4.2 * VICTORIA * LA REINE SUR L'ÉCHIQUIER
CHAPITRE 4.2
LA REINE SUR L'ECHIQUIER
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V.R.de.SC
29.10.22
23 : 15
♪♫ SI NO ESTÁS — ÍÑIGO QUINTERO ♪♫
En moins de temps qu’il n’en faut pour ravaler ma panique, ma bande me cerne, réflexe de meute enclenché — ou alors ils viennent juste me confisquer ma potion magique et m’empêcher de noyer le poisson ? Bingo ! Lauri, en parfaite pickpocket, me dépouille sans procès : pouf, envolé le verre !
Comment font-ils ça ? Sentir l’orage avant même la foudre ? Logique. Difficile de passer inaperçu quand on ressemble à un radeau perdu au beau milieu d'un cyclone émotionnel qui s’est invité pour un séjour prolongé. J'émets plus de signaux de détresse que le Titanic depuis mon impact avec l'iceberg James.
Mes amis me bombardent de points d’interrogation muets projetés à bout de pupilles — sauf quelques paires, plus opaques que les autres. Nina, par exemple, m’offre un sourire coussiné de discrétion, presque maternel, à deux doigts de me border avec une tisane. Andrès, lui, minaude derrière sa coupe comme un critique d’art en plein vernissage de surréalisme affectif. Suspect, non ?
— Il est là, lâchè-je.
Trois syllabes, sans emballage. Inutile d’épiloguer.
Mon souffle se casse contre mes dents.
Silence radio. Pourquoi ce calme ? Aucun « quoi ? » dramatique ? Aucun « oh mon dieu ! » de circonstance ? Personne ne demande qui ? Si j’avais dégoupillé une grenade au milieu de ma joyeuse troupe, j’aurais probablement obtenu plus de réactions. Seuls Lauri, Camille et sa copine Flora semblent sincèrement déroutés : l’un fronce les sourcils, sa moitié cligne des paupières comme si elle avait loupé un épisode et ma Lolo oscille entre curiosité et ébahissement civilisé, sa tête dodelinant au gré des visages.
— James, précisè-je.
Pour que les lettres fassent leur trajet, s’impriment bien comme il faut dans leurs tympans et percutent enfin la membrane de ma réalité. Non parce que, dans mon petit monde en porcelaine, tout était clair. Dans le leur, vraisemblablement, on est lundi.
Je balaye la brochette d’indifférents. Ils sont sept autour de moi, mais tous ne jouent pas le même film. Trois au premier rang de l'ignorance, quatre en coulisses, script sur les genoux, applaudissements en attente. En toile de fond, un beat électro continue de battre et chaque pulsation me plaque un peu plus dans ce théâtre étouffant.
— Vous n’avez pas l’air étonnés, tous les trois, remarquè-je.
Le ton léger en apparence, je distribue mes soupçons à parts égales : mon regard saute de Leslie à Nina à Andrès à Dante, cherchant les preuves incriminantes écrites à l’encre invisible sur leurs fronts.
Gros blanc. L'équipe de prod vient-elle de se faire cramer ?
— Vous saviez.
Les indices s’alignent en dominos : Nina fuit, Andrès coquette, Dante adopte son plus bel air contrit, Leslie arbore son sourire plein de crocs. Limpide. Fluorescent. Manque juste le panneau LED clignotant : coup monté en cours !
Bon sang, que faire de cette info ? Une entrée de journal intime ? « Cher journal, la Cour a ourdi sa charmante mascarade. Mon rôle ? L'ornement docile en robe satinée, offerte en sacrifice au dieu des landes et des silences. » Ou bien une carte postale ? Une épitaphe ? Une insomnie ? Une nouvelle alerte dans le dossier « erreurs de jugement certifiées maison » ? Je parle de leur entourloupe, de leur manigance à la noix, de leur trahison — oui, trahison, messieurs, dames, avec un grand T majuscule version Broadway ! L’autre « info » fait encore le tour du propriétaire, pas prête à s’installer.
