7.1 * JAMES * SOUS L'AVERSE
CHAPITRE 7.1
SOUS L’AVERSE
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J.L.C
30.10.22
00 : 05
♪♫ CRY ME A RIVER — JUSTIN TIMBERLAKE ♪♫
Victoria s’enfonce dans mes bras façon nuage de sucre, se moule à mes contours, chaude bouillante, malgré la pluie diluvienne qui nous rince jusqu’aux os. Les gouttes rampent sous mon col, vadrouillent entre mes omoplates, pendent à mes cils et dévalent jusqu’à ma bouche. J’en ai rien à carrer ! Cette proximité ? Une pure décharge foudroyante.
Un pont s’est tendu entre nos deux solitudes. Feu contre glace, enfin soudés. Armure émotionnelle : cramée. Thermosécurité : H.S. Et dans cette saucée céleste, le parfum ample de sa peau mêