4.3 * VICTORIA * COLLISION
CHAPITRE 4.3
COLLISION
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V.R.de.SC
29.10.22
23 : 50
♪♫ GONE — NF et JULIA MICHAELS ♪♫
La pièce tangue autour de moi. Han... Pourquoi cet espoir ? Pourquoi cette dépendance au seul fait de l’apercevoir, comme si son ombre pouvait tout recaler dans l’axe, reficeler mes ruines, ressouder mon âme ? Je devrais déguerpir. Sauver les reliques de cette crevasse sentimentale branlante et cadenasser ce qui subsiste de bon sens. Avant l’évaporation, la glissade fatale, la reddition. Mais, quel sens aurait la fuite, puisque tout flambe déjà ? Même si je saigne de lui par tous les pores et que le moindre regard en arrière m’écorche davantage, je veux le voir, quitte à ce que ma dernière enclave de paix en paye le prix.
Qu'en est-il de lui ? Pense-t-il à moi ? Évidemment. La bouteille en témoigne, pas vrai ? Et la carte, émissaire de sa nostalgie ou de ses intentions futures ? Offrande ou morsure ? « Ton souvenir me brûle ». Trois mots en suspens, distillés tel un philtre vénéneux. Mais à quoi songe-t-il ? À me convoquer ou à m’achever ? Ne fait-il que jouer avec les braises pour s’en réchauffer un instant ?
Et si, au fond, je m’étais trompée de mesure ? Si j’avais prêté à notre aventure des allures de destin, quand il ne s’agissait que d’un détour parmi d’autres ? L'orgueil supporte mal d'être relégué au banal, après tout. Peut-être ai-je rêvé trop haut pour un désir si terrestre ?
James vit au jour le jour. Moi, je vis de projections, d'anticipations, de structurations. Il avance à l'instinct, sans préméditer ni craindre la suite, ni compartimenter son quotidien, ses émotions, ses élans, là où mon esprit dresse mes lois et mes frontières, mon cœur se garde jalousement des désordres extérieurs. Deux pulsions, deux temporalités. Alors, peut-être qu'il s'est lassé, étouffé par le vertige d'engagement qui se profilait, ou simplement distrait par d'autres horizons. Aucune promesse. Aucune promesse n’a été scellée entre nous. Et pourtant... il est impossible, IM-PO-SSI-BLE, de ne pas me demander : son rejet appartenait-il à l’indifférence, à l’ennui ou à la lutte ? Est-ce que ma propre absence empoisonne un peu son existence ? Ronge son équilibre ? Allume des feux de broussaille dans sa mémoire ?
Et voilà, comme d'habitude, j'analyse et décortique au lieu d'agir, exactement comme Leslie m'a alerté. La lucidité, toujours prompte à me dicter ses verdicts, se heurte ici à un mur de chair et de manque. Cette braise d’encre déposée sur papier aimante mon cœur indocile au-delà du raisonnable. Car il est hors de question d’être la seule à me consumer dans le noir. J’ai besoin de savoir et j'espère — oh oui, j'espère ! — une balafre sur lui aussi. Un signe. Une preuve. Un stigmate. Sinon, je… je… je lui impose l'oubli en majesté, l'exile de mes veines à tout jamais, lettre par lettre ! L'autre option : respirer, réfléchir, l'écouter. Pour l’instant, pure science-fiction.
Mes paumes aplatissent le tissu déjà impeccable de ma robe, le corrigent machinalement. Le baromètre toxique de mes envies prophétise la suite. Un élastique sort de nulle part — ou d’un coin enfoui de prévoyance — et mes doigts l’enroulent pour relever mes cheveux. Rituel inutile, mais irrépressible : me dégager la nuque. Comme si ce geste m'octroyait la prestance d'une combattante. En réalité, me voilà plus chantilly de désir parée pour un suçon que guerrière d’élite !
Mes jambes m’emmènent vers la rambarde. Vers l’inconnu grouillant, le vertige, le regard, le risque. La panique en furie joue du violon sur mes nerfs, et j'y marche quand même. Classique. Cœur en barricade. Corps en courbette.
Des silhouettes, des bras levés, des postures indifférentes, des éclats de joie et des verres brandis sous une lumière hystérique, noyés dans un tourbillon sonore tonitruant. Pas une carrure qui porte sa musique. Mon sixième sens laboure la salle, fouille, insiste, s’acharne. Tout est passé au crible, chaque épaule, suspectée. Un T-shirt sombre m’arrache une bouffée de pulsations. Faux positif. Il y a ce dos. Il y a la parenté. Et, le démenti. Ma bouche est de sable, mes mains, de fièvre. Mon pouls contredit les basses. Une part de moi espère l’échec. L’autre le redoute. Quand soudain :
— James.
Son nom entaille mes lèvres. La seconde implose. Ce profil impossible. La ligne de sa mâchoire. L’ombre de ses pensées sur son front. Cette… bouche onctueuse et infernale. Au moment où nos regards se heurtent, se câblent et s’embrassent, avant même que je puisse disséquer ce qui se trame dans ma tête, mon système nerveux m’envoie un shot de joie, dans sa forme la plus nue : arc électrique échappé du réel, poussée fulgurante et primitive, sans calcul, sans barrière. Elle me cueille à vif, me retourne comme une crêpe, me dépossède.
Sous mon épiderme, mes veines battent l’alerte. L’invisible crie. James me dévore des yeux sans détour, il m’enfièvre. Bonheur et tendresse se bousculent au portillon de mes souvenirs. Mon corps, fidèle archiviste, exhume la mémoire sensorielle : sa chaleur, son timbre, la symphonie de son souffle, l’azur de ses iris, la rugosité de sa barbe, jusqu’au sel de sa langue sur la mienne et le parfum de nos nuits. Et dans cette fraction de seconde, mise à mort de mes griefs, décapités par une émotion si pure et spontanée que mes jambes fourmillent, prêtes à bondir, et mes doigts cherchent une main à attraper, une épaule à secouer. Je déborde d’endorphines. Littéralement. L’envie ridicule et virulente de sautiller sur place me prend avec l’énergie d’une gamine de huit ans pour qui l’univers vient d’être empaqueté avec un joli ruban rose. Mon enthousiasme foisonne, affole mes joues, me chatouille les tempes. Mon sourire jaillit. Je pourrais presque rire. De surprise, de soulagement, de plaisir. J’ai chaud, très très chaud. Mon sang prend feu et mes fichus pieds menacent d’amorcer une course vers lui. Fantastique. J’avais prévu de le toiser froidement, pas de me transformer en crème brûlée !
Rah la la... Quelle calamité, Victoria ! Tu orchestres un déluge de tremblements pour un geste qui ne te touche même pas vraiment ! Heureusement que j’ai encore deux neurones en ligne, parce qu’à ce stade, dans une comédie romantique, j’aurais déjà dévalé les marches pour me jeter dans ses bras… ou tomber dans les pommes, main en pâmoison. Mémo interne : arrêter de me gausser de ces pseudos idiotes dans les films. J’en suis.
L’euphorie se dilue en houle légère, et, derrière les remous, le plaisir de le revoir n’admet pas de doutes ou de questions. Mon ressenti, rien ne le tamise ni le freine : pas de lissage rationnel, d’automatismes de repli, de censures intérieures ou de scénarios catastrophes. Sous la lueur éclatante de la joie se cache un autre sentiment, une gravité résiduelle impossible à regarder en face, une pulsation qui survit à tout, même à l'absence, une persistance chargée d’un sens que l’ivresse du moment met en exergue. Là, tapi au fond de moi, un poids se love sous mon sternum. Enrobé de manque, de désir, de nostalgie douloureuse perdurent une reconnaissance organique, à la fois cri du cœur et appel d'âme. Mon envie est simple : me fondre contre lui, replonger dans cette géographie que mon corps n’a jamais oubliée. Misère... évidemment que je suis toujours amoureuse de lui. À m’en rendre folle, à m’en rendre vivante. Malgré moi, contre moi, à travers tout. L’amour ne s’efface pas : il sommeille, il veille, il attend.
Mes pupilles l’arriment, refusent la moindre trahison d’un clignement tandis que je m'élance vers lui. Pas après pas, magnétisée, je supplie le réel de tenir. Mes pieds dévalent, ma pensée résiste encore — lucidité ou panique ? Difficile de trancher. Et si ce visage n’était qu’un mirage, un caprice de mes nerfs désabusés ? Et si je rêvais ? Mon cerveau saturé de vapeurs pourrait très bien l’avoir convoqué tout seul. L’hypothèse mérite examen. Alors, à la cime des escaliers, je m’arrête. Une inspiration. Une suspension. Vertige. Pas du vide, mais de l’intérieur. Si c’est lui — vraiment lui — dans ce cas, je n’ai plus d’armure, plus d’alibi. Fin de la partie. Je… je choisis la chute et entame la descente.
Ce beau diable ne bouge pas, et moi, impuissante, je suis maintenue à distance de ses yeux bleus, trop loin pour capter l’oracle de leur éclat. Sa chemise hésite entre plusieurs teintes claires — tout dépend de la perspective, de l’instant. Comme lui. Le col entrouvert dévoile un soupçon de cou, de torse, des fragments de lui toujours estampés sous la pulpe de mes doigts. Cette manie des manches retroussées — curieuse résonance avec mes propres habitudes — laisse affleurer son tatouage en filigrane, des lignes et arabesques que j’ai lues peau contre peau, lèvres contre encre, centimètre par centimètre. Son corps taillé dans la pierre semble pétrifié, isolé dans une bulle pendant que tout autour frémit, vibre, vit. L’agitation environnante ne fait que souligner sa fixité : on dirait un ange guerrier figé dans le chaos, un être hors du monde. Il s’érige, solide, inébranlable. Un roc. Le mien ? Pensée trop rapide, trop dangereuse.