Merveilleux.... Le cœur lézardé d’une humeur noire, écartelée entre l’envie de rire de leur génie vénéneux ou celle de les clouer au pilori, je rouspète intérieurement. Mais... en vérité, leur petit imbroglio n’embrase pas mes nerfs et le feu n’est pas né de leur stratagème, mais de ce que j’y déverse en silence. Ma poudre aux yeux, ce mirage que je colle aux parois du réel. Le désir orphelin que je n’arrive pas à désavouer. Si je le vois, je guéris. Ou je m’écroule. Dans tous les cas, a minima, j’aurai un diagnostic.
— No me digas ?! Le James ? Celui de la telenovela estivale non résolue ? s'exclame enfin l'un des quatre accusés, les yeux ronds, le ton pas du tout du tout alarmiste. Increíble !
Je croise les bras, impassible. Il en fait toujours des caisses celui-ci ! Dante le fusille du regard, mais son chéri poursuit.
— Tu veux dire que ton Écossais d'importation a osé repointer le bout de son nez ? Joder, tía ! Dame un ratito, sí ? Que voy a coger mi kit de emergencias sentimentales y–[1]
Déjà, il recule en diagonale, l’air de celui qui se rend compte qu’il a oublié son épée et son courage.
— Oh, non ! Quédate acá ![2]
Dre s’arrête net, grimace, puis botte en touche, mains levées façon simulacre de tribunal :
— Vale... Je plaide coupable avec circonstances ultras atténuantes. J’ai été contraint et forcé. Victime d’un chantage émotionnel sévère. Séquestration affective comprise. Je le jure !
Une bébé rire, électrique, me démange les cordes vocales. Il se prépare à sortir, tout fringant… et puis fausse alerte. Blocage. Il s’étrangle sur place, étouffé par la gravité du moment.
Et le César du meilleur complot est attribué à…
— Leslie… qu'est-ce que tu as magouillé, encore ?
Orbites grandes ouvertes, paume dramatique au-dessus de la poitrine, elle me fait son numéro de tragédie grecque discount.
— Moi ? s’indigne-t-elle. À part traîner ton joli fessier ici et faire de toi la reine de la soirée, rien. Le reste, crois-le ou pas, relève du cosmos.
Du « cosmos » ? Mon œil, oui ! Elle ment avec l’élégance d’un chat retombant sur ses pattes : stylé, souple, sans scrupule. L’amusement lui dégouline dans le coin de la bouche avec l’aplomb d’une conspiratrice triomphante. Mais, vas-y, éclate-toi, Leslie ! Profite pendant que mon cœur se jette du haut de la raison, les bras ouverts.
Je devrais les envoyer bouler, tous autant qu’ils sont. Pourtant, une partie de moi — celle qui s’abreuve de twists convenus tirés par les cheveux et de romances cousues de fil blanc où tout est bien qui finit bien — veut savoir jusqu’où ils comptaient pousser le bouchon.
— Dites-moi que ce n’était pas prémédité au moins ? J’ai raté combien de comités de pilotage, en fait ?
Ils n'auraient pas cultivé le vice jusqu’à financer un exorcisme aérien, si ? Par exemple, payer un aller simple Édimbourg–Toulouse, pour que James vienne me trouer le palpitant en pleine soirée d’anniversaire. Si ? Nooon. Si ?
— Non, rassure-toi, me glisse Nina, tout en velours et précaution. Je l'ai repéré au bar tout à l'heure et remarqué qu'il était installé dans une alcôve du rez-de-chaussée avec un couple, dont une rousse canon qui lui ressemble vachement. J'ai d'abord averti Madame Showtime, qui était trop occupée à faire sa Beyoncé sur l'estrade.
Nin expédie une œillade insistante à notre meilleure amie : la mise en cause ne bronche pas, feignant un intérêt mondain pour l'état de ses ongles manucurés. Alors, Nina reprend le fil de son explication tandis que je m'enlise dans la suspicion :
— On... on n'était pas vraiment raccord sur la marche à suivre. Leslie, tu te doutes, plaidait pour la tactique frontale et rêvait de voler dans les plumes de ton James sans attendre. Moi, par contre, je jugeais plus sage de t'informer en priorité et te laisser toute latitude pour décider de la suite.
Je suppose que Leslie a eu le dernier mot, donc, puisque Madame Toujours-en-première-Ligne n'est pas franchement adepte de la discrétion policée.
