4.3 * VICTORIA * COLLISION

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V.R.de.SC


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29.10.22

23 : 50


♪♫ GONE — NF et JULIA MICHAELS ♪♫

Merveilleux.... Je grogne intérieurement, le cœur lézardé d’une humeur noire, écartelée entre l’envie de rire de leur génie vénéneux ou celle de les clouer au pilori. Pourquoi la loyauté a-t-elle toujours ce goût d’alcool mondain ? Du gin tonic. L’amertume des faibles, la saveur des soirs subis. Beurk. J’ai horreur de ça.


En vérité, leur petit numéro n’embrase pas mes nerfs et le feu n’est pas né de leur stratagème, mais de ce que j’y déverse en silence. Ma poudre aux yeux, ce mirage que je colle aux parois du réel. Le désir orphelin que je n’arrive pas à désavouer aussi. Si je le vois, je guéris. Ou je m’écroule. Dans tous les cas, au moins, j’aurai un diagnostic.


Pourquoi cet espoir ? Pourquoi cette dépendance au simple fait de l’apercevoir, comme si son ombre pouvait tout recaler dans l’axe, reficeler mes ruines, ressouder mon âme ?


Je devrais déguerpir. Sauver les miettes de cette crevasse sentimentale branlant et cadenasser ce qui subsiste de bon sens. Avant l’évaporation, la glissade fatale, la reddition. Quel sens aurait la fuite, puisque tout brûle déjà ? Et lui… Pense-t-il à moi ? Comme avant ? Ou ai-je été dégrafée de son monde ?


Je veux le voir. Même si je saigne de lui par tous les pores et que le moindre regard en arrière m’écorche davantage. Même si ma dernière enclave de paix doit en payer le prix. Est-ce que ma propre absence empoisonne un peu son existence ? Ronge son équilibre ? Allume des feux de broussaille dans sa mémoire ? Son silence est-il indifférence ou lutte ? Pas question d’être la seule à me consumer dans le noir. J’espère une balafre sur lui aussi. Un signe. Une preuve. Un stigmate. Sinon, je… je… je le fume ! Option B : je respire, je médite, je l’écoute. Pour l’instant, pure science-fiction.


Mes paumes aplatissent le tissu déjà nickel de ma robe, le corrigent machinalement. Mon corps, ce baromètre toxique, prophétise la suite. Un élastique sort de nulle part — ou d’un coin enfoui de prévoyance — et mes doigts l’enroulent pour relever mes cheveux. Rituel inutile, mais irrépressible. Dégager la nuque. Super, Victoria… Te voilà plus chantilly désir que guerrière d’élite. Prête pour un suçon, pas pour un affrontement. Et mes jambes, traitresses, m’emmènent vers la rambarde. Vers l’inconnu grouillant. Vers le vertige, le regard, le risque. Je flippe et j'y marche quand même. Classique. Cœur en barricade. Corps en courbette.


Des silhouettes, des contours, des postures indifférentes. Des éclats de joie et des verres brandis sous une lumière hystérique, noyés dans un vacarme démentiel. Pas une carrure qui porte sa musique à lui. Mon sixième sens laboure la salle, fouille, insiste, s’acharne. Tout est passé au crible, chaque épaule suspectée. Un T-shirt noir m’arrache une bouffée de pulsations. Faux positif. Il y a ce dos. Il y a la parenté. Et puis le démenti. Ma bouche est de sable, mes mains, de fièvre. Mon pouls contredit les basses. Une part de moi espère l’échec. L’autre le redoute.


— James.


Son nom entaille mes lèvres. La seconde implose. Ce profil impossible. La ligne de sa mâchoire. L’ombre de ses pensées sur son front. Cette… bouche tendre et vicieuse. Il me dévore des yeux sans détour, il m’électrise. Sous mon épiderme, mes veines battent l’alerte. L’invisible crie. Je suis là, reflétée dans ses pupilles de feu. Lui s’imprime illico dans ma circulation.


Au moment où nos regards se heurtent, se câblent et s’embrassent, avant même que je puisse analyser ce qui se passe dans ma tête, mon système nerveux m’envoie un shot de joie brute. Mon corps, fidèle archiviste, exhume la mémoire sensorielle : sa chaleur, son timbre, la symphonie de son souffle, l’azur de ses iris, la rugosité de sa barbe, jusqu’au sel de sa langue sur la mienne et le parfum de nos nuits. Et dans cette fraction de seconde, mon sourire jaillit.


