4.1 * VICTORIA * LOCHRANACH
CHAPITRE 4.1
LOCHRANACH
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V.R.de.SC
29.10.22
23 : 10
♪♫ WRECKING BALL — MILEY CRYUS ♪♫
— C’est pour toi, Miss.
Voix posée. Clin d’œil complice. Sofiane, sourire de sphinx, air de connivence amusée, dépose devant moi, avec le respect qu’on accorde aux objets mythiques, un flacon trapu aux nuances d’automne. Doucement. Précautionneusement.
Wahouu ! Joli. J’incline la tête. Le reflet mordoré m’aimante. L’étiquette… m’assomme d’un coup de pelle visuelle. Oh lala ! Pas une bouteille, mais la bouteille. L’inaccessible en vitrine derrière le comptoir. Celle au parfum d’interdit, qui parle en soupirs inestimables, fait flamber les additions et file des sueurs froides aux portefeuilles. Je double cligne des paupières, histoire d’être sûre. Encore là. Cette merveille ? Même plus de l’alcool ! Un rituel d’incantation plutôt ! Je guette l’apparition d’un démon du luxe en costume trois-pièces, coupe en cristal à la main, ou d'un ange en smoking.
Mes yeux toujours scotchés à la promesse imprimée sur le verre, je déglutis puis vide mes poumons en mode évacuation d’urgence. Ma raison a raté le passage à la frontière des possibles. Vérification interne en cours.
— Merde alors ! T’es en train de me faire marcher, ou je rêve ?
La phrase sort en roue libre sans escale neuronale. Flatter, soit : j’aime les attentions. En revanche, m’encenser à coups de zéros ? On change carrément de ligue.
Sofiane hausse les épaules, penaud.
— Je suis que le serveur, pas le commanditaire.
Mes doigts glissent sur le col de la bouteille sans oser la saisir. Trop précieuse. Trop étrange. Trop ciblée. Quelqu’un a commandé ça. Pour moi. Un piège haute couture ? J’en ai connu de plus grossiers, certes, mais celui-ci a du panache.
— J’ai un laser rouge pointé sur le front ?
Oups… j’ai parlé à voix haute. Ma cervelle fricote avec les possibilités, enfin, autant que faire se peut.
— Mhm. C’est de la part de Mati, ce délire ? m’enquis-je, suspicieuse.
Mati sait que je carbure aux cocktails, pas aux spiritueux et... il est généreux, pas démesuré. Ce genre d’extravagance, qu’il les réserve aux clients VIP ou aux soirées mythiques, passe encore, mais pour moi ? Hors cadre, même pour lui. Conclusion : quelqu’un joue. Avec style. Et des moyens. Bon. Soit j’ai tapé dans l’œil d’un esthète du flirt, soit un psychopathe chic me prend pour sa muse.
— Non, de la part d'un type apparemment très... déterminé, selon Baptiste.
Me voilà bien avancée. Déterminé à quoi, exactement ? Le mot intrigue autant qu'il inquiète.
Sur la banquette, je me tasse dans l’interstice, entre Lauri à ma droite, qui fait tournoyer ses glaçons, et Nina à ma gauche, déjà érigée en éclaireuse stratégique.
— Super. Encore un mystère emballé dans du cristal, soufflè-je.
— Peut-être le prélude de ta nuit torride ? rebondit ma chère cousine.
Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous, à vouloir me caser ? Comme si ma joie devait forcément se conjuguer au masculin. Ne puis-je pas simplement m’amuser sans qu’on me cherche un bras où me poser ?
Le grand et beau Viking quasi légendaire annoncé par Leslie ? Pas l'ombre d'une barbe tressée. Le strip-tease catastrophe tant redouté ? Une menace finalement embryonnaire — Dieu merci. En revanche, zéro pirouette de la part de Madame la spécialiste des situations piquantes, effet rouge aux joues garanti, alors qu’elle semblait régenter une surprise machiavélique avec ses chuchotis conspirateurs aux allures de secret d'État et ses sous-entendus à fleur de lèvres… plus ça va, plus ça me paraît louche. Et maintenant, ce flacon au prix d'un diamant tombé du ciel. Il y a anguille sous roche...
La lueur taquine qui égayait ma bouche flanche à mi-parcours, soufflée par le doute. Les pistons de ma machine interne grincent. Une série de flèches invisibles s’alignent entre la bouteille hors de prix, l'éludage de Baptiste via Sofiane, le timing parfait. Han-han. Clairement pas juste une offrande. Ce cadeau tient du langage et je me méfie des dialectes trop léchés. Tout de même, force est de reconnaitre l'œil pour le bon goût de l'expéditeur mystérieux. Sauf que l’élégance ne promet ni la bienveillance ni l’âme.
— Y a une note, précise So, tout en récupérant les cadavres éparpillés sur la table basse.
Ah ? Oh… Mon cerveau saute une marche. Mon petit cœur aussi. Ma curiosité grimpe trois à la fois. L’instant d’hésitation suffit : une main impeccablement manucurée surgit, rapide, joueuse, et me coiffe au poteau. Un mouvement de bras et une œillade à peine discrète plus tard, Leslie me rend la carte. Poker face : seuls ses sourcils frémissent.