Je me tourne vers la principale concernée, le menton relevé, le regard acéré, et l'apostrophe :
— Qu'est-ce que tu es allé lui dire, exactement ?
— Rien, figure-toi. Ton Roméo n'a reçu aucun soufflet de ma part.
Mmh. Rien du tout ? Je devrais exposer cette prouesse dans la galerie des impossibles.
— Tu me confirmes qu’il n’a même pas eu droit à une syllabe de ton art oratoire, vraiment ?
— Eh bien, pour être tout à fait précise...
J'en étais sûre !
— ... j'ai peut-être –
— Quoi ? la coupè-je, le reproche en bouche.
Posture offusquée, œil perçant vs calme olympien, port d'impératrice froissée. Devinez laquelle de nous deux campe sur ses positions ?
— Tu sais, si l’envie te prend, j’ai toujours mes talons de combat dans le sac, me signifie-t-elle. Je peux aller lui administrer une petite leçon. Histoire qu’il apprenne à manier la disparition autrement.
À l’entendre, quelque chose craque et se recolle en moi. Oh qu'elle est agaçante ! Loyale, impulsive, furieusement fidèle — voilà Leslie. Ma colère au bord des mots se replie, défaite. Je pince les lèvres et ravale l’accusation : ce brasier-là vaut mieux que l’indifférence. Et puis, à quoi bon ? Mes yeux se détournent, je fixe le sol, secoue la tête, plus résignée que rancunière.
Il n'y a pas à dire : si le courage me manque, Leslie saura parfaitement être mon bras armé, ma messagère, ma détective — selon le mode opératoire choisi. Elle, elle n'a pas ce frein qu'on appelle retenue : elle fonce, interroge, provoque les situations. James pourrait se retrouver embarqué dans un quizz impromptu sur sa mystérieuse disparition. Ou faire face au feu nourri de la vindicte amicale. Ou même recevoir mes pensées directes, polies ou acérées, sans filtre ni délai. Si tel est mon désir. Faut-il que je détermine le protocole adéquat pour accueillir son retour... et je n'ai pas encore trouvé la cadence exacte pour mon sarcasme en staccato. Entre courtoisie mondaine, fureur diplomatique, ironie assassine et battement de cils stratégique, la véritable question consiste à identifier quelle courbe de posture servira le mieux ma dignité. Comment aborde-t-on, au juste, un ancien amant capable de réveiller notre cœur en miettes, sans renverser le thé de la bienséance ni trahir le tumulte qui hurle dans chacune de nos cellules, « reste loin » et « embrasse-moi » en simultané ?
Et tout ce cirque, alors ? Me faire danser, me traîner à reculons jusqu'au rez-de-chaussée, me hisser sur l’estrade et encourager toute l’assistance à entonner un Joyeux Anniversaire, me confisquer le moindre verre alcoolisé… Pour que James remarque enfin leur — mon petit numéro ?
Comme toujours quand quelque chose m’échappe, mon instinct réclame des comptes. Si James est ici, quelqu’un a bien dû déclencher la manœuvre, non ? Les coïncidences, très peu pour moi : je les range dans la même catégorie que les élans mystiques et les alignements d’étoiles — charmants en théorie, douteux en pratique.
Lorsque je redresse le menton, mon attention se braque sur la dernière joueuse debout, campée sur ses appuis, telle une magistrate en robe noire. Je la connais : elle ne sucre jamais ses sentences. Elle tranche. Brut. Net. La vérité sans anesthésie. Autant se tenir droit.
— Très bien : tu m'expliques, Leslie ? C'est toi qui a tiré les ficelles de sa présence ici, ce soir ?
— Eh bien, non, commence-elle, je décline toute responsabilité dans cette irruption brumeuse made in Scotland. Je suis douée, mais pas assez pour posséder le don d’ubiquité ni de télépathie transfrontalière. Saches que le voir ici m'a autant surpris qu'un crocodile dans le Canal !
D’accord, je concède, ce premier point s'imprime sans contorsion dans mon jugement.
— Et puis, enchaîne-t-elle, j’ai rien fait de grave. Juste orienté les projecteurs et repassé un coup de blush sur l’écrin, pour que Monsieur le figurant sorte de l’ombre et se souvienne de la lumière qu'il a eu la sottise de fuir.
