5.3 * JAMES * MENOTTES INTERNES
J.L.C
29.10.22
23 : 50
♪♫ ??? — ??? ♪♫
Fini ? Elle s’en va ? Putain de bordel de merde… L’instinct aboie : cours, agrippe-la, retiens-la. Et après quoi ? Je la séquestre ? Je l’attache à mon nombril ? Parce que Monsieur l'As du contrôle affectif ne supporte pas le rejet ? Bonne idée, James. Quand le manque délire, il appelle ça de l’amour. Dans la réalité, c’est du pénal.
Raides, inertes, mes muscles lâchent. Un doigt, même un doigt, impossible à mouvoir. Son départ me fauche les jambes, le sol se dérobe, et moi, je tombe, avalé par le ventre du vide. Alors, je reste crucifié d’impuissance, enchaîné à mes fautes et je la regarde s’éclipser à grandes enjambées. Son dos — ce refus sculpté — disparaît dans la masse. Générique de fin. Les figurants la bouffent. Écran noir.
Bon sang ! Même sa colère me fuit. J’ai pas droit à sa fureur. J’ai plus rien. Une claque aurait été un cadeau. Un verre en pleine gueule, une preuve du feu couvant. Mais une insulte et plus rien ? Genre plus jamais ? Non, je… Non, non, non !
Mon cœur se déchiquette à chaque battement, hurle son nom jusqu’à tordre mes cordes vocales, verrouillées, incapables d’articuler quoi que ce soit d’humain. Mon cerveau, lui, dresse le constat clinique : Trop. Tard. Abruti. Elle a choisi. Retour grillé. Celui que je prévoyais dans quelques mois ? Réduit en bouilli, composté, recyclé en douleur.
Les bruits reprennent possession de l’espace — musique percussive, paroles dissonantes, rires. Rien n’a plus de consistance que le silence qu’elle m’a laissé. Tout s’éloigne, noyé dans l’écho tranchant de sa décision.
Fini… Je… j’ai… j’arrive pas à y croire. Si l’espoir s’est dissous dans ses pas, si les portes de son cœur se sont refermées pour de bon, si la moindre chance de la reconquérir vient d’être broyée comme une cigarette au sol, alors, mon Dieu, je suis mort. Ni métaphore, ni délire, mais pure réalité : ma rechute m’attend entre deux lampadaires. Mes démons me guettent déjà, confiants, sourire aux lèvres, le poison lève la main, m’appelle, fidèle et le trou noir, gueule grande ouverte, compte les secondes, patient.
Malgré tout, mes yeux refusent de la lâcher d’une semelle. Elle atteint les marches, un type s’incruste, l’attrape par le bras et lui parle. Super. Le premier crevard qui passe lui saute dessus. Quelle rapidité ! Elle décline, pivote vers moi. Et merde : ses prunelles sont noyées.
Le mec suit la trajectoire de son regard, m’identifie, me jauge d’un air sévère. Elle, elle grimpe les escaliers d’un pas précipité, esquive la loge, ses potes, file droit vers l’obscurité d’un couloir et disparait totalement de mon radar.
Toujours immobilisé, les poings si crispés que mes ongles ruinent ma peau, la douleur me retient. Elle m’empêche de fuir vers elle ou de fuir tout court. Faut croire que l’amour fait aussi office de menottes internes, direct au squelette. D’ailleurs, un homme qui aime vraiment, il fait quoi ? Il se tire une balle dans la fierté, et il vise bien. Mon coeur veut aller lui vomir des excuses à genoux, la supplier, promettre de réparer, de changer, de mieux faire. Mais ce serait mon égoïsme en chevalier blanc, ma trouille en mode survie, mon besoin grimé en déclaration. En somme, mon drame, pas le sien. Putain, même mon mea culpa pue la stratégie : bienvenue en enfer.