Je cueille le papier du bout des ongles, avec la prudence d’une démineuse, sans oser croiser le message du regard pour autant. On ne sait jamais, certains discours explosent à retardement.
— Allez, princesse, lis. Fais pas ta mijaurée, m'encourage Leslie, plus blasée qu'enthousiaste d'ailleurs.
Mon esprit fait le tour du probable et du ridicule. Une invitation maladroite ? Une déclaration enflammée ? Une disquette de beauf exempte de tout raffinement ? Ah, les hommes, leurs rimes pauvres déguisées en compliments, leur élans syntaxiques mal domestiqués… J'ai toujours eu un faible pour « Ton père serait pas dealer de weed ? Parce que t'es sacrément bien roulée ». Trop de flatterie tue la flatterie...
— Si on m’offre un massage tantrique avec, je jure que je l’encadre…
Andrès pouffe, Nina désapprouve par réflexe oculaire, Leslie rebondit direct :
— Mais oui ! Quelle idée de génie ! Pourquoi j’y ai pas pensé ?! Promis, l’an prochain, tu reçois un bon pour une séance huile de coco et chakras en éventails. Et… je connais exactement le bon « praticien »…
Elle a mimé les guillemets. Les vrais. En l’air. Avec les doigts. Voilà, on a dépassé le stade ironie pour entrer dans l’art contemporain.
— Rassure-nous, t’as pas réellement une base de données de ce genre de « pro » ? l’interpelle Nina.
Haussement d’épaules. Traduction : évidemment qu’elle en a une ! Étonnée d’elle ? Absolument pas.
Curieux et nerveux, mes yeux voltigent enfin vers la carte : une écriture penchée, affirmée, plutôt masculine s’y déploie avec force. Orpheline de nom. Dommage… Cette absence pèse plus lourd que mille lettres.
Quart d'heure lecture. Tac, tac, tac... En mon honneur… Du whisky qui réchauffe… Naturellement. Des souvenirs ? Tiens, un indice ? Un parfum de déjà-vu ? Joyeux anniversaire… Blabla. Franchement ? Ce message ne casse pas trois pattes à un canard. Trop carré pour de la drague. L’ensemble manque de piment, respire trop le politiquement correct, non ? À défaut d’être tendres, les mots ont la décence de rester habillés.
Il y a un post-scriptum : de travers, moins appliquée, comme apposée à la hâte. Voyons si mon admirateur secret compte allumer un véritable feu ou se contenter de quelques braises. Parce que, bon, la passion ne se dose pas en gouttes homéopathiques… Pas de Loch… Loch... Non... Je... je... Je relis une fois, deux, trois. Effondrement momentané de mon système cognitif. Un court instant, je cale, écran blanc intérieur, puis relance des synapses en mode panique.
Lochranach… Telle une chaîne invisible qui m’enserre le cœur, ce mot me happe toute entière. Sa marque. Son tampon. Une griffe que je ne saurais confondre. Un frisson incisif s'invite le long de mon échine. L’oxygène se dérobe, mes poumons se rebiffent, mon palpitant hyperventile. Mon esprit, lui, s'obstine, refuse d’envisager cette perspective. James ? Ici ? Maintenant ? Le choc m’atomise. Non. Non, non, non. Ridicule. C’est juste une coïncidence, voilà tout. N’importe quel amateur éclairé peut apprécier un bon whisky, pas vrai ? Peut-être que Lochranach s’est démocratisé, est devenu le nouveau Coca des spiritueux ? Allons, Vic… continue de rationaliser. Nage. Nage dans le déni. L’océan du mensonge intérieur te sied mieux que la vérité nue. Et puis, la fuite en avant, c’est si délicieusement confortable... L’autre option ? Que je sois dans un rêve scénarisé par un sadique.
Je relève la tête d’un coup sec : alerte rouge — non sanguinaire — dans mon cortex. Cible verrouillée : Leslie. La plus retorse du lot. Prête à l’accuser, j’ouvre la bouche, puis freine aussitôt. Non, c’est proprement ridicule. Si elle avait rédigé la note, elle ne l’aurait pas chapardée pour la zyeuter ! Mauvaise piste.
— Qu’est-ce qui se passe, Vic ? me glisse une Nina souriante en collant son épaule à la mienne.
Je l’esquive verbalement, lui sert un « rien » creux, machinal, distrait. Mes pupilles détectives se faufilent vers le bout de papier comme des espionnes en mission. La plume paraissait masculine… Andrès ? Il adore les effets dramatiques. Mon attention converge illico vers mon complice des soirées rythmées. Tiens donc… Il évite mon regard. Son air innocent me met la puce à l'oreille. Pourtant, là aussi, même son de cloche dissonant. Lui, il barbouille en patte de mouche. Éliminé pour cause d’illisibilité chronique. Pour l'amour du ciel, j’ai l’impression d’être dans une partie de Cluedo !
