4.2 * VICTORIA * LA REINE SUR L'ÉCHIQUIER
V.R.de.SC
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29.10.22
23 : 40
♪♫ SI NO ESTÁS — ÍÑIGO QUINTERO ♪♫
En moins de temps qu’il n’en faut pour ravaler ma panique, ma bande me cerne, réflexe de meute enclenché — ou alors ils viennent juste me confisquer ma potion magique et m’empêcher de noyer le poisson ? Bingo : Lauri, en parfaite pickpocket, me dépouille sans procès. Pouf, envolé le verre. Sérieux, comment ils font ça ? Sentir l’orage avant même la foudre ?
Mes amis me bombardent de questions muettes, de points d’interrogation projetés à bout de pupille — sauf quelques paires, plus opaques que les autres. Leslie, par exemple, s’adosse à la rambarde, l’air d’une diva détachée. Lauri m’offre un sourire coussiné de discrétion, presque maternel, à deux doigts de me border avec une tisane.
— Il est là.
Trois syllabes, sans emballage. Inutile d’épiloguer.
Et là, silence radio. C’est quoi ce calme ? Aucun quoi ? dramatique, aucun oh mon dieu ! de circonstance. Personne ne demande qui. Si j’avais dégoupillé une grenade au milieu de la joyeuse troupe, j’aurais probablement obtenu plus de réactions. Seuls Camille, sa copine Flora et Sacha, semblent sincèrement déroutés : l’un fronce les sourcils, sa moitié cligne des paupières comme si elle avait loupé un épisode et mon ancien collègue de colo ouvre la bouche sans que rien ne sorte.
— James, je précise.
Pour que les lettres fassent leur trajet, s’impriment bien comme il faut dans leurs tympans et percutent enfin la membrane de ma réalité. Non parce que dans ma tête, c’était clair. Dans la leur, apparemment, c’était lundi.
— Ah bon ? répond Leslie, laconique façon médecin légiste.
Ses lèvres qui frétillent la trahissent direct. L’amusement lui dégouline dans le coin de la bouche et elle fait même pas semblant. Vas-y, éclate-toi Leslie. Profite pendant que mon cœur fait du base jump sans harnais.
Je balaye la brochette d’indifférents du regard. Ils sont sept autour de moi, mais tout le monde ne joue pas le même film. Trois en coulisse, quatre au premier rang, script sur les genoux, applaudissements en attente. En toile de fond, un beat électro continue de battre et chaque pulsation me plaque un peu plus dans ce théâtre étouffant. Andrès hoche la tête avec sa compassion en carton, mais ses prunelles pétillent. Typiquement lui, anticipant déjà le prochain rebondissement de la soirée, pop-corn mental en main.
— Vous n’avez pas l’air étonnés, tous les quatre, je lance en les pointant un par un.
Gros blanc. Pas gêné, non, non, non. Plutôt celui d’une équipe de prod qui s’est fait cramer. Et le César du meilleur complot est attribué à…
— Leslie… t’as magouillé quoi encore ?
Orbites grandes ouvertes, paume dramatique au-dessus de la poitrine, elle me fait son numéro façon tragédie grecque discount.
— Moi ? s’indigne-t-elle. J’ai fait de toi la déesse de la soirée et j’ai traîné ton joli fessier ici. Le reste, crois-le ou non, relève du cosmos.
Hasard, hein ? Mon cul, oui ! Elle ment avec l’élégance d’un chat retombant sur ses pattes. Stylé, maladroit, sans scrupule. Ce petit pli au coin de l’œil — son rictus de victoire — ne trompe personne. Surtout pas moi.
— Vous saviez.
Les indices s’alignent en dominos : Nina fuit, Lauri se mure, Andrès minaude, Leslie arbore son sourire plein de crocs. Limpide. Fluorescent. Manque juste le panneau LED clignotant : coup monté en cours !
Bon sang, j’en fais quoi de cette info, moi ? Une entrée de journal intime ? Une carte postale ? Une insomnie ? Nouvelle alerte dans le dossier « conneries que je n’ai pas vues venir » ? Je parle de leur entourloupe, de leur manigance à la noix, de leur trahison — oui, trahison, avec un grand T majuscule version Brodway. L’autre « info » fait encore le tour du propriétaire, pas prête à s’installer.
Je croise les bras. Je devrais les envoyer bouler, tous autant qu’ils sont. Pourtant, une partie de moi — celle qui s’abreuve de twist à deux balles et de comédies romantiques foireuses — veut savoir jusqu’où ils comptaient pousser le bouchon.
— Dites-moi que c’était pas prémédité au moins ? J’ai raté combien de réunions ?
Ils n'auraient pas cultivé le vice jusqu’à financer un exorcisme aérien, si ? Genre lui payer un aller simple Édimbourg–Toulouse, pour qu’il vienne me trouer le palpitant en pleine soirée d’anniversaire. Si ? Non. Si ?
— Non, me rassure Nina, tout en velours et précaution. On l’a vu débarquer, nous aussi. On n’était pas d’accord entre nous par contre : silence stratégique ou aveu frontal. On a opté pour un… mix maison.
Entre sincérité et esquive, la réplique de Nina sent le coussin d’airbag : amortir l’impact sans nier le carambolage. Ils ont ralenti la noyade, je bois quand même la tasse.