Mon Viking… Je comprends enfin l'allusion de Leslie. L'été dernier, ses boucles blond foncé aux reflets cuivrés tombaient en cascade sur ses tempes et sa nuque. Aujourd’hui, les côtés sont rasés. Nets. Tranchés. Ce simple coup de tondeuse a redessiné son profil, plus grave, plus redoutable. Son ossature s’affirme : pommettes saillantes, ligne affutée dissimulée sous une barbe plus fournie qui durcit encore l’ensemble. Il a tout de même gardé ses mèches longues, celles qu’il attache haut sur le crâne à la va-vite, avec cette désinvolture sauvage qui réveillait ma part rebelle. Je croyais avoir cessé de fondre pour si peu. Vraisemblablement, non. Il s’est métamorphosé. Ou bien, il s’est vengé. Assez pour que je le regarde d'un autre œil ? Absolument pas. Mon ventre se contracte avec la même intensité.
C’est injuste. Qu’il m’ait écorchée, larguée, rayée et qu’il m’apparaisse là, plus intense et barbare que jamais. Mes poings se ferment tout seuls. Mon cœur serre les dents. Donne-moi une bonne raison de ne pas te hurler dessus ! Une.
Ma sensibilité en guimauve réagit vivement au sourire furtif qui égaye une microseconde ses lèvres folles avant qu’un nuage ne tende sa mâchoire et tire le rideau sur ses traits. Que vient-il de penser ? Quelle idée l’a traversé pour éteindre ainsi sa lumière ? Légère chute des épaules — infime pourtant révélatrice. Il semble se courber sous une enclume psychique. Parfait. Il est beau, silencieux et visiblement torturé.
Croit-il que je vais l’ignorer ? L’incendier ? Tourner les talons et le planter là ? Est-ce ce qu’il redoute ? Est-ce ce que j’ai envie de faire ? Mon Dieu… non.
Je n’ai d’autre choix que m’arracher à sa contemplation : une marche de plus et la marée humaine me bloquera sa vue. Je rouvre les vannes du présent, à contrecœur. Tout recommence à pulser : les hanches, les rires, la sono. Mon tympan vrille. Je réalise que, imperméable à la frénésie ambiante, le monde hurlait pendant que je me réfugiais sous une cloche d’amnésie reliée à sa seule présence. Cet homme absorbe tout, absolument tout autour de moi. L’image du trou noir cesse d’être métaphorique pour devenir la définition exacte de ce qu’il provoque. Bon sang, cette évidence gravitationnelle entre lui et moi est… est…
Et puis quoi encore !? Tu comptes fondre sous son regard et te mettre à tourner en apesanteur autour de son nombril en mode idiote satellisée ? Tu veux peut-être graver son nom sur ta station spatiale, où qu’elle soit ? Cortex, diaphragme ou vulve ? Faut-il aussi que ton intelligence, ton désir et ton orgueil s’inclinent ensemble ? Redescends, nom d'une pipe ! Si tu cherches la collision, choisis au moins la vérité pour cible. Oublie la romance, va gratter ses silences, sers-lui ton bouleversement avec méthode, arrache-lui des réponses avec tes dents ! Tu le dégommeras après, s’il le mérite toujours ! Exige qu’il te dise pourquoi il t’a rayé de sa vie sans préavis ! Interroge-le sur son retournement de trajectoire ! Pourquoi s’est-il déclaré avant de se défiler en t'adressant un « bonne continuation » sec, fuyant, digital et lâche !?
Bon sang ! Je mâche ce face-à-face depuis le fameux jour où son SMS sans chair ni fièvre a anémié mon souffle ! La scène, je l’ai rejouée mille fois. Lui faire avaler ma colère et cracher des explications, voilà ce dont j’ai besoin. Je rêve qu’il sente dans ses côtes ce que j’ai senti dans mon ventre, quitte à lui imprimer mon poing en plein dedans. Je prône la non-violence mais il m’a tellement… chamboulée que je pourrais bien me découvrir une vocation insensée. Mon double — ô combien moins civilisé et plus volcanique — s’ébroue dans ma cage thoracique. Le carnage fait les yeux doux à mon pacifisme. Les prochaines minutes pourraient se muer en accouchement de fureur.
Ma respiration s’accorde à ma rancune, ma colonne se redresse. Mes talons picorent le sol, prêts à frapper. Fini de contempler. Fini de douter. Je veux ses mots crus, sa confession sans fard, ses cordes vocales en action, pas cette absence qui me nécrose le cœur.
Animée d’un feu sourd, je fonce en ligne droite. Une voix m’interpelle, je l’ignore. Elle n’existe pas. Rien n’existe hormis ma lancée. Je me fais bousculer — je rends les coups. Et soudain, je percute enfin l’ombre qui m’attendait. Mon souffle cogne contre ses murs, le monde se réduit à cet espace minuscule entre nous. Ses yeux, des éclairs, me brûlent la peau. Mes lèvres s’entrouvrent, mais avant que le son ne s’échappe, tout se fige — juste un battement, puis l’orage.
— J’hallucine ou tu me regardes comme si t’avais pas disparu ?

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