Si ce n'est pas Mademoiselle Vert Pomme ou le Professeur Bordeaux, retour au colonel Moutarde : Mati. Capable du pire comme du meilleur. J’en ai vu défiler, des billets griffonnés de sa main, des Post-its, des listes, des papiers volants… Je reviens fouiller le texte. Est-ce un coup de pied dans la fourmilière à la sauce Mati ? Une tempête bien dosée style boule à neige émotionnelle pour écailler mon vernis cognitif et me ramener à l’instinct ? Très lui. Dans l’idée. Encore une fois, l’hypothèse ne tient pas debout.
Nom de nom, Vic ! Arrête de bâtir des théories bancales dignes d'un meuble IKEA avec pièces manquantes et vis en trop. Tu es littéralement en train de brasser du vide : à part lui — lui et lui seul — qui aurait eu l’audace de mention sa marque de whisky ? Personne. Zéro doute possible. Pas le moindre hasard dans ce fatras. L’incontestable me saute au visage, se loge au beau milieu de ma rétine, de mon ventre, de mon souffle coupé. Ce message ? Sa manière de frapper à ma porte, son poing invisible qui tambourine à mon cœur. Une intrusion douce — non, fracassante !
Une secousse sismique me fissure de l’intérieur et mon environnement bascule en apesanteur émotionnelle. Enroulées dans un brouillard chic et légèrement anxiogène, mes pensées se transforment en popcorns sous pression et mes certitudes glissent tels des glaçons sur le zinc. Mon Dieu…
James est revenu.
Avant même que le mot « debout » n’ait achevé sa course mentale, fluide et fébrile, je fends l’espace, trottine entre table, fauteuils, invités, à la vitesse de l'éclair. Tellement que je manque de m'offrir un face-à-sol distingué. L’aimant s’est métamorphosé en gouffre stellaire. Je dégringole, aspirée. Si l’air existe là-dedans, qu’il se manifeste. Et dire que je suis censée incarner la maîtrise de soi…
Mon cœur pulse sur deux canaux différents, à la fois symphonie et cacophonie. Une décharge d’anticipation me foudroie, raide comme une claque à l’absurdité. Voilà donc à quoi ressemble l’électrocution sentimentale.
Tout part en sucette : le décor se désagrège, les sons se distordent, la lumière dégouline. Je me noie dans le vertige du mouvement. Affranchies et insolentes, mes jambes prennent le lead : direction les escaliers. Nul ordre de mission nécessaire. C’est plus fort que moi. Plus rapide que moi. À coup sûr, je frôle le grotesque d’un missile à visée affective lancé sans protocole.
En bas, la foule bruisse et ondule, mais mes prunelles ont faim d’autre chose. Je suspend la furie à mi-chemin et ratisse, traque, cherche. Je capterai. Je reconnaîtrai. Forcément. Une silhouette tatouée au laser dans la conscience ne s’efface pas. Mon regard affolé, mécanique, chavire vers les alcôves ombragées.
Puis… ma course s’éteint net, brutalement désactivée. Une morsure polaire me cisaille en deux. Mon souffle reste coincé au seuil de mes murmures.
Non, mais oh ! Qu’est-ce qui me prend ? IL a tout foutu en l’air et, moi, stupide comète, je m’élance à l’aveugle dans la gueule du loup, le feu au ventre et la cervelle à l’envers ! Bon sang, à la simple idée de sa présence, me voilà en transe, bourdonnante telle une abeille attirée par du miel ! Le miel est empoisonné, Victoria ! Em-poi-so-nné ! Demi-tour. La gifle mentale fuse. Sèche, bien sentie, méritée. Ma lucidité se rebelle contre cette pulsion. Mais ma lucidité n’a jamais su rivaliser avec son nom.
J’érige un barrage de fortune, inspire à fond, freine le tourbillon dans ma poitrine. Cette soirée devait être une parenthèse, une évasion, pas une collision avec un fantôme. Ma mémoire relance la dernière bobine : son regard, ses bras, sa chaleur, ses lèvres sur les miennes. Le goût du souvenir, toujours aussi persistant. Un sanglot me déchire en sourdine. Sa fuite a laissé un vide aux rebords tranchants et il suffirait d’un seul faux pas pour m’y reblesser. Mais arrête ton cinéma ! Tu danses encore sur cette plaie, pieds nus, l'âme en équilibre, les talons plantés dans le manque, l'espoir rivé au passé !
Du calme, Victoria. On souffle, on débranche, on ravale la tempête. Rangement express des émotions et remballage du drame shakespearien. Je fais volte-face et rebrousse chemin avant de risquer un orteil en plein champ de mines.
Arrivée fracassante dans la loge, je fonce droit vers le bar d’appoint. Pas un mot. Juste un shot. Tequila, pure, brutale, nécessaire. Je lève mon verre en direction de la haie d’honneur improvisée — Lauriane, Nina et les autres, moues ahuries, à croire que je reviens du Mordor. Je trinque en silence, façon je-gère-tout-ne-vous-inquiétez-pas et l’acidité du citron me brûle la langue. Quelque part dans les tréfonds de mes nerfs éparpillés, l’étincelle du contrôle ressuscite, à pas feutrés mais rétablis, le temps de retrouver mes gants. De boxe, pas de velours…

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