6.2 * VICTORIA * MON CYCLONE

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V.R.de.SC


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30.10.22

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♪♫ ??? — ??? ♪♫



Quel fil invisible l’a tiré jusqu’à moi ce soir, tel un aimant maudit ? Qu’est-ce qui l’a poussé à franchir frontières, fuseaux et souvenirs pour se matérialiser ici, dans cette ville, ce club, ce jour ? Est-ce une dette ? Une fringale ? La morsure du manque ou la ruse de la nostalgie ? Ou bien l’audace d’un salaud venu me voir brûler ? Si c’était un test de résistance, je suis probablement en train de décrocher une mention spéciale.


Un éclair brutal zèbre le firmament et m’arrache à mes spirales mentales. Je me découvre glacée. J’ai dû oublier mon corps dans ses yeux, quelques minutes plus tôt. Recroquevillée sur moi-même, les bras croisés contre ma poitrine, les mains crispées, je suis devenue un coquillage refermé. La pluie s’installe en fines gouttelettes acérées. Elles m’éraflent la peau comme ses phrases m’ont troué l’âme. Pourquoi le ciel veut-il me punir lui aussi ? Le souffle nocturne me fouette le visage, me dépèce en frissons. Mes paupières clignent dans un effort vain pour purger mes rétines d’une image trop bien incrustée.


Je suis là, enchâssée sous le crachin, transie de froid, conne peut-être, mais debout. Et lui, où est-il ? Il a surement pris le large. Ce seul mot suffit à engranger une secousse en moi, pas à cause du froid, mais de ce qu’il réveille. Le manque. Encore un supplémentaire. Pire, les deux se nouent en un même vertige, se greffent l’une à l’autre. Parce que j’ai vu James fendre les vagues comme s’il était né d’elles, chevaucher la marée avec l’aisance d’un dieu païen, insolent de beauté, libre, rayonnant. Moi, ancrée sur le rivage, je le contemplais, éblouie, pendant que lui dansait avec les flots. Le soleil m’aveuglait et chauffait ma peau, le vent me griffait les jambes et les cheveux, mais je n’y prêtais pas attention. Je n’avais d’yeux que pour cet homme magnifique. Sauf que j’ai occulté cette vérité ancestrale : les divinités finissent toujours par se détourner des mortelles.


Il m’y a emmené l’été dernier, à l’océan. Pour m’apprendre à surfer, me souffler des éclairs dans les veines, mêler sa pulsation à la mienne. Il m’y a embrassé, avec ce goût de sel sur les lèvres, ce parfum iodé sur l’épiderme. Les genoux sablés, le soleil en vigie mourante, le clapotis marin pour seule musique, je l’ai pris — ou c’est lui qui m’a prise — en silence, en tremblements, en soupirs étouffés, avec cette peur délicieuse : être vus, surpris, arrêtés en pleine déferlante. Rien n’était plus vrai que ce corps à corps là.


Depuis, la mer porte ses traits. Ses yeux surtout. Ce bleu abyssal aux humeurs lunaires, doux et pénétrant à la fois. Comme l’océan. Et maintenant, loin de l’eau, loin de lui, c’est le même vide qui s’étire, liquide et cruel. Un ressac au creux du ventre, littéralement. Merci, champion, pour le cours de surf et le traumatisme affectif. Mais, faut croire que j’ai un sonar implanté quelque part entre l’instinct et la faille pour tout ce qui déborde, s’échappe et glisse entre les doigts. James, les vents contraires, la houle qui atteint plus fort que prévu. Mon cœur s’incline volontiers devant les colosses : amants, éléments, ivresses. La grande bleue avait déjà ce pouvoir sur moi, bien avant qu’il s’y superpose. Lui n’a fait que réactiver l’appel.