Trêve involontaire, mise à mort de mes griefs, décapités par une émotion si pure et spontanée que mes jambes fourmillent, prêtes à bondir, et mes doigts cherchent une main à attraper, une épaule à secouer. Mon enthousiasme foisonne, affole mes joues, me chatouille les tempes. Je pourrais presque rire. De surprise, de soulagement, de plaisir. J’ai chaud, très très chaud. Fantastique. J’avais prévu de le toiser froidement, pas de me transformer en crème brûlée. Mon sang prend feu et mes foutus pieds menacent d’amorcer une course vers lui. Bonheur et tendresse se bousculent au portillon de mes souvenirs. Je déborde d’endorphines. Littéralement. Je suis à deux battements de la léchouille façon golden retriever qui retrouve son jouet perdu. L’envie ridicule et vive de sautiller sur place me prend avec l’énergie d’une gamine de huit ans pour qui l’univers vient d’être empaqueté avec un joli ruban rose. Heureusement que j’ai encore deux neurones en ligne, parce qu’à ce stade, dans une comédie romantique, j’aurais déjà dévalé les marches pour me jeter dans ses bras… ou tomber dans les pommes, main sur le front. Mémo interne : arrêter de me gausser de ces idiotes dans les films. J’en suis.


La joie, dans sa forme la plus nue : fulgurance indomptée, arc électrique échappé du réel, poussée primitive, sans calcul, sans barrière. Elle me cueille à vif, me retourne comme une crêpe, me dépossède. Ce sentiment souverain n’admet pas les doutes ou les questions. Mon ressenti à cet instant, rien ne le tamise ni le freine : pas de lissage rationnel, d’automatismes de repli, de censures intérieures ou de scénarios catastrophes. Toutefois, je le sais, sous cette lueur éclatante se cache autre chose. Une gravité résiduelle impossible à regarder en face, une persistance chargée d’un sens que l’euphorie ne dissout pas. C’est là, tapi, un poids lové sous mon sternum, un muscle en spirale. Enrobé de manque, de désir, de souvenirs perdurent un appel profond, une reconnaissance organique, un cri de la chair et de l’âme. Mon envie est simple, essentielle : me fondre contre lui, replonger dans cette géographie que mon corps n’a jamais oubliée. Au-delà du vouloir, il y a ce reste — cette pulsation qui survit à tout, même à l’absence.


Mon regard l’arrime, refuse la moindre trahison d’un clignement tandis que je glisse vers lui. Pas après pas, magnétisée, je supplie le réel de tenir. Mes pieds dévalent, ma pensée résiste encore — lucidité ou panique ? Difficile de trancher. Et si ce visage n’était qu’un mirage, un caprice de mes nerfs désabusés ? Et si je rêvais ? Mon cerveau saturé de vapeurs pourrait très bien l’avoir convoqué tout seul. L’hypothèse mérite examen. Alors, à la cime des escaliers, je m’arrête. Une inspiration. Une suspension. Vertige. Pas du vide, mais de l’intérieur, de l'âme. Si c’est lui — vraiment lui — dans ce cas, je n’ai plus d’armure, plus d’alibi. Fin de la partie. Je… je choisis la chute et entame la descente.


Ce beau diable ne bouge pas, et moi, impuissante, je suis maintenue à distance de ses yeux, trop loin pour capter l’oracle de leur éclat. Son corps taillé dans la pierre, son buste captif d’un souffle avorté, il semble pétrifié, isolé dans une bulle pendant que tout autour frémit, vibre, vit. L’agitation environnante ne fait que souligner sa fixité : on dirait un tableau figé dans le chaos, un être hors du monde. Il s’érige, solide, inébranlable. Un roc, oui. Le mien ? Pensée trop rapide, trop dangereuse.


Une main — droite ? gauche ? foutue confusion quotidienne — enfoncée dans sa poche, l’autre retombe, désœuvrée, détendue ou prête à agir ? Sa chemise hésite entre plusieurs teintes claires — tout dépend de la perspective, de l’instant. Comme lui. Le col entrouvert dévoile un soupçon de cou, de torse, des fragments de lui toujours estampés sous la pulpe de mes doigts. Cette manie des manches retroussées — curieuse résonance avec mes propres habitudes et mon besoin de dégager les poignets — laisse affleurer son tatouage en filigrane, des lignes et arabesques que j’ai lues peau contre peau, lèvres contre encre, centimètre par centimètre.


Il est encore là, mon guerrier viking… Il a gardé ses mèches longues, celles qu’il attache haut sur le crâne à la va-vite, avec cette désinvolture sauvage qui me plaisait tant. Je croyais avoir cessé de fondre pour si peu. Vraisemblablement, non. Avant, ses boucles blond foncé, aux reflets cuivrés, tombaient en cascade sur ses tempes et sa nuque. Aujourd’hui, les côtés sont rasés. Nets. Tranchés. Il s’est métamorphosé. Ou bien, il s’est vengé. Assez pour que je le regarde autrement ? Absolument pas. Mon ventre se contracte avec la même intensité.


