7.1 * JAMES * COLLISION
J.L.C
29.10.22
00 : 20
♪♫ ??? — ??? ♪♫
Victoria s’enfonce dans mes bras, se moule à mes contours, brûlante, malgré la pluie diluvienne qui nous rince jusqu’aux os. Les gouttes rampent sous mon col, vadrouillent entre mes omoplates, pendent à mes cils et dévalent jusqu’à ma bouche. J’en ai rien à carrer. Cette proximité ? Une pure décharge foudroyante.
Un pont s’est tendu entre nos deux solitudes. Feu contre glace, enfin soudés. Armure émotionnelle : cramée. Thermosécurité : H.S. Et dans cette saucée céleste, le parfum suave de sa peau mêlée à l’odeur de ses cheveux mouillés plane autour de nous. Ce souffle olfactif me ramène loin, si loin, chez elle, l’été dernier, sa chambre, ses draps froissés, son pied nu qui frôle ma jambe, son sourire au petit-déjeuner. Je l’inhale et tout revient, un tsunami de sensations fêlées, heurtées, électriques. Mon ventre se serre. Elle est partout, d’un coup, d’un vrai. Combien de nuits ai-je espéré ce contact ? Toutes, sans exception. Toujours elle, jamais une autre.
Je veux la retrouver, percer ce nuage composite de senteurs et l’atteindre à travers les strates, au plus vif de son essence. Goûter sa texture, pianoter ses frontières, réapprendre sa lumière. Alors, je déplie mes doigts jusqu’à la soie frémissante de sa nuque, sous le fouillis doré de ses mèches. Son grain m’ensorcelle. Le choc tactile réactive au centuple le manque dévorant qu’elle a creusé en silence. Toutes mes insomnies, tous mes trips fiévreux convergent ici : ce centimètre de monde sous ma paume. Mon Everest. J’ai le vertige, putain.
Dieu, mon corps exulte, grisé par ce bien-être retrouvé. Je l’attendais comme on attend le réveil après le cauchemar. Tout se réaligne, tout se réancre, je me recompose. Elle. Victoria. Elle rassemble mes morceaux éparpillés pour les clipser dans son monde. Bon sang, j’étais vraiment en rade, vidé de vie et voilà que cette femme m’oxygène. Ce n’est pas un fantasme, ni un bad, mais une résurrection, un shoot qui ranime le volcan de mon cœur endormi. Qu’on m’injecte cette bouffée d’indispensable en intraveineuse ! Tout de suite.
Victoria pousse un soupir, doux et contenu. Il naît bas, dans l’ombre de ses reins, pulse le long de sa colonne jusqu’à mes phalanges. Ses cervicales se tendent, puis se relâchent, sa tête s’incline imperceptiblement et son épaule s’alourdit contre ma poitrine. Je l’ai à peine effleuré, et déjà, elle capitule. Pas pour moi — avec moi.
L'averse la traverse de part en part : même sous la protection de sa couverture de laine, elle est glacée. Une pensée explose en obsession : l’absorber, la réchauffer à même l'âme, la couler contre moi jusqu’à ce que nos cœurs trouvent une température commune. Son cou sous mes lèvres, son dos collé à ma chaleur, je veux qu’on s’oublie, en fusion lente, sans mots. Et surtout, je rêve de lui laisser ce serment nu : je ne m’éloignerai plus jamais. Fini les conneries. Je reste.
Quand j’ai pris sa main, un éclair de panique m’a fendu le crâne : et si elle la retirait ? M’envoyait bouler, sèchement, sans un regard en arrière comme tout à l’heure ? Me plantait là, dans le néant gelé où j’ai tant traîné ma carcasse ? Cette trouille tenace refuse de lâcher l’affaire : elle allait se barrer, je le sais. Je… je... je crois qu’il est trop tard pour nous. Je crois que ce frisson sous l’averse n’est qu’une nervure de souvenir genre spasme fantôme amputé de son histoire. Rien de durable. Rien de sauvé. L’idée me troue, mais j’en suis là, dépendant d’un silence, d’une nuque, d’un souffle. Et pourtant....
