mon chargeur ? Non. Les sentiments aussi ont un poids maxi autorisé en cabine. Je me suis donc inventée une logique, bidouillée à base de doutes, en me répétant que c’était… raisonnable, parce que, parfois, force est d'admettre, se mentir à soi-même fait office de GPS — le genre qui t’amène droit dans un ravin en te jurant par monts et par vaux, que tu suis la bonne route. Au final, même numéro, même rengaine, casting inversé — quatrième fracture du myocarde dûment tamponnée.
Alors voilà, mes relations ont toujours fonctionné de la sorte : elles débarquent sabliers en main, déjà retournés, presque à sec. De quelle autre manière aurais-je dû les vivre sans me brûler les ailes ? En refusant d’ouvrir la porte à l’amour sous prétexte qu’elle claquerait trop tôt ? Non. L’inéluctabilité de la fin ne m’empêche pas de m’aventurer dans la narrative à pleine voix, jusqu’au dernier soupir de la dernière virgule. Car, en fin de compte, certaines douleurs, même abyssales, ne valent-elles pas mieux que les draps vacants de l’indifférence ? Je préfère vibrer, quitte à fissurer de partout parce qu'aimer, dans toute sa précipitation et sa fragilité, reste une audace qu'il me plaît de choisir malgré tout. M'enfin, trêve de lyrisme. En toute franchise, à l’heure du recul, j'encaisse amèrement le budget Kleenex, et, sur le vif, j’ai l’impression qu’on me vole mon oxygène… Quoi qu'il en soit, les vérités ne prennent forme qu’une fois mâchées, digérées, parfois recrachées. Le temps remet les morceaux dans l’ordre. Ou les brouille davantage, je n'y perds quelque peu.
Je me suis forgée dans ce moule. Peut-être suis-je allée à sa rencontre, les bras ouverts, sans l’admettre. Un automatisme intérieur, plus éprouvé que pensé. L’inévitable possède cet air étrange de contrôle, de sécurité. Une mélodie qui me berce, des notes apaisantes. Là où l’inconnu dissone et l’imprévu grince, l’évidence me rassure. Oui, c’est paradoxal, j’en ai conscience : aimer tout en sachant que l’écho final sera fracas. Je crois qu'on existe vraiment que dans la fulgurance, le reste n’est que brume et attente. J’ai besoin de ressentir, d’être traversée. En totalité ou pas du tout. Mille nuances, sans amortis. Je donne d’un bloc, comme on jette ses cartes sur la table en priant que l’adversaire ait un cœur — pas que des piques ou des carreaux. Et, quand l’édifice croule, je fissure avec lui, paumes ouvertes sur les débris, rejouant le désastre en boucle. C’est ma faille, mon travers, mon codage sentimental. Je m’enflamme, je tremble, j’espère, sans économie d’émotions.
Terminé ! Basta ! Il faut que je me corrige, me réfrène, me discipline : le dernier impact a failli me faire… imploser de l’intérieur. Cette fois, j’ai senti mon identité se fracturer, au point de ne plus savoir par où amorcer ma reconstruction. Plus jamais. Plus jamais je ne m’abandonnerai autant si le risque est trop fort. Le gouffre béant que James a laissé… il ne ressemble en rien aux précédents. Aucun rapport. Un abîme inédit, organique et déchirant, révoltant, sans échelle, sans équilibre, hors normes.
Depuis, mes silences saignent. Mes respirations, plombées d’échos, lestées de cendres, m’étouffent de chagrin. J’endosse mon armure de maîtrise, dents serrées, la bouche pleine de « ça va ». En coulisses, je boite comme jamais. Je claudique sévère. La peur me... me scotche la colonne — Non, me cellophane. Retenter, reressentir, réespérer, rechuter — chaque verbe me racle l’âme à la brosse métallique. Mon bouton nucléaire personnel, tout mou, tout mièvre, rafistolé à la va-vite avec du chewing-gum mental, ne survivra pas à une nouvelle explosion de ventricule droit. Ou… gauche ? Lequel déjà envoie l’oxygène au cerveau ? Je laisse volontiers cette affaire aux esprits concernés. La vraie question est : combien de fois mon cœur peut-il mourir un peu sans finir complètement creux ? Éteint pour de bon ? Bon pour le musée des causes perdues ?
Lorsque James est entré dans ma vie — d’abord en une énigme exquise avec un accent à… mouiller, puis en amant transi qui m’a fait… grimper aux rideaux en hurlant des psaumes — je l’ai laissé franchir mon périmètre, mes remparts, mon seuil jusqu’à ce qu’il me propulse dans une spirale de baise… Braise ! Je voulais dire braise. La Nuance ? Minime. À bien y réfléchir… une fusion des deux.
Quand Monsieur Torse-de-pierre-en-tartan, grand chef de clan des orgasmes en série et des regards qui parlent sans mot, et des moments tendres à l’aube, et des chatouilles, et des petits déjeuners parfaits, et... Oh, loin de moi l'idée d'ériger un panégyrique à sa gloire… Mais, ô ciel ! James est sans conteste l'homme le plus irrésistible, le plus envoûtant, le plus rafraichissant, attentionné, adorable... Mon Dieu ! La manière dont il retire ses T-shirts, ses raclements de gorge sexy en guise de oui, son talent pour perdre ses chaussettes sous mon lit, sa maîtrise du soupir suggestif comme ponctuation de phrase, ses chuchotements capables de rendre n'importe quel lieu bondé plus intime, et même l'agaçante manie de tapoter ses doigts sur les surfaces autour de lui. Sans parler de sa façon de m’inonder de baisers après l’extase et de – stop ! Cesse de t'exciter mentalement ! Sois un peu raisonnable.
Il a beau incarner la mignonattitude et la sensualité, il reste surtout le salaud qui m'a salement jetée aux orties du jour au lendemain ! Ce… ce… barbare m’a dégoupillé sa grenade à la figure et j’ai senti mon palpitant s’évider d’un coup sec. Un pop corn dans la casserole de mes rêves en gelée. Une satanée hémorragie de confiture écarlate. Ou vert pomme ? J’étais colère ou dégoût ? J’ai vomi, ça, c’est certain, mais pourquoi ? Je n'ai plus le goût exact, je sais juste qu'il… qu'il m'a écœuré.
Avec cet homme, que dis-je, ce… ce danger public, ce mirage hormonalo-sentimental non homologué, il m’a fallu une semaine pour chavirer. À la quatrième, le manque me coulait sous l’épiderme tel un venin sucré. J’étais accro et il demeurait à des lustres de moi. Il brillait par son absence et j’étais éblouie. On s’abreuvait l’un de l’autre à coups de textos-visios-sextos : renfort dans le réconfort. James illuminait mon quotidien, m’appartenait encore, du moins comme le soleil appartient à tous ceux qui le contemplent. Un mois plus tard, lui toujours à Édimbourg, moi ici, il a décapité mes illusions en basculant en silence radio sans préavis. Cinq jours après la première débâcle, le glas a sonné. Méthodique, implacable, par SMS. Un lundi après-midi à 14 h 48. Quel fumier ! Mais bon, je suis tombée amoureuse d’un Highlander à connexion limitée.
Comment ai-je pu me voiler la face à ce point ? Pourquoi lui ? Pourquoi cette histoire-là ? Qu’est-ce qu’il avait dans la voix, dans l’éclat de ses yeux saphir, son sourire pour que je mise sur demain sans même vérifier la météo ? Alors que'honnêtement… ce genre de pari ? Pffff. Tellement pas moi ! Celle qui synchronise son cycle avec Google Agenda. Oui, cette fille-là. Mon sixième sens ? Une boussole délabrée. Mon instinct n’a jamais protégé que mes regrets.
Pourtant, il m’avait tendu le compte à rebours dès le premier regard : « Je ne suis là que de passage, je repars dans une semaine. Jaimerais vraiment, vraiment te revoir. ». Qu'a fait la gourde ? Elle n’a pas vu le red flag made in consonnes roulées. Quelle erreur de jugement ! Au lieu de prendre garde, je l’ai catalogué périssable, inoffensif, à croquer sans culpabiliser. Lors de l'épisode pilote, un an plus tôt à Carcassonne, ce type avait d'ores et déjà planté ses racines dans mes synapses et… lancé la bande-son de mes fantasmes. Très peu de chances que je maintienne mes distances contrairement à notre première rencontre. Résultat : il m’a littéralement colonisée ! Tant pis pour la capote mentale. Je n’ai pas goûté un fruit, j’ai fait pousser un baobab de désir et de besoin, et maintenant… j’ai les branches qui craquent à l’intérieur, de la sève dans la gorge et je respire plus pareil…
Parfois, j'aimerais plus être Gretel que le petit chaperon rouge quand il s'agit d'anticiper les coups du sort. Mais non, je me suis précipité dans la gueule du loup avec enthousiasme. J’ai plongé dans le lagon de ses yeux sans gilet de sauvetage, persuadée que la mer dormirait tranquille, que les palpitations s’assagiraient d’elles-mêmes une fois le responsable de mes marées hautes retourné à son port d’attache. Que la soif frémirait sans m’envahir et que la descente, douce, tel un courant tiède, me déposerait sans heurts sur la rive de l’après. Il fallait bien que le rêve tourne au tsunami. L’océan a ouvert ses diguesdès le premier frisson. Évidemment, qu’avec ses prunelles digne du IKB de Klein et son sourire programmé pour dérégler les horloges internes, j’aurais dû comprendre que je m’apprêtais à frôler un cratère en sommeil, pas à me réchauffer au feu d’un bivouac. Qui tente un camping sauvage sur un volcan ? Moi.
Que pouvait-il vraiment se tramer en douze malheureux jours, à peine assez longs pour faire germer un caprice ? L’attachement, pensais-je alors, se jardine, réclame du terreau, des saisons, une rotation de la lune. Sornettes ! Autant croire qu’un renard va attendre l’hiver pour attaquer. Les émotions ne suivent pas le calendrier agricole. Les plus beaux pièges sont ceux qui n’ont pas l’air dangereux. Répète après moi : Sor-ne-ttes. Ce mec-là avait l’étiquette DANGER en lettres capitales sur son front ! Sur ses reins d’Apollon : « Approche à tes risques et périls, tu chanteras sans musique ». Oui, je lis les arrière-trains comme d’autres consultent les astres. Ses abdos ? Une tablette de péchés gravée en braille lubrique : lécher, mordre, recommencer. J’y ai perdu la tête et les bonnes résolutions. Sa fossette toute mimi ? Minuscule trou dans la joue, cataclysme dans le cœur. Son jeu de langue, avec ou sans cordes vocales en appui ? Une embuscade avec risque d’embrasement aigu.
Je me souviens encore. Par moments, pour contrer la fournaise de sa proximité, j'invoquais des hallucinations polaires : nous deux, enfermés dans une chambre froide, histoire de baisser la température et tant pis pour le réchauffement climatique ! Le givre, parfois, c’est du sexe déguisé en punition. J’exagère ? Si peu. Il m'enflammait tellement que j’en étais à planifier lui faire des enfants — des jumeaux avec l’accent écossais, biberonnés au whisky, les yeux revolver. Alors, au final, sur la fameuse étiquette faciale, qu'ai-je interprété ? La notice du délice, teh !
Quant à l'amour... Il s’est logé en contrebande, dans le provisoire, l’interdit, le sablier renversé. Une semaine. Il a fallu une riquiqui petite semaine de rien du tout pour que la partie molle de mon chaos change de propriétaire. Ce gars n'est qu'un vilain glitch de l’univers confectionné pour fiche le dawa dans mon équilibre… Mon rêve éveillé avait visa temporaire. Malgré tout, je ne peux m'empêcher de me rappeler avec quelle facilité déconcertante, James a déchiffré mes failles sans traducteur, parlé à mon désordre comme une langue maternelle, mit à nu ma peur de m'ouvrir entièrement. In-vrai-sem-bla-ble. Pile le style de récit que j’aurais démonté à coups de cynisme. Si ce n’était pas le mien…
Pourtant, je reconnais l’écho d’un cœur fendu à des kilomètres. Ça n’a rien d’une formule lyrique bon marché : c’est un diagnostic, une pathologie, une réalité. Les symptômes ? Une poigne thoracique qui compresse, un pouls à contretemps, un vide tenace qui s’enroule tel un serpent au creux du sternum jusqu’à l’asphyxie. Il existe un terme médical pour le décrire : la cardiomyopathie de tako-tsubo. Voyez, la médecine a admis que l’amour tue. Ou qu’il transforme en tirelire émotionnelle, au choix. La douleur cogne à blanc depuis, elle n’est pas juste une angoisse flottante. Son souvenir compacté presse mes côtes jour et nuit. L’expérience me laisse exsangue, le souffle haché. Mon esprit dérive entre des bribes de nous deux, accablé sous une avalanche de Ah, si seulement… . Chaque fichu battement clame son nom en stéréo. Même mes acouphènes ont la tessiture de sa voix, c'est pour dire ! Je suis possédée ou ça se passe comment ?
Ce siège je l’ai éprouvé dans mes entrailles lorsqu’il m’a envoyé son fameux super texto de gros déserteur ! Un chef-d’œuvre de lâcheté moderne. Quant un type t'annonce qu'il passe son chemin le réel se grave en toi avec la brutalité d’un tatouage au chalumeau. Mais c’est fini maintenant… Pas la souffrance, pas la tristesse, pas l’hydrocution… non : le mirage. Me revoilà en bordure d’une route éventrée. Cette fois, je ne distingue que dalle. Aucune direction.
