6.2 * VICTORIA * MON CYCLONE

11 minutes de lecture

CHAPITRE 6.2

MON CYCLONE

* *

*

V.R.de.SC

30.10.22

23 : 50

♪♫ I LOVE YOU (avec ANGEL HAZE) — WOOKKID ♪♫

Quel fil invisible l’a tiré jusqu’à moi ce soir, tel un aimant maudit ? Qu’est-ce qui l’a poussé à franchir frontières, fuseaux et souvenirs pour se matérialiser ici, dans cette ville, ce club, ce jour ? Est-ce une dette ? Une fringale ? La morsure du manque ou la ruse de la nostalgie ? Ou bien l’audace d’un goujat venu me voir brûler ? Si c’était un test de résistance, je suis probablement en train de décrocher une mention spéciale « Effondrement incontrôlable ».

Un éclair brutal zèbre le firmament et m’arrache à mes spirales mentales. Je me découvre glacée. J’ai dû oublier mon corps dans ses yeux, quelques minutes plus tôt. Le souffle nocturne me fouette le visage, me dépèce en frissons. Mes paupières clignent dans un effort vain pour purger mes rétines d’une image trop bien incrustée. Recroquevillée sur moi-même, les bras croisés sous ma poitrine, je deviens un coquillage refermé. La pluie s’installe en fines gouttelettes acérées qui m’éraflent la peau comme ses phrases m’ont troué l’âme. Pourquoi le ciel veut-il me punir lui aussi ?

Je suis là, enchâssée sous le crachin, transie de froid, conne, peut-être, mais debout. Et lui, où est-il ? Il a surement pris le large. Ce seul mot suffit à engranger une secousse en moi, pas à cause du froid, mais de ce qu’il réveille.

Le manque. Encore un supplémentaire. Pire, les deux se nouent en un même vertige, se greffent l’un à l’autre. Parce que j’ai vu James fendre les vagues comme s’il était né d’elles, chevaucher la marée avec l’aisance d’un dieu païen, insolent de beauté, libre, rayonnant. Moi, ancrée sur le rivage, je le contemplais, éblouie, pendant que lui dansait avec les flots. Le soleil biarrot m’aveuglait et chauffait ma peau, l'Autan me griffait les jambes et les cheveux, mais je n’y prêtais pas attention. Je n’avais d’yeux que pour cet homme magnifique. Sauf que j’ai occulté cette vérité ancestrale : les divinités finissent toujours par se détourner des mortelles.

Il m’y a emmené l’été dernier, au bord de l'Atlantique. Pour m’apprendre à surfer, me souffler des éclairs sous la peau, mêler sa pulsation à la mienne. Il m’y a embrassé aussi, avec ce goût de sel sur les lèvres, ce parfum iodé sur l’épiderme. Les genoux ensablés, le soleil en vigie mourante, le clapotis marin pour seule musique, je l’ai pris en moi, en silence, en tremblements, en soupirs étouffés, avec cette peur délicieuse : être vus, surpris, arrêtés en plein raz-de-marée hormonal. Rien n’était plus vrai que ce corps à corps là.

Depuis, la mer porte ses traits. Ses yeux surtout. Ce bleu abyssal aux humeurs lunaires, doux et pénétrant à la fois. Comme l’océan. Désormais, loin de l’eau, loin de lui, le même vide s’étire, liquide et cruel. Un ressac au creux du ventre, littéralement. Merci, Monsieur Épreuve de combustion ambulante, pour le cours de surf et le traumatisme affectif. Mais… force est de constater que la grande bleue avait déjà ce pouvoir sur moi, bien avant qu’il s’y superpose. Lui n’a fait que réactiver l’appel. Faut croire que j’ai un sonar implanté quelque part entre l’instinct et la faille pour tout ce qui déborde, s’échappe et glisse entre les doigts. James, les vents contraires, la houle qui atteint plus fort que prévu. Mon cœur s’incline volontiers devant les colosses : amants, éléments, ivresses.

J’adore la mer. Pas seulement celle des cartes postales avec les cocotiers — non, la vraie, la capricieuse, l’indomptée. Celle, à la fois cathédrale et gouffre, qui m’a toujours attirée depuis gamine. J’y allais en toute saison, traînant mon père sur les falaises, sur les plages désertes, même sous la pluie. Précoce, la fille bizarre qui cherche les tempêtes, vous me direz. Eh oui. Je peux rester des heures à la contempler, réconfortée par la vision des vagues, qu’elles languissent sur le sable ou s’éventrent contre les rochers.