Victoria m’a mis un point final dans les bras et si j’ai la moindre foutue décence, je dois m’écraser, respecter son choix. Pas le droit de l’enchaîner à mes regrets. Va dire ça à ton coeur à la ramasse, il a pas lu le mot d’ordre. Nom de dieu, je suis qu’une loque misérable prête à vendre ses organes pour un dernier regard.
Au bord de l’éclatement, je vibre jusque dans mes os. La haine me griffe les côtes — haine de mes illusions et surtout de cette version de moi qui a temporisé, attendu, repoussé. Celle qui a parié sur le futur comme si elle allait rester. Comme si l’amour seul suffirait. Je sais qu’elle m’aime, putain ! On n’invente pas une connexion pareille J’ai pas manqué de sentiments. J’ai manqué de courage.
J’ai un incendie sous la peau. Si je fais un pas, je fracasse le monde. Si j’ouvre la bouche, je crache du feu ou des cendres. Si je respire trop fort, je fais sauter la pièce. Donc, je me mords l’intérieur des joues et je cligne lentement pour retenir les larmes. Je peux pas craquer ici.
Quelqu’un me parle. Je crois. Izy.
J’avais oublié. J’avais oublié que ma sœur était là, près de moi, tout du long. J’avais oublié que j’étais dans un foutu club, oublié la morsure des néons, la brutalité grondante et opaque des basses, le tumulte qui empoisonne chaque souffle d’air.
Je m’arrache à mon engourdissement pour croiser son regard. Sa présence me ramène un peu à la vie. Sur ses traits se lit une compassion sans bruit. Parfois, l’absence de paroles est le plus grand des soutiens.
Pour rassembler mes débris éparpillés, je laisse échapper un soupir lourd. Respirer, résister… le nouveau « Libéré, délivré ». Tsss, marre-toi, oui…
Mon esprit réclame la percée nuageuse, mes yeux survolent le point de fuite. Je commence à me détourner, le poids de mes pensées m’entraine vers la sortie, quand une paire de mocassins vernis se plante soudain devant moi. Un type propre sur lui, impeccable, me toise d’un œil impassible. Ses lèvres s’animent, un accent méridional et grave m’interpelle :
— Va la voir. Elle est sur le rooftop. Porte du fond à gauche. Dernier palier.
Une voix de commandement pour une certitude martiale.
Je cligne des paupières, dérouté. Bordel, c’est qui, lui ? Une étrange impression de déjà-vu me saisit. Mon cerveau charbonne pour faire le lien. Ce visage… il rôde dans mes limbes mentale. Et là, bim, coup de batte ! Une story Insta.
Lui, face à l’objectif. Elle, de dos, blottie contre son torse. Robe noire, décolleté plongeant, cheveux tirés sur le côté, une épaule nue, offerte. Il la couvait d’un regard possessif, quasi charnel. Elle, on distinguait à peine la ligne douce de sa joue, une fragilité ambivalente en émanait. Un cliché de cinéma, crépusculaire, trempé de sensualité. Un des hashtag disait : I will survive. Ironie cinglante — elle vient de le hurler sur scène.
Mon ressenti à l’époque ? Une bouffée de rage. Une jalousie malsaine, dévorante. « Sale bâtard… C’est donc toi, son après-moi », m’étais-je craché à moi-même. J’avais planté mon poing dans le mur — réflexe de mec qui ne sait plus quoi faire de sa douleur. Ensuite ? J’étais sorti, ramasser une fille, baiser comme un queutard en furie, un animal blessé, un lâche. Ça soulage pas. Ça salit.
Merde, rien à branler de ce trou duc en souliers de fils à papa. Il doit avoir un patronyme à rallonges et majuscules, genre romanesque, un prénom fait pour l’oreiller, les cinq étoiles et les draps en soie. Chez Victoria, ils étaient en lin froissé, avec une odeur de lessive tiède et des miettes de nos nuits coincées dans les fibres. Il sait à quoi elle ressemble, Victoria, quand elle se tient à la lisière du sommeil, peau contre peau ? Quand elle se tourne sur le flanc sans entrouvrir les paupières, qu’elle soupire contre toi, jambes emmêlées, le souffle encore chargé d’avant ? Il s’est déjà endormi avec elle, sans plus rien à prouver, juste là, dans ce silence qui dit tout ?
Je lui balance une estocade du regard, imbibée de sang et de rouille.
— Elle veut pas me voir. Si je monte… et qu’elle me claque la porte au nez, je fais quoi ? Je saute ?
Putain, quelle entrée en matière ! Je prévoyais un œil de tueur à court de cibles, j’ai surement l’air malin, genre clown triste. Je sais pas pourquoi j’ai sorti ça, ni pourquoi s’est tombé sur lui.
Yeux bardés d’acier, colonne de glace, mains dans les poches, pas un mot, pas un rictus. Juste ce mutisme compact. Puis sa paume droite s’élève, lente, dessine un demi-cercle flou dans le vide. Quand il ouvre la bouche, ses paroles me chopent à rebours :
— Écoute, t’as deux options : la rejoindre tout de suite ou ramasser mon poing dans la gueule pour la peine. Je t’offre pas de troisième voie. Appelle ça un coup de pouce si t’as besoin d’étiqueter. Alors choisis. Mais choisis vite. Et bien.
Quoi ?! Mais à quoi il joue ce tocard ? Un ultimatum. Carrément. Sans rire : mode baston d’abord, philo après ? Pourquoi ?
Je fronce les sourcils : ça tourne dans ma tête façon lessive émotionnelle en cycle essorage. Plus de réflexion, là, que de la mousse nerveuse. Victoria vient de me larguer dans un souffle, sans me laisser le temps de respirer, et voilà qu’un inconnu débarqué de nulle part — un putain de cerbère aux allures d’ange gardien, droit comme un totem qui aurait lu trop de livres de développement personnel, sapé style mannequin grec sponsorisé par Prada — veut me décrocher la mâchoire si je ne cours pas après elle ? Minute… C’est une blague ? Un piège ? Je suis tombé dans un remake glauque de Fight Club ?
Je serre les dents à m’en fêler l’émail. Déboîte ce mirage, frappe-le. Juste une fois. Pour voir s’il saigne comme toi. Mais… se faire la belle et oublier tout ce merdier ne serait pas la pire idée du jour. Et au fond, bien au fond de ma caboche, une voix minusculement conne murmure : si tu te tires maintenant, tu creuseras ce regret jusqu’à la moelle. Et tu vas y laisser ta peau. Chaque nuit. Et ce sera ta fin.
Merde, pourquoi lui ? C’est qui ce connard colérique ? Un ex ? Un frère caché ? Un test ? J’en sais foutrement rien. L’incertitude m’épuise. Un magma d’émotions implose : je déborde de soupçons et de panique. J’ai envie de cogner, hurler, m’écrouler, tout à la fois. Rien ne tient droit. Une seule conviction : elle est là-haut, quelque part entre les étoiles et les décombres. Et moi, je moisis… en bas, dans la fosse du rien — ou au rez-de-chaussée, c’est du pareil au même.
— Bonsoir, Isla Cameron, la sœur de… James. Vous êtes ?
D’un petit pas de côté, Izy s’intercale entre nous, légère et décidée. Disons qu’elle a me chic pour flairer mes conneries à venir, aka un pain pour le sport.
L’auto-proclamé garde du corps se déride aussitôt : sa mâchoire se relâche, son regard s’illumine. Il claque un sourire insolent à ma frangine.
— Mati. Proprio du club et… accessoirement arbitre, gardien de la paix, baby-sitter, SAV ambulant, et parfois psy de comptoir… ça dépend des soirs.
Allez, c’est la meilleure celle-là ! Le gars qui gère la baraque ici, c’est lui ?! J’en déduis quoi, moi, là ? C’est un obstacle ? Que Victoria… Pourquoi il m’a dit de… Non, non pas possible. Ou alors… Stop. Trop d’infos, trop de questions, trop de bordel. J’ai pas le temps, ni l’envie. Je dois éviter de… de quoi, déjà ? Ah, oui de tisser des toiles d’araignées mentales, de broder des théories du chaos et de tirer des plans sur la comète. Assez pinailler, je vais récup.... mais avant que ma pensée s’achève, Isla, visiblement… sous le charme — putain ! sérieux ? — commence à déballer :
— Oh ! Ça tombe bien. Voyez-vous, mon frère voulait justement discuter de —
Le coup de coude que je lui refourgue en douce tranche net son envolée de marieuse mandatée pour le business. Elle bronche à peine. Son silence ? Une obole diplomatique. Timing foireux, Isla. Parler cartes de visite ou contrats, surtout quand tu rêves de lui fracasser les molaires, mauvaise pioche. Et puis… focus. L’info balancée s’incruste dans mes neurones en signal d’alerte : ce mec serait le Bowser du niveau final ? OK. En vrai, j’en ai rien à carrer. L’unique question est : qu’est-il aux yeux de Victoria et aux miens ? Un allié ? Un frein ? Une menace ? Parce que là, tout de suite, la donnée capitale qui brouille mes synapses détraquées réside dans ce mystère, le seul qui mérite que je me recentre deux secondes. Tout à l’heure, j’ai brodé un scénario : Victoria, en transe, collée à ce métis — apparemment gay — je l’ai catalogué direct en successeur. Maintenant, ce Mati — le patron du club, incarnation vivante du fric, de la maitrise et du charisme — je le vois déjà rôder autour d’elle, ou pire encore, lui tenir chaud sous les draps. Un prétendant de haut vol, un vrai calibre, pas une arme déchargée comme moi.
Pendant ce temps, ma jumelle, bah elle gazouille des fadaises que j’ai même pas envie de filtrer, agite ses paupières, lance des appels de phares à peine subtils vers… Antoine. Naturellement. Matérialisé comme par magie à nos côtés pour la distribution des rôles. Nouvelle salve de présentation. Qu’est-ce que je branle encore au milieu de ce bordel sans nom ?!
Sans plus de cérémonie, je contourne ma sœur et m’élance en flèche, prêt à gravir l’escalier. À sa hauteur, tel un mur d’arrogance, le connard me barre le passage. Je l’épingle du regard.
— C’est un diamant, me m’assène-t-il calmement.
Mon esprit en ébullition s’enflamme. Une vrai poudrière suspicieuse : Pourquoi il parle de Victoria comme ça ? Pourquoi il semble si investi auprès d’elle ? Qu’est-ce qu’il cherche à prouver ?
— Je le sais très bien, éructè-je entre mes dents serrées.
Je le sais mieux que quiconque, bordel. Je l’ai saignée, aimée, perdue.
— Les diamants rayent, mais ne se brisent pas, précise-t-il, avec cette intonation plate qui scie les nerfs.
Putain de philosophe du dimanche ! Pour qui il se prend ?!
J’ai la rage au bord des lèvres, les poings en laisse. Pas question de péter le barrage.
— Épargne-moi tes leçons de vie, rétorquè-je, venin dans la voix.
— Ah, c’est vrai, j’oubliais. Le grand architecte de cette situation de rêve, c’est toi ! ironise-t-il.
Il continue de me fixer avec un calme provocateur et une ébauche de sourire, qui, ma parole, va me faire dégoupiller sévère. Putain, pas ce soir. Pas ici. Pas devant Izy, Antoine. Pas avec Victoria si proche. Il ne me détournera pas de mon objectif. Je ne réponds pas et fonce vers les étages, déterminé comme jamais. Chaque marche que je monte est un défi silencieux : Victoria ne se perdra pas à cause de mes conneries passées. Le temps presse. J’ai rendez-vous avec ce foutu destin.
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