Ce simple coup de tondeuse a redessiné son profil, plus grave, plus dangereux. Son ossature s’affirme : pommettes saillantes, ligne affutée dissimulée sous une barbe plus fournie qui durcit encore l’ensemble. Les néons sculptent ses traits en ombres et éclats qui caressent les angles de son visage. C’est injuste. Qu’il m’ait écorchée, larguée, rayée — et qu’il m’apparaisse là, plus intense, plus vivant, plus barbare que jamais. Mes poings se ferment tout seuls. Mon cœur serre les dents. Donne-moi une bonne raison de ne pas te hurler dessus. Une.


Ma sensibilité en guimauve réagit vivement au sourire furtif qui égaye une microseconde ses lèvres folles avant qu’un nuage ne tende sa mâchoire et tire le rideau sur son regard. Que vient-il de penser ? Quelle idée l’a traversé pour éteindre ainsi sa lumière ? Légère chute des épaules — infime pourtant révélatrice. Il semble se courber sous une enclume psychique. Parfait. Il est beau, silencieux et visiblement torturé.


Croit-il que je vais l’ignorer ? L’incendier ? Tourner les talons et le planter là ? Est-ce ce qu’il redoute ? Est-ce ce que j’ai envie de faire ? Mon Dieu… non.


Je n’ai d’autre choix que m’arracher à sa contemplation : un degré de plus et la marée humaine me bloquera sa vue. Je rouvre les vannes du présent — à contrecœur. Tout recommence à pulser : les hanches, les rires, la sono — mon tympan vrille. Je réalise que, imperméable à la frénésie ambiante, le monde hurlait pendant que je me réfugiais sous une cloche d’amnésie reliée à sa seule présence. Cet homme absorbe tout, absolument tout autour de moi. L’image du trou noir cesse d’être métaphorique pour devenir la définition exacte de ce qu’il provoque en moi. Bon sang, cette évidence gravitationnelle entre lui et moi est… est…


Et puis quoi encore !? Tu comptes fondre sous son regard et te mettre à tourner en apesanteur autour de son nombril en mode idiote satellisée ? Tu veux peut-être graver son nom sur ta station spatiale, où qu’elle soit ? Cortex, diaphragme ou vulve ? Faut-il aussi que ton intelligence, ton désir et ton orgueil s’inclinent ensemble ? Redescends, bordel ! Si tu cherches la collision, choisis au moins la vérité pour cible. Oublie la romance, va gratter ses silences, sers-lui ton chaos avec méthode, arrache-lui des réponses avec tes dents ! Tu le boufferas après, s’il le mérite toujours !


Exige qu’il te dise pourquoi il t’a téj de sa vie sans préavis ! Interroge-le sur son putain de retournement de trajectoire ! Pourquoi il s’est déclaré avant de se défiler en te balançant un « bonne continuation » sec, fuyant, digital et lâche !?


Bon sang ! Je mâche ce face-à-face depuis le fameux jour où son SMS anémique a flingué mon souffle ! La scène, je l’ai rejouée mille fois. Lui faire avaler ma colère et cracher des explications, voilà ce dont j’ai besoin là tout de suite. Je rêve qu’il sente dans ses côtes ce que j’ai senti dans mon ventre, quitte à lui foutre mon poing en plein dedans. Je prône la non-violence. Mais il m’a tellement… chamboulée que je pourrais bien me découvrir une vocation. Un double de moi s’ébroue dans ma cage thoracique version volcan en éruption consciente pourrait naître dans les prochaines secondes puisque le carnage fait les yeux doux à mon pacifisme.


Ma respiration s’accorde à ma rancune, ma colonne se redresse. Mes talons picorent le sol, prêts à frapper. Fini de contempler. Fini de douter. Je veux ses mots crus, sa confession sans fard, ses cordes vocales en action, pas cette absence qui me nécrose le cœur.


Animée d’un feu sourd, je fonce en ligne droite. Une voix m’interpelle, je l’ignore. Elle n’existe pas. Rien n’existe hormis cette lancée. Je me fais bousculer — je rends les coups. Tiens, voilà ma « délicatesse » à l’œuvre. Et soudain, je percute enfin l’ombre qui m’attendait. Mon souffle cogne contre ses murs, le monde se réduit à cet espace minuscule entre nous. Ses yeux, ces éclairs, me brûlent la peau. Mes lèvres s’entrouvrent, mais avant que le son ne s’échappe, tout se fige — juste un battement, puis l’orage.


— J’hallucine ou tu me regardes comme si t’avais pas disparu ?


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