— Victoria, s’il te plaît…
Mon front effleure sa tempe, gratte dans ce lien le pardon que je n’ose plus demander autrement. Elle expire, sans reculer.
— Dis-moi que tout n’est pas foutu. Dis-moi que j’ai encore le droit de t’aimer, qu’il reste une chance…
Mes mots se perdent dans le boucan du ciel, noyés par la flotte qui cogne nos vêtements et les dalles luisantes. Je n’ai plus les outils pour parler, pour quémander. Juste la peau.
Ses dernières paroles m’ont claqué en plein cœur : je l’ai déjà catapultée dans mes ténèbres et elle m’annonce qu’elle n’y retournera pas. Logique. Inéluctable. Terrible à entendre. Malgré tout, je n’ai rien à objecter, seulement à encaisser. Ce genre d’épreuve ne pardonne pas la répétition. Elle doute de moi — à juste titre — et elle me redoute : faut dire que je lui fournis tous les motifs pour se méfier. À ses yeux, je suis un cul-de-sac, un terminus. On pourrait presque m’indiquer par panneau : « fin de route, plus rien à tenter ». Même l’enfer a meilleure presse. Le pire ? Elle a raison. Je me terre, je ferme ma gueule, full stockage interne. Plus facile qu’ouvrir la trappe et exposer ce qu’il y a dessous : la rouille, le sale, les nerfs à vif. Moins amer que de nommer les bêtes noires aussi : violence, jalousie, overdoses...
Tout à coup, son corps s’anime. Elle s’écarte de mon étreinte et, avec une précision glaciale qui fauche net mes espoirs, marche droit vers la sortie. Je la regarde, désemparé, le bras tendu vers rien. La pluie me martèle le cuir, grave à vie dans mes synapses le souvenir de son dos qui s’éloigne… pour la deuxième fois, bordel ! Je passe une main tremblante sur mon visage, inquiet, accablé, dans l’espoir de raturer l’instant et d’en réécrire un meilleur. En vain… Merde, merde, merde !
Tel un piaf qui se mange une vitre, mon palpitant tente un sursaut, mais cartonne dans sa cage. Tout s’arrête : l’impulsion, la syllabe, la foulée — triple étranglement dans la glotte. Et comme toujours, cette tare moisie : ma foutue impuissance chronique à désensabler mes mots tandis que les rivets de mon univers sautent.
Mes dents perforent ma joue, troquant une douleur pour en recouvrir une autre. Deal bidon. L’envie monte, brutale : hurler son nom, la supplier de rester. Lui balancer que je l’aime, reconnaître en elle mon ancrage, mon phare, la seule susceptible de me maintenir à flot. Mes sentiments envers elle n’ont pas bougé depuis notre aventure. Bien au contraire, ils se sont bétonnés. Que valent-ils au final ? Pas grand-chose, hein, étant donné qu’ils ne t’ont pas empêché d’aller culbuter en roue libre, gros naze !
Victoria ne mérite pas une trahison pareille. Le chemin du pardon ? Une putain d’impasse, voilà tout. Elle a droit à un mec entier, vertical, intact. Le fameux Mati, par exemple ? Foutre de merde ! Sûrement pas un trou noir d’échecs et de regrets, un minable tel que moi, qui se prend la tête entre les mains, en la regardant partir, et qui a que dalle à offrir sauf un cœur en ruine, un passif de camé et des pulsions de baiseur sans foi ni loi.
À ma grande surprise et contre toute logique, Vi ne franchit pas le seuil. Dos tourné, silhouette raide, elle ne bouge plus, elle ne redescend pas, elle… elle… putain, elle fait quoi ? Je la zieute, déboussolé, perdu dans le labyrinthe de ses intentions. Puis un léger mouvement la fait trembler sous le plaid détrempé. Elle s’empêtre dans ce bout d’hiver, se débat à demi, rassemble tant bien que mal les battants de la porte, les referme dans un bruit mat, farfouille je-ne-sais-quoi je-ne-sais-où sur elle. Un cliquetis. Ou l’ai-je rêvé ? Le doute m’arrache le peu d’air stagnant dans mes poumons. Trois secondes suspendues. Trois battements d’alerte dans mes tempes. La suite n’est pas la fuite. Elle se retourne.
Ses yeux me transpercent, porteurs d’un feu que je n’arrive pas à décoder — de toute façon, la pluie me crépite sur la tronche, embrouille tout. Ses talons atterrissent à ses pieds dans un claquement sec, genre impact d’arme blanche dans la rumeur des gouttes. Une décision jetée à la figure du monde ? Oui. Elle vient de trancher.
Je la vois, sa détermination, ses petits sourcils froncés, l’amorce de course qu’elle réprime, lucide, parce qu’elle risquerait de glisser. Un seul pas de travers sur les dalles inondées et c’est la chute. Alors, elle piétine, danse avec le danger, précaution contre précipitation. Ses genoux plient, son buste s’incline, presque rien. Assez pour traduire le cri muet, mais brûlant, de l’attente. Pas besoin de l’aval de ma conscience, mon sang statue pour moi. L’instinct. L’amour, peut-être. Je m’élance. L’univers peut se taire. En un souffle, je la rejoins.
Nos corps entrent en collision, blindés d’une abstinence à rallonge, d’absences et de nerfs tendus : on explose en tandem. Son baiser me tombe dessus version détonation — pas un geste, un déferlement. Je l’attrape, l’aspire, la broie contre moi. Paraît qu’il existe un mode doux. Pas pour nous. Rageuse ou désespérée, elle riposte : ses doigts s’enfoncent dans mes joues — douleur et plaisir mêlés — son bassin se plaque au mien, sa langue, délicieusement intrusive, fait sauter ma serrure buccale, commande ma reddition. Soudain, elle me chope à coups de dents. Merde ! Son attaque déclenche une trique viscérale. J’en perds le nord. OK, Madame la prédatrice, je respire plus sans ton feu vert.
Ses ongles poursuivent leurs reproches, s’égarent sous le col de ma chemise, égratignent ma nuque, crochettent le noeud de mes cheveux. Un coup sec, le lien saute. Mes mèches dégringolent : elle m'ouvre la tête. Putain, prends tout. Prends-moi. Je suis ce type-là, à plat ventre pour toi. Plus aucune chaîne, plus aucune distance ne nous retient. Juste elle. Juste nous. Et nos retrouvailles en état d’urgence. Dieu, comme elle m’a manqué !
Mon prénom s’échappe de sa gorge, brisé, râpeux, déformé de fièvre. Son râle griffé de désir pulvérise mes repères. Ça me démonte les neurones, torpille mon mental. En chien, incapables de douceur, nos bouches s’ouvrent, se percutent, se ravagent, en mode commando et prise d’otage. Sa respiration est erratique, sa poitrine pressé à mon torse se soulève, synchronisée à mes battements tout aussi chaotiques. Elle frappe mollement mon buste du plat de la main, me pousse et la seconde suivante m’attire de plus belle. Le combat en elle frôle l’explosion contenue.
Victoria a la saveur d’une nuit de fête : amertume de fond de verre, menthe acide, morsure trouble de l’oubli en bouteille et en fumette. Et pourtant, derrière cette ivresse : elle. Son arôme à elle, entre miel et braise, que je pourrais pister dans le noir, au milieu du chaos, sans me tromper d’ombre.
On dégouline. La pluie n’est plus de la pluie, c’est du liant, du lien, une texture qui nous colle à nous-mêmes. Nos fringues ruisselantes sont des peaux de trop, des tissus hostiles. Je les veux arrachés à coups d’ongles et de souffles.
Emportée par la passion, à l’aveugle, elle recule sans cap. Son pied bute contre le plaid chuté au sol. Elle vacille. Ses doigts, cramponnés à ma taille, coulissent sur mes épaules, trouvent mes cervicales. Je la récupère au vol, creuse son bassin vers le mien, l’amène discrètos vers la porte légèrement abritée. Le métal froid cale son dos et ma carrure détourne les trombes d’eau, lui ménageant un répit, pour qu’elle soit au sec, ou, du moins, moins rincée que moi.
Les souvenirs m’assaillent : ses lèvres givrées un soir de juin ; ce premier « encore » soutiré à sa gorge, pendant que son bas-ventre s’arquait sous mes baisers ; nos rires étouffés sous les draps quand l’aube grignotait la nuit ; les chauffes rapides contre la carrosserie tiède de sa voiture avant de monter à son appart ; sa paume câline sur ma nuque ce matin où j’ai failli craquer. Chaque tremblement partagé afflue, vibre au même rythme que son souffle. Je ne serre pas qu’un corps : c’est la somme de nos heures en or, de nos naufrages à deux, de tous les « reste » chuchotés timidement, jusqu'au dernier qu'elle n'a pas prononcé à voix haute. Ah si seulement...
À présent, elle gémit — non, pas un gémissement… un grognement primal, super sexy. L’envie me tord : la soulever, la faire mienne là, tout de suite, contre cette porte, contre ma peau, contre tout ce qui me brûle. Mais non. Je refoule mon impulsion. J’obéis à son tempo, à sa fièvre, à ses secousses. Je veux la sentir libre, souveraine et vorace. Je suis tout à elle.
Mes mains se rappellent, se réapproprient la cartographie humide et familière de sa silhouette : ses jolies pommettes, son cou gracieux, ses boucles mouillées, la soie glacée de sa robe. Son anatomie devient ma religion. Chaque creux, chaque arc, chaque aspérité s’offre à mes paumes, du galbe ravissant de ses seins, à la bascule naturelle de ses hanches jusqu’à sa croupe insolente où mon désir se plaque sans effort. Cela dit, ma mémoire établit un constat perturbant : là où des rondeurs la magnifiaient l’été dernier, une délicatesse accrue s’est glissée. Putain, c’est de ma faute ? Des dégâts collatéraux ? Serait-ce la rupture qui, au-delà d’avoir brisé nos promesses, a aussi sculptée ses côtes, gommée ses poignets d’amour, effritée la vigueur de ses bras ?
Entre deux halètements, deux baisers, deux gorges nouées, mes excuses se précipitent :
— Je suis désolé… mo chridhe… I failed ye... I didnae mean to let ye go… tu ne méritais pas ça… mais j’ai rien su faire d’autre… [1]
Ma voix part en sucette, s’efface, revient :
— Really, trully, sorry, Vi... I’d take it all back if I could, a gràidh... I was... broken, fucked up, perdu... [2]
Je dévore sa peau des yeux, mes mains tremblent sur sa taille, sa gorge, ses cheveux. Un énième murmure amer s’éjecte de mes entrailles :
— You’ll hate me when ye ken... [3]
Victoria ne commente pas, mais, à mesure que mes mots déraillent, elle adoucit la cadence. Ses lèvres s’attardent, langoureuses, tendres, précises : elle m’étudie, goût après goût, reprend son souffle. Dans ce battement, son regard pénétrant se relève, m’observe avec une intensité de dingue et m’absorbe tout entier. Dans ses pupilles pétillantes de luxure, je la vois belle, je la vois elle, resplendissante, vulnérable, offerte. Et malgré tout, malgré la clarté ardente qu’elle déverse sur moi, je sais au plus profond de moi que je suis indigne d’être à ses côtés, de vouloir partager sa vie. L’intrus, le cabossé, l’usurpateur. Avant que cette vérité déchirante me concasse complètement la poitrine, Victoria m’empêche de sombrer. Elle repart à l’offensive, avec une faim impérieuse à laquelle je réponds avec dévotion.