Si je m’avance, je tombe dans l’oubli. Si je recule, je me désintègre comme un carton mouillé. Alors, je reste là, immobile. Sens propre et figuré. Même page, même cri. Je n’entends plus que des bruits de fond, un murmure de défaite cosmique. Et au milieu de tout moi, une cicatrice phonétique, un prénom qui résonne à l'infini...
— James.
— Je sais qu’il s’appelle James…
Je papillonne des paupières, façon mouette noyée et vrille le cou vers la voix. Enfin, j’essaie. Mon crâne proteste mollement.
— Quoi ? dis-je faiblement.
Andrès, accoudé en vigie sur le canapé, me décortique du regard avec sa moue de vieux psy résigné devant une patiente en rechute.
— T’as grillé ton crédit de larmes avec lui, petit chat. C’est l’heure de la vidange émotionnelle, me sermonne-t-il.
Je fronce les sourcils pour batailler contre la brume. La réalité se liquéfie en aquarelle. On dirait qu'il me communique à travers un coquillage.
— Avec lui qui ? Y a personne dans ma tête, je te jure. Que du bruit blanc.
— Hum hum... T'as la bouche pâteuse ma chérie...
Je grimace un sourire chiffonné.
— Non, non. Soif. J’ai la langue comme un quai de gare en août.
Pour tout dire, ma salive m'a quittée et j'ai le vague sentiment d'avoir mâché du plâtre. Sec. Sans eau.
— C’était un bail-trappe, tu sais, Dré. Un contrat piégé. Cœur capturé, puis expulsé sans cérémonie. Un jour, je me marierai. Là, j'ai pas bien lu les petites lignes. Les clauses étaient abusives de toute façon.
Il soupire.
— Je sais oui...
Mes yeux glissent sur mes cuisses nues. Je frôle mes genoux, à la recherche d’un indice de ma chute.
— J'ai dérapé sur du gravier, regarde mes genoux ! Une vraie tragédie grecque, tu vois ?
Il renifle en ricanant.
— Zéro égratignure, Madame la Reine du pathos. En revanche, tes jolies gambettes méritent un poème.
Il distingue uniquement la surface. Comme tout le monde. Je hausse les épaules.
— Si, je te dis ! Regarde à travers. Y a des micro-blessures invisibles et des sacrés bleus à l'intérieur. Mon cerveau en a pris plein les rotules. Il fait des nœuds. Des cabestans. Des huit. Des Carricks. Et surtout des pommes de touline, tu connais ? Non ? Pas grave, je t'enseignerai. J’ai l’impression d’avoir un bataillon de hamsters dans mon lobe frontal, Andrès : ils courent tous en sens inverse.
— T'as surtout les neurones imbibés et un peu de chlorophylle au plafond...
Ma tête s’échoue contre son bras, lasse.
— Tu te rends compte : je connais encore son message par cœur. Par cœur, tu comprends ? Je suis pathétique, Dré. Un cas désespéré. On devrait pouvoir formater les gens. Ctrl+Alt+Supp. Clic droit, poubelle, adios los amigos.
Et dire que James n’a sans doute même plus mon numéro…
— Mmh.
— Je suis censée avancer. A-van-cer. Et faire la bringue, me pavaner en fille cool, flirter, envoyer du lourd. Et me voilà totalement défoncée, à me rappeler la texture de ses doigts sur ma peau comme une débile sentimentale. Je pue le manque...
Il ne dit rien. Je déteste quand il ne dit rien...
— Va me chercher Mati. Il faut que quelqu’un le fasse taire.
De l’intérieur. À fond.
— À savoir ? Traduis, guapa, parce que t’as basculé en dialecte douleur et je piges plus que dalle à tes intentions.
— Bah, Mati ! Notre Corleone local.
— Oui, tout le monde connait le spécimen. Mais pourquoi faire ma belle ?
— Thérapie charnelle. On va faire la bête à deux dos. Moi, je décape James, lui, il dégomme Leslie.
— Doucement, volcan. J'ai saisi que tu crèves la dalle et je valide le menu, mais la fringale hormonale est tout sauf une bonne idée... Tu vas le regretter demain. Alors, pose ta cervelle encore dix minutes avant de l’habiller en fantasme, ton Mati.
Dix minutes, c’est long quand on veut s’oublier dans quelqu’un.
Soudain, la porte du rooftop s'ouvre à la volée. Mon deux harpies bien-aimées apparaissent, tangentes et flamboyantes. Nina. Leslie. L'escouade infernale à la rescousse.

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