J’adore la mer. Pas seulement celle des cartes postales avec les cocotiers — non, la vraie, la capricieuse, l’indomptée. Celle qui m’a toujours attirée depuis gamine. À la fois cathédrale et gouffre, elle me révèle et m’engloutit. J’y allais en toute saison, traînant mon père sur les falaises, sur les plages désertes, même sous la pluie. Précoce, la fille bizarre qui cherche les tempêtes, vous me direz. Eh oui. Je peux rester des heures à la contempler, réconfortée par la vision des vagues, celles qui viennent lécher le sable paresseusement ou celles qui se fracassent sur les rochers. L’eau susurre et anesthésie mes sens mieux qu’aucun cocktail jamais inventé. L’horizon allume en moi des fièvres, nourrit mes rêves d’aventures et, lui aussi, s’avère autant redoutable qu’une étreinte addictive.


J’aimerais lui ressembler encore plus, à la mer, être sereine dans ma puissance, mystérieuse dans ma transparence et, surtout, danser sur les extrêmes sans jamais sombrer. Pour l’instant, j’échoue lamentablement, mais toujours avec l’illusion tenace de progresser. J’alterne entre stagnation et précipitations, à l’image des fonds marins agités sous une surface faussement tranquille. J’ai beau m’imaginer immensité bleue, je me sens plus souvent flaque trouble dans le caniveau. Pourtant, je continue de pister la déferlante, le souffle, l’harmonie verticale, l’onde véritable. Je le saurai quand ça me traversera. Bah, c’est bon, c’est fait : l’ouragan s’appelait James et maintenant ? Trouve-toi une île et reconstruis ton archipel, ma grande !


Je secoue la tête, lasse de mes révoltes internes. Une main passe dans mes cheveux, l’autre s’impatiente sur mes hanches — il est temps que je me ressaisisse.


Quand je suis en paix, ma mer intérieure s’étale comme un lac de verre : miroitant, inoffensif, doux. Les remous y sont caresses, les éclats de lumière, promesses. À l’heure où tout tangue, où la colère monte, elle se cabre, gronde, rugit si fort en moi qu’elle fuit par tous les pores. Ça tonne, ça tempête, ça s’exprime en rage brute, en bourrasques glaciales. Gare à ceux qui s’échouent devant moi. Et lorsque la tristesse me gagne, elle devient cette étendue sombre et insondable —

un abime déprimant où même ma conscience n’ose plus plonger. Bienvenue dans la fosse aux lamentations, population : moi.


Le problème, c’est qu’en cet instant précis, elle est les trois à la fois. La surface scintille d’illusions dorées, parce que l’homme que j’aime est à quelques mètres de moi. Sauf que dessous, les vagues noires s’agitent — méfiance, frustration, rancune. Dans mon ciel, des éclairs affichent leurs crocs. Dans mes profondeurs, le blues m’aguiche. Ça fait beaucoup, pour un seul cœur à la dérive enfermé dans un tout petit bocal.


Un interminable râle écorché s’échappe de mes lèvres, direct des entrailles. Mon corps lui-même gémit son mal-être. Allez, te laisse pas abattre, Vic. Tout va bien se passer, tu es assez forte pour guérir, pour garder un cap, pour faire front.


Je tente d’amadouer mon chaos par la respiration : lente, régulière, mesurée. Paupières closes, je m’immerge dans l’air qui entre, sort, gonfle puis dégonfle ma poitrine. Je dois réconcilier le rythme du monde avec celui de mon myocarde dissonant. Les sons environnants s’effacent. La houle intérieure se draine. J’invoque des ondulations paisibles, cristallines et force mon esprit à poser un bandage sur mes raz-de-marée. Les ténèbres s’ébrèchent, et, dans ce silence retrouvé, une pluie légère s’attarde, berce, promet : apprends à pleurer, pas à hurler.


La bruine extérieure se combine avec celle, plus sourde, qui embue mon âme. La fraîcheur nuageuse éponge petit à petit mes pensées blessées. Alors, je baisse les armes et m’offre à la danse des gouttes comme on cède au sommeil : sans résistance. Tombe sur moi. Fais-moi fondre ou renaître. Je m’en fous. Chaque perle d’eau sur ma peau nue refroidit mes émotions, tempère mes pulsations, et, finalement, lave mon drame. James n’a été qu’une averse d’été dans le ciel de mes histoires d’amour : brève, violente, belle. Dommage.


Le voile orageux se densifie subitement. À chaque impact sur le métal de la rambarde, le bois sous mes orteils, le feuillage des oliviers, agrumes, yuccas et autres végétaux qui jonchent l’espace autour de moi, des plocs sonores retentissent — percussions sobres dans un concert aqueux. Le rooftop se nimbe d’une clameur réparatrice, en contraste net avec le tumulte de ma pagaille intérieure. Quand enfin je rouvre les paupières et vois chaque gouttelette disparaître en petites éclaboussures, je me sens plus légère. Jusqu’à ce qu’un tremblement intempestif dresse sur son passage une escouade de frissons, de ma voûte plantaire à mon cuir chevelu. Boudu, que j’ai froid.


***


Mon corps moite accuse le choc. M’abriter relève de la nécessité. Mettre un pied dedans ? Option qui ne m’enchante guère. Ma meute amicale a dû capter toute la scène — yeux ronds, sourcils levés, questions en cliquetis, voilà ce qui m’attend. Ma veste dort au vestiaire. Au rez-de-chaussée. Coincée entre l’envie d’être prise dans les bras — n’importe lesquels pourvu qu’ils soient tièdes — et celle de m’évaporer dans le décor, je ne sais quelle route emprunter. Plat du jour : vulnérabilité ou invisibilité. Quel supplément pour un cœur en vrac ?


Il y a une autre solution de repli potentielle : le bureau de Mati. En plus, je dénicherai de quoi me sécher dans ses réserves personnelles. Mais s’il s’y trouve ou s’il y débarque… Non, lui non plus, je ne veux pas y être confronté. Et puis James… La simple idée qu’il rôde encore dans les parages suffit à m’ancrer ici. Si je le vois, je flanche. Rien que son ombre parviendrait à me désarmer. Normal, que peut une barque face à un galion pirate blindé de sensualité et de passion ? Rien. Elle coule ou elle se rend.


Tant pis, je reste encore un peu, quelques minutes de plus, seule avec mon capharnaüm mental, offerte à la pluie. N’empêche, pas envie de choper une pneumonie pour autant. Tomber malade pour une histoire qui l’est déjà ? Un comble.


J’avise les pergolas et, au centre de l’espace, le bar ouvert avec son toit providentiel. Excellent. Un compromis acceptable pour mon ego trempé. Si les dieux de la logistique ou de la flemme ne m’ont pas oubliée, les plaids d’appoint, réservés aux happenings frisquets ou pour les clients frileux, doivent traîner dans les coffres de rangement. Je m’y dirige à pas de loup, ruisselante, prenant garde de ne pas glisser sur les dalles luisantes, mais déterminée à sauver ce qui peut l’être de ma température corporelle et de ma dignité.


Je dégote rapidement mon Graal laineux : un jeté couleur sauge que je le drape illico autour de mes épaules, grelottante, mais soulagée. Il sent un peu l’orage, un peu l’été, et plus ou moins le mojito séché. Je pourrais faire une blague sur les capes de survie qui empestent la fin de soirée — « Tu sais que t’es en galère quand... » — mais mon nez se manifeste : j’éternue. Fort. Le son m’étonne. Bizarre, ça semblait disproportionné ou amplifié par un tapage annexe, mais lequel ? On aurait dit… Oui, le fracas familier du battant du rooftop quand il claque violemment contre la façade. Cette porte coince toujours à l’ouverture, faut la manier avec précaution.


Un pressentiment me traverse. Se pourrait-il que… ? Ma pensée saute en marche avant sa conclusion. Je pivote d’un bloc vers l’entrée du toit-terrasse. Dans l’embrasure, une silhouette, connue et redoutée : James. Mon cyclone.


Affolés, mes yeux balaient les alentours. Bon sang, Victoria, t’es pas en train de chercher une sortie de secours, un buisson, un parasol replié, là ? Merde, si. Pendant une fraction de seconde, l’envie de me carapater m’a effleurée. Pas par trouille. Par orgueil froissé. Je dois ressembler à une héroïne de film d’auteur en crise : j’ai pleuré, la pluie m’a ravagé le visage, mon rimmel s’est suicidé, ma robe est toute mouillée. Et ce plaid dans lequel je me suis emmaillotée… Non, hors de question qu’il tombe là-dessus. Et puis quoi, qu’est-ce que j’en ai à faire, hein ? Je vais m’excuser d’être humaine ? S’il ne supporte pas la version dégoulinante, il ne mérita pas la versi… Zut à la fin ! Un nouvel « atchim » aussi discret que possible, mais fracassant au possible fend l’air nocturne.


Forcément, il me repère. Tant mieux. Il me fixe. Moi aussi. Il ne bouge pas. Je ne respire plus. Les gouttes maintenant plus drues maculent sa chemise claire. Les halos diffus des lampadaires et des guirlandes suspendues foulent à peine ses traits. Bon sang, que faire ?! Rien. Strictement rien. Pas question de… de quoi ? Mes jambes votent la fuite, mon cœur crie l’élan. Résultat : paralysie générale. Merde, voilà, ça recommence. Mon coeur tambourine à m’en donner le vertige. Mon souffle se détraque, court, chaud, indocile. Mes chevilles ? Des guimauves. Mes pieds se frottent déjà l’un contre l’autre. Clignement stratégique. Échec total. Il n’a pas disparu. Il m’attend, il persiste. Et ce foutu brasier intérieur refait son petit bonhomme de chemin. Lent, sournois, sucré. Putain, Victoria ! T’as pas fini de t’enflammer ?


Bien sûr. Il avance. Bien sûr. Il ne gèle pas sur place, lui. Moi, je flotte dans une couverture miteuse, lui il défile pour une pub de parfum masculin. Curieusement, alors que ses pas s’impriment à peine dans les flaques silencieuses, sa démarche est celle d’un lion, conquérant et tranquille. Et là… ses pupilles m’épinglent. Obscures, tempétueuses, électriques. Un feu noir de résolution et de certitude. Par pitié, James… Ne fais pas ça. Ne pose pas ce regard sur moi. Qui me déshabille, me consume, me met à nu. Maintenant, j’ai chaud.


Entre nous, c’est un champ de ruines. Non-dits, rancunes, colère ravalée, cicatrices mal refermées. Et cette passion, elle crie dans ses yeux. Les conséquences pourront être terribles si on — si je ne me contrôle pas.


— Victoria…


Maudite façon qu’il a de dire mon prénom. Il le soupire. Comme un secret. Comme une vérité. Ça me frappe en plein ventre. Sa voix, moelleuse, ronde, du miel versé directement dans mes veines. Mon dos s’arque sous la caresse du frisson.


Alarme générale. Cœur en émeute, souffle perdu, peau en fusion. Et mon corps trahit tout, tout ce que je voudrais nier, et s’aimante vers sa brûlure.


— James…


J’ai pas parlé. J’ai miaulé… Quelle greluche...


Seuls, dans ce morceau de nuit, je le vois enfin. Tel quel. Pas seulement l’homme. L’évidence. Le monde se rétracte. Plus de pluie. Plus de décor. Plus de pensées parasites. Ne subsiste que ce face-à-face. Pur. Tranchant… J’ai… j’ai envie de — non. J’ai besoin de l’embrasser. Ce serait une erreur. Clairement. Alors, bien entendu, mon cerveau dégaine ses pancartes anti-frissons, anti-flammes, anti-fadaises romantiques, en hurlant à la débandade neuronale avec des drapeaux rouges qui s’agitent de partout. Mais mon cœur, grande gueule de service, grimpe sur une estrade imaginaire et déploie en retour une immense banderole rose fluo : « On s’en fout, saute-lui dessus ! » avec confettis émotionnels et fanfare hormonale. La guerre est déclarée. Les slogans fusent. Heureusement, le bar — frontière en bois patiné — nous sépare encore, freinant la collision annoncée de nos désirs et, surtout, refuge inespéré pour ma volonté de ne pas plonger tête baissée.


Le silence s’étire. Le danger aussi. Je fais le vide. Je me prépare. Le feu est là, et il va bien falloir danser avec.



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