Elle marque une pause. Moi, rien. Silence de façade. Dedans ? Murmure martial à m'en tordre les cordes du cœur.
— Ensuite : jackpot ! Qui c'est qui a mordu à l'hameçon comme un saumon perdu du meilleur côté de la Manche ? Ton Écossais. Il a agi en sous-marin, sans s'imposer. Ça prouve qu'il a de la jugeote et du tact. Respect du game. Et toi, tu trembles sous ta carapace et tu fais genre que non, mais ton petit cœur tout mou, lui, il bat à 200, pas vrai ? Alors, le bordel du vivant, t’avais oublié, hein ? Depuis des semaines, tu mords tout ce qui bouge sauf ta peine. T’es à cran, à vrac, à fleur de peau. Fallait quelqu’un pour balancer une étincelle dans ce piège à soupirs inflammables.
Sacrée Leslie ! Une voyante sans boule de cristal, mais avec des antennes dans les failles.
— Quatre : après le grabuge qu’il t’a laissé dans le ventre, à lui de ramper vers toi, de se vautrer à tes pieds, en sueur et en larmes, tant pis pour sa fierté. Non, vraiment, tu sais ce que je pense des spécimens comme lui : c’est au pyromane de venir avec son seau vide et ses prières. Qu’il se traîne. Qu’il s’excuse jusqu’à avoir la langue en cendres.
J’aimerais pouvoir la contredire… sauf que mes cicatrices couvent encore sous mon épiderme.
— Cinq : je te connais. Tu vas réfléchir, ruminer jusqu’à éroder le souvenir, le limer, le planquer sous le tapis et cohabiter avec l’éléphant dans la pièce. Et quand il ne restera que des copeaux d’orgueil ruiné, tu reviendras me dire que t’as raté le coche avec ton destin à force de piétiner. Je t'ai rendu service en provoquant sa réaction Vic. Sinon on n'était pas sorti de l'auberge !
D’un mouvement fluide, Leslie avance, glisse. Ses prunelles grises transpercent les miennes comme un bistouri invisible. Son timbre s’adoucit, mais la fermeté ne quitte pas sa bouche.
— Dernier point et non des moindres : je préfère que tu me détestes maintenant plutôt que t’entendre pleurnicher demain. La colère, elle passe. Le regret, il s’incruste.
Elle ne plaisante pas. Leslie me pousserait dans le feu pour me sauver de la noyade.
Je craque. Lentement, au fur et à mesure de l'analyse chirurgicale de ma meilleure amie, mes bras se sont écroulés contre mes flancs, délestés de leur tâche de rempart, impuissants. À chaque mot qu’elle a balancé, un pan de ma maîtrise a flanché. Mes épaules se sont courbées, trahies par la fatigue accumulée et l’usure des batailles tues. Depuis combien de temps je me mens à moi-même ? Des années. Et pas seulement à cause de James…
Un tremblement interne s’élève, dénué de froid, mais porteur d’une vérité qui me décape la peau, strate par strate, sans ménagement jusqu’à découvrir la pulpe sensible, fragile, trop exposée de mon cœur qui n’y tient plus.
Sans mot dire, mes yeux se dérobent, non par lâcheté, mais pour digérer la secousse et grappiller une once d’empire sur le chaos. Je dois reforger ma cuirasse, même ébréchée. Déposer les armes n’est pas au programme de la soirée. J’inspire, expire et le nœud se libère, pas en plainte ni en aveu, mais sous un souffle rauque, entre ironie terrible et rire sans joie.
— Ma prétendue liberté, ça se voit que je la mène en bateau…
Moitié crachat dérisoire, moitié constat blessé, il sort telle une flèche ce murmure, frôle les comploteurs, siffle aux oreilles de l’homme aux silences assassins quelque part au rez-de-chaussée, avant d’atteindre sa cible principale en pleine poitrine : la fille qui pensait encore piloter sa fichue partie. Moi.
— Vic, soupire Leslie en m’étreignant les épaules. Tu es la reine de ton échiquier. Maintenant, à toi de jouer : fais-lui faire la valse, la pirouette ou le salto, mais bouge tes pions. C'est ton tour. Danse ou laisse-le tomber.

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