Je les dévisage, cherchant les preuves incriminantes écrites à l’encre invisible entre deux rides. Puis, à quoi bon ? Je finis par détourner les yeux, fixer le sol et secouer la tête. Ma cousine capte l’onde, réajuste une mèche imaginaire derrière son oreille — le tic de la fautive chopée la main dans le sac. Elle a toujours été incapable de mentir même en mime.
— Pareil, balbutie-t-elle, hâtive, fébrile. Leslie a assuré que tu prendrais la tangente. Alors j’ai… pas insisté.
Je ravale un soupir et tiens la ligne, bras croisés, colonne droite. La concernée ricane, évidemment. Je devine l’ironie danser dans sa gorge : « ah, les amateurs… ».
— Je plaide coupable avec circonstances ultras atténuantes, botte Andrès, main levée façon simulacre de tribunal. J’ai été contraint et forcé. Victime d’un chantage émotionnel sévère. Séquestration affective comprise.
Une envie de rire, électrique, me démange les cordes vocales. Il se prépare à sortir, tout fringant… et puis non. Blocage. Il s’étrangle sur place, étouffé par la gravité du moment.
Je redresse le menton et braque mon attention sur la dernière joueuse debout. Impassible, campée sur ses appuis telle une magistrate en robe noire. Je la connais : elle ne sucre jamais ses sentences. Elle tranche. Brut. Net. La vérité sans anesthésie. Autant se tenir droit.
— De un, commence Leslie, je décline toute responsabilité dans cette irruption brumeuse made in Scotland. Je suis douée, mais j’ai pas encore le don d’ubiquité ni de télépathie transfrontalière.
D’accord, ça, j’avoue, ça résonne sans fausseté dans ma cervelle.
— De deux, enchaîne-t-elle, j’ai rien fait de grave. J’ai juste orienté les projecteurs et repassé un coup de blush sur l’écrin, pour que Monsieur le figurant sorte de l’ombre. Et se souvienne de ta lumière.
Elle marque une pause. Moi, rien. Silence de façade. Dedans ? C’est le tambour de guerre.
— Trois, jackpot. Il a rappliqué. Discretos. Respect du game. Et toi, tu trembles sous ta carapace et tu fais genre que non, mais ton cœur, lui, il bat à 200. Alors, le bordel du vivant, t’avais oublié, hein ?
Sacrée Leslie. Une voyante sans boule de cristal, mais avec des antennes dans les failles.
— Quatre, après le grabuge qu’il t’a laissé dans le ventre, à lui de ramper vers toi, de se vautrer à tes pieds, de s’humilier, en sueur et en larmes s’il le faut. Non, vraiment, et tu sais ce que je pense des spécimens comme lui : c’est au pyromane de venir avec son seau vide et ses prières. Qu’il se traîne. Qu’il s’excuse jusqu’à avoir la langue en cendre.
J’aimerais pouvoir la contredire, sauf que mes cicatrices couvent encore sous mon épiderme.
— Cinq : depuis des semaines tu mords tout ce qui bouge sauf ta peine. T’es à cran, à vrac, à fleur de peau. Fallait quelqu’un pour balancer une étincelle dans ce piège à soupirs inflammables.
Touché. J’ai mordu, oui. Pour ne pas pleurer.
— Six, je te connais. Tu vas réfléchir, ruminer jusqu’à éroder le souvenir, le limer, le planquer sous le tapis et vivre avec l’éléphant dans la pièce. Et quand il ne restera que des copeaux d’orgueil ruiné, tu reviendras me dire que t’as raté le coche à force de piétiner.
D’un mouvement fluide, Leslie avance, glisse. Ses prunelles aiguës transpercent les miennes comme un bistouri invisible. Son timbre s’adoucit, mais la fermeté ne quitte pas sa bouche.
— Septième et dernier point : je préfère que tu me détestes maintenant plutôt que t’entendre pleurnicher demain. La colère, elle passe. Le regret, il s’incruste.
Elle déconne pas. Elle me pousserait dans le feu pour me sauver de la noyade.
Moi, je craque. Lentement, mes bras s’écroulent contre mes flancs, délestés de leur tâche de rempart, impuissants. À chaque mot qu’elle a balancé, un pan de ma façade a flanché. Mes épaules se sont courbées, trahies par la fatigue accumulée et l’usure des batailles tues. Depuis combien de temps je me mens à moi-même ? Des années. Et pas seulement à cause de lui…
Un tremblement interne s’élève, dénué de froid, porteur d’une vérité qui me décape la peau, strate par strate, sans ménagement jusqu’à découvrir la pulpe sensible, fragile, trop exposée de mon cœur qui n’y tient plus.
Sans mot dire, mes prunelles se dérobent, non par lâcheté, mais pour digérer la secousse et grappiller une once d’empire sur le chaos. Je dois reforger ma cuirasse, même ébréchée. Déposer les armes n’est pas au programme de la soirée. J’inspire, expire et le nœud se libère, pas en plainte ni en aveu, mais sous un souffle rauque, entre ironie terrible et rire sans joie.
— Libre arbitre, mon œil ! Dire que je me croyais affranchie…
Moitié crachat dérisoire, moitié constat blessé, il sort telle une flèche ce murmure, frôle les comploteurs, siffle aux oreilles de l’homme aux silences assassins, avant d’atteindre sa cible principale en pleine poitrine : la fille qui pensait encore piloter sa fichue partie. Moi.
— Tu l’es, ma chérie, répond Andrès en m’étreignant les épaules. On a juste placé la reine sur l’échiquier. À toi de jouer, maintenant, et… fais-le danser.
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