L’eau susurre et anesthésie mes sens mieux qu’aucun cocktail jamais inventé. Tandis que l'horizon allume en moi des fièvres, nourrit mes rêves d’aventures, s’avère aussi redoutable qu’une étreinte addictive. J’aimerais lui ressembler encore plus, à la mer, être sereine dans ma puissance, mystérieuse dans ma transparence et, surtout, danser sur les extrêmes sans jamais sombrer. Pour l’instant, j’échoue lamentablement, mais toujours avec l’illusion tenace de progresser. J’alterne entre stagnation et précipitations, à l’image de fonds marins agités sous une surface faussement tranquille. J’ai beau m’imaginer immensité bleue, je me sens plus souvent flaque trouble façon caniveau. Pourtant, je continue de pister la déferlante, le souffle, l’harmonie verticale, l’onde véritable. Je le saurai quand ça me traversera. Bah, c’est bon, c’est fait : l'ouragan s’appelait James et maintenant ? Trouve-toi une île et reconstruis ton archipel, ma grande !

Lasse de mes révoltes internes, je secoue la tête, passe une main dans mes cheveux, l’autre s’impatientant sur mes hanches : il est temps que je me ressaisisse. Un serpent d'air, prélude de résolution dépenaillée qui chemine à rebours, siffle entre mes dents. Observation de mes abysses psychiques enclenchée. Respirer. Centrer. Reprendre pied. Ça m'aidera. Ça m'aide toujours. Je me projette.

Quand je suis en paix, ma mer intérieure s’étale comme un lac de verre : miroitant, inoffensif, doux. La houle y est caresse, les éclats de lumière, promesses. À l’heure où tout tangue, où la marée colérique monte, elle se cabre, gronde, rugit si fort en moi qu’elle fuit par tous les pores. Ça tonne, ça tempête, ça s’exprime en rage brute et bourrasques glaciales. Gare à ceux qui s’échouent devant moi. Et lorsque la tristesse me gagne, elle devient cette étendue sombre et insondable — un puits déprimant où même ma conscience n’ose plus plonger. Bienvenue dans la fosse aux lamentations. Population : moi.

La complication, c’est qu’en cet instant précis, elle est les trois à la fois. La surface scintille d’illusions dorées, parce que l’homme envers qui ma patience s'épuise se trouve à quelques mètres de moi. Or, dessous, les bien nommées méfiance, frustration, rancune s'agitent. Dans mon ciel, des éclairs affichent leurs crocs. Dans mes profondeurs, l'accablement m’aguiche. Beaucoup, pour un seul cœur à la dérive enfermé dans un tout petit bocal, non ?

Un interminable râle écorché s’échappe de mes lèvres, direct des entrailles. Mon corps gémit son mal-être. Allez, te laisse pas abattre, Vicky. Tout va bien se passer, tu es assez forte pour guérir, pour garder un cap, pour faire front.

Je tente d’amadouer mon chaos par la respiration. Paupières closes, je m’immerge dans l’air qui entre, sort, gonfle puis dégonfle mes poumons. Je dois réconcilier le rythme du monde avec celui de mon myocarde dissonant. Les sons environnants s’effacent. La houle intérieure se draine. J’invoque des ondulations paisibles, cristallines et force mon esprit à poser un bandage sur mes lames de fond. Les ténèbres s’ébrèchent, et, dans ce silence retrouvé, une pluie légère s’attarde, berce, promet : apprends à pleurer, pas à hurler, me chuchotte-t-elle.

La bruine extérieure se combine avec celle, plus sourde, qui embue mon âme. La fraîcheur nuageuse éponge petit à petit mes pensées blessées. Alors, je baisse les armes et m’offre à la danse des gouttes comme on cède au sommeil : sans résistance.

Tombe sur moi. Fais-moi fondre ou renaître. Qu'importe. Chaque perle d’eau sur ma peau nue refroidit mes émotions, tempère mes pulsations, et, finalement, lave mon drame. James n’a été qu’une averse d’été dans le ciel de mes histoires d’amour : brève, violente, belle. Dommage mais... ainsi va la vie.