Bien sûr, consumée par la passion, chaque fibre de mon être réclame la sienne, tandis que l’air mordant s’efface sous la chaleur partagée de notre étreinte et que cette déesse impatiente susurre mon prénom, doux sortilège entre deux assauts. Ma kryptonite tient en trois syllabes et ma volonté fond comme neige sur sa clavicule nue. Sa jambe escalade ma cuisse, ma paume clape contre sa fesse découverte. Elle m’ouvre la voie, bordel — avec quelle foutue maîtrise suis-je censé résister ?
Mes lèvres s’abattent sur les siennes, puis dévalent la ligne de sa machoîre, s’enfoncent dans la faille de son cou, là où son pouls bat sous ma langue. Je la savoure millimètre par millimètre. J’ai l’impression de me noyer dans son sel, son grain, sa fièvre et… putain, mon corps répond. Dur, prêt. Comment faire autrement ? Elle est tout ce que j’aime et que je crains, en sueur et en offrande.
À nouveau, ses bras montent, me ceinturent le souffle, pendus à ma nuque. Je pige direct. Elle me choisit. Là, maintenant, sans marche arrière. C’est le geste clé, le symbole, elle me file le contrôle. Évidemment, je cède à son emprise. Mes mains passent sous sa robe, rencontrent les muscles fermes de ses cuisses. En une traction brutale, elle quitte le sol. Son bassin vient s’emboiter au mien, jambes nouées à ma taille. Ce contact, bordel, une pure secousse tellurique — à un tissu près, enfin deux, c’est l’acte lui-même, brut, sans rien forcer. Franchement, je tiens debout par miracle.
Lorsque sa paume se niche sur ma joue, ses lèvres s’immobilisent, me délaissent et ses yeux m’appellent :
— Pas comme ça… murmure-t-elle. Je…
Sa phrase meurt dans un souffle. Et moi, je gèle. Le cœur en vrac, la peur vissée aux tripes. Bien sûr. Évidemment. Quelle connerie ! Note au futur moi : la tête avant la teub.
Je m’apprête à la redéposer, à me reculer d’un pas contrit, honteux, prêt à tout arrêter et à me flageller pendant mille nuits. Et voilà que sa voix lacère la pénombre, saccadée, affolée :
— Non ! Non ! Qu'est-ce que tu fais ? Ne me lâche pas… ne…
Ses bras me cadenassent le cou, son corps se colle fort au mien avec une panique jamais sentie chez elle auparavant. Cette supplique muée en étreinte, je suis plus qu’heureux de l’exaucer. Je suspend mon mouvement. Je reste. Je la tiens.
Ses yeux brillent, implorants, et, dans cette lueur, je capte le message. Elle ne refuse pas, elle dit : « pas comme ça ». Nuance capitale. Pas en mode speed, brutal, expédié. Encore moins contre une foutue planche, dégoulinants, emportés façon ados en chaleur. C’est Victoria. Elle réclame mieux. Elle nous veut « nous ». Moi pareil.
Pendant au moins quatre-vingt-dix-neuf secondes qui me paraissent une éternité, ses prunelles enracinées dans les miennes, aussi sérieuse qu’une juge en pleine délibération, Victoria me dévisage. Son haleine, chaude et désordonnée, danse contre mes lèvres, et sa main glisse doucement en va-et-vient derrière ma tête.
Je n’ose ni bouger, ni parler, prisonnier de ce regard lourd de sens. Puis, enfin, elle rompt le silence, d’un simple mouvement du menton, pointant vers les canapés :
— Emmène-nous là-bas.
— Je…
… peux pas coucher avec elle si elle est défonce… Elle me l’a dit, je l’ai goûté : l’ivresse coulait dans chaque brimade, frôlement, friction de nos bouches. Je dois conserver cette vérité au bord de mon esprit : ma petite fée tangue plus que moi dans cette danse éthylique, toute fragile sur le fil du désir. J’aimerais être l’homme qui la soutient, non la vague qui l’expédie dans les abîmes.
— On n’est pas obligé, tu sais. T’as bu, tu —
Impériale, enfiévrée, elle m’interrompt en scellant nos souffles. Je renonce à la convaincre : ne pas coucher ne veut pas dire ne pas l’aimer. Je saurais tenir la barrière. En tout cas, je l’espère.
Accrochée à moi comme à une berge, ses doigts bien agrippés, elle finit par coller nos fronts, coince mes mèches derrière mes oreilles. Son petit nez mutin frotte le mien.
— Allons au moins nous abriter. Si tu comptes me garder vivante… fais-moi oublier le froid.
Je souris en hochant la tête et verrouille sa silhouette menue contre moi. Palace sous la tonnelle plutôt que douche torrentielle ? Je valide aussitôt. Mes mains se calent plus fermement sous ses cuisses alors que je nous projette en avant. Elle planque son visage dans le creux de ma gorge. Le velours de ses lèvres touche ma peau. Un soupir ? Non, un avant-goût de baiser. Puis un autre, tout aussi furtif, et un dernier plus gourmand. Puis ses dents, tendres saboteuses, s’invitent à la fête et mordillent mon lobe. Je sens son sourire. Rien d’anodin : elle tripote mes fils, j’entends déjà les étincelles.
— Stop !
Le mot me pète le tympan. Stop ? Sérieux ? Mais… Putain de montagnes russes ! Toute ma salle des machines mentale clignote rouge : revirement, mec, elle a changé d’avis ! Bon sang, je dois me préparer à l’abordage ou elle va encore me balancer par-dessus bord ?
Victoria quitte le refuge de mon cou, se remet droite dans mes bras, décolle son ventre du mien.
En mode apnée, j’ancre mes talons. Ses prunelles de feu me harponnent.
— Pose-moi, s’il te plait.
Son ton est lisse, sans courbe. Le sol chaloupe. Ma pompe charnelle bat le tambour. Voilà, elle me coule à pic. Iceberg pile devant et j’ai pas de gilet de sauvetage. Forcément, je m’exécute. Quoi d’autre ? Hisser le pavillon pirate, l’attacher au mât et ne plus jamais la lâcher ?
Dès que ses pieds nus touchent parterre, elle grimace, mais me maintient dans l’étau de ses pupilles. Moi, j’attends le verdict qui décapite, mâchoire offerte à la claque. Allez Vi, dis-moi qu’il n’y a pas de place sur ta planche. Pourtant, elle garde la voie close : le calme d’avant l’orage, je suppose. Au lieu de me balancer du « désolée James, on peut pas faire ça », elle pivote, s’engouffre derrière le bar, farfouille, ressurgit avec une couverture épargnée par la flotte. Elle me sourit. Un de ces sourires qui envoie valser mes hypothèses foireuses.
— C’est pas toi que je fuis, andouille. Juste la pluie.
Un rugissement me traverse. Deux foulées plus tard, je la repêche dans mes bras. Elle hoquète, surprise, mais ne proteste pas. Ses coudes se referment aussitôt autour de mon cou et un souffle hilare chatouille mon oreille. Plombs dans les semelles, tornade dans le cœur, je trace, mon trésor emmitouflé contre moi, le plaid devenu cape, étendard, dîme à la nuit.
[1] Je suis désolé... mon coeur... je t'ai laissé tomber... je ne voulais pas te laisser partir... tu ne méritais pas ça… mais j’ai rien su faire d’autre…
[2] Je suis vraiment, sincèrement, désolé, Vi... Je reviendrais en arrière si je pouvais, amour... J'étais... brisé, complètement foutu, perdu...
[3] Tu vas me haïr quand tu sauras...
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