Le voile orageux au-dessus de ma tête se densifie subitement. À chaque impact sur le métal de la rambarde, le bois sous mes orteils, le feuillage des végétaux qui jonchent l’espace autour de moi, des plocs sonores retentissent — percussions sobres dans un concert aqueux. Le rooftop se nimbe d’une clameur réparatrice. Quand je rouvre les paupières et vois chaque gouttelette disparaître en grosses éclaboussures, je me sens plus légère. Jusqu’à ce qu’un tremblement intempestif dresse sur son passage une escouade de frissons, de ma voûte plantaire à mon cuir chevelu. Boudu, que j’ai froid ! Évidemment, jouer les Elizabeth Bennet sous l'averse avec dignité et panache comme dans un roman de Jane Austen n'est pas donné à tout le monde…

Mon corps moite accuse le choc. Un premier, puis un second atchim secouent l'air. M’abriter relève de la nécessité. Bien sûr, ma veste dort dans le vestiaire. Au rez-de-chaussée. Remettre un pied dedans ? Option qui ne m’enchante guère. Ma meute amicale a dû enregistrer ma scène de ménage avec James. Yeux ronds, sourcils levés, questions en cliquetis, voilà ce qui m’attend auprès d'eux.

Coincée entre l’envie d’être prise dans les bras — n’importe lesquels pourvu qu’ils soient tièdes — et celle de m’évaporer dans le décor, je ne sais quelle route emprunter. Plat du jour : vulnérabilité ou invisibilité. Quel supplément pour un cœur en vrac ?

Il y a une autre solution de repli potentiel : le bureau de Mati. De plus, je dénicherai de quoi me sécher dans ses réserves personnelles. Mais, s’il s’y trouve ou s’il y débarque… Non, lui non plus, je ne veux pas le confronter. Et puis James… La simple idée qu’il rôde toujours dans les parages suffit à m’ancrer ici. Son ombre seule parviendrait à me désarmer, c'est pour dire. Normal : que peut une barque face à un galion pirate blindé de sensualité et de passion ? Rien. Elle coule ou elle se rend.

Tant pis, je reste encore un peu, quelques minutes juste, toute seule avec mon capharnaüm mental, offerte à la pluie. N’empêche, pas envie de choper une pneumonie pour autant. Tomber malade pour une histoire qui l’est déjà ? Un comble.

J’avise les pergolas et, au centre, le bar ouvert avec son toit providentiel. Excellent. Un compromis acceptable pour mon cœur trempé. Si les dieux de la logistique ou de la fainéantise ont honoré ma venue, les plaids d’appoint, réservés aux happenings frisquets ou aux clients frileux, doivent traîner dans les coffres de rangement. Je m’y dirige à pas de loup, ruisselante, prenant garde de ne pas glisser sur les dalles luisantes, mais résolue à sauver ce qui peut l’être de ma température corporelle et ma fierté.

Je dégote rapidement mon Graal laineux : un jeté couleur sauge dont je drape aussitôt mes épaules. Il sent un peu l’orage, un peu l’été, et plus ou moins le mojito séché. Je pourrais faire une blague sur les capes de survie qui empestent la fin de soirée — « Tu sais que t’es en galère quand... » — mais mon nez se manifeste : j’éternue. Fort. Le son m’étonne. Bizarre, ça m'a paru disproportionné ou amplifié par un tapage annexe. Mais lequel ? On aurait dit… Oui, le fracas familier du battant du rooftop quand il claque violemment contre la façade. Cette porte coince toujours à l’ouverture, faut la manier avec précaution.

Un pressentiment me traverse. Se pourrait-il que… ? Ma pensée saute en marche avant sa conclusion. Je pivote d’un bloc vers l’entrée du toit-terrasse. Dans l’embrasure, une silhouette, connue et redoutée : mon cyclone.

Affolés, mes yeux balaient les alentours.

Bon sang, Victoria, t’es pas en train de chercher une sortie de secours, un buisson, ou un parasol replié, là, si ? Bah, si.

Pendant une fraction de seconde, l’envie de me carapater m’a effleurée. Pas par hantise. Par orgueil froissé. J'ai, à coup sûr, l'allure d'une héroïne de film d’auteur en crise : j’ai pleuré, la pluie m’a ravagé le visage, mon mascara s’est suicidé, ma robe s'est offert un bain gratuit. Et ce plaid louchement aromatisé dans lequel je me suis emmaillotée… Non, hors de question qu’il tombe là-dessus ! Et puis quoi, qu’est-ce que j’en ai à faire, hein ? Vais-je m’excuser d’être humaine ? Absolument pas. Si Monsieur ne supporte pas la version dégoulinante, il ne mérita pas la versi… Zut à la fin ! Un nouvel atchim, aussi discret que possible, mais fracassant au possible, fend l’air nocturne.

Forcément, Aquamuscles, iris en mission détection, colonne en propulsion avant, me repère. Tant mieux. Non. Tant pas mieux. Enfin, tout sauf tant mieux.

Il me fixe. Moi aussi. Il ne bouge pas. Je ne respire plus. Les gouttes maintenant plus drues maculent sa chemise blanche. Les halos diffus des guirlandes suspendues foulent à peine ses traits. Haaaan, que faire ?! Rien. Strictement rien. Pas question de… de quoi ? Mes jambes votent la fuite, mon cœur crie l’élan. Résultat : paralysie générale. Bon sang de bonsoir, voilà, ça recommence. Tambourinements à m’en donner le vertige dans la poitrine. Souffle détraqué, court, chaud, indocile. Mes chevilles ? Des guimauves. Mes orteils se frottent déjà les uns contre les autres.

Clignement stratégique. Échec total. Il n’a pas disparu. Il m’attend, il persiste. Et ce fichu brasier intérieur refait son petit bonhomme de chemin. Lent, sournois, sucré. Victoria ! T’as pas fini de te combustionner, oui ?! Te flambouiller ! Te brasiller ?!

Bien sûr. Il avance. Bien sûr. Il ne gèle pas sur place, lui. Moi, je flotte dans une couverture miteuse, l'Écossais défile pour une pub de parfum masculin. Curieusement, alors que ses pas s’impriment dans les flaques, zéro bruit. Minute papillon, est-ce une illusion ? J'ai attrapé une diluviomanie passagère ? Une tremptose chronique ? Ça se pourrait bien. Je déblatère même plus français dans ma tête, premier symptôme à tous les coups.

Je plisse les paupières et relocalise mon attention sur James le Conquérant. Sa démarche est celle d’un lion tranquille. Ses pupilles obscures, tempétueuses, électriques m’épinglent. Un feu noir de volonté de fer et de certitude y joue. Par pitié, James… Ne fais pas ça. Ne pose pas ce regard sur moi. Qui me déshabille, me consume, me met à nu. Roh lala... Qui a proclamé que j'avais froid, déjà ?

Entre nous, non-dits, rancunes, colère ravalée, cicatrices mal refermées composent un champ de ruines. Mais pour l'heure, seule la passion crie dans ses yeux. Les conséquences pourront être terribles si on — si je ne me contrôle pas.

— Victoria…

Ah la la… Maudite façon qu’il a de prononcer mon prénom ! Sa voix, moelleuse, ronde, du miel pour mes oreilles, le soupire. Comme un secret. Comme une vérité. Mon dos s’arque sous la caresse du frisson. Alerte générale : cœur en émeute, souffle perdu, peau en fusion ! Mon corps trahit tout, tout ce que je voudrais nier, et s’aimante vers sa brûlure.

— James…

Eh flûte ! J’ai pas parlé, j’ai miaulé ! Quelle greluche...

Seuls, dans ce morceau de nuit, je le vois enfin. Tel quel. Pas seulement l’homme. L’évidence. Le monde se rétracte. Plus de pluie. Plus de décor. Plus de pensées parasites. Ne subsiste que ce face-à-face. Pur. Tranchant… J’ai… j’ai envie de — non, j’ai besoin de l’embrasser. Même si ce serait un cataclysme émotionnel dantesque, chapeauté par la faillite totale de ma logique, combiné à un désastre galactique pour mon estime de moi, épicé de rimmel dégoulinant et de regrets croqueurs de diamants qui brillent comme une catastrophe cinq étoiles. Clairement.

Alors, bien entendu, mon cerveau dégaine ses pancartes anti-frissons, anti-flammes, anti-fadaises romantiques, en hurlant à la débandade neuronale avec des drapeaux rouges qui s’agitent de partout. Les slogans fusent. Mais mon cœur, grande gueule de service, grimpe sur une estrade imaginaire et déploie en retour une immense banderole rose fluo : « On s’en fout, saute-lui dessus ! » avec fanfare hormonale et confettis emojis coquin, flammes,bisous. Peut-être même aubergine… Heureusement, le bar — frontière en bois patiné et, surtout, refuge inespéré pour ma volonté de ne pas plonger tête baissée — nous sépare encore, freinant la collision annoncée de nos désirs.

Le silence s’étire. Le danger aussi. Je fais le vide. Je me prépare. Le feu est là, et il va bien falloir danser avec.

Annotations

Vous aimez lire D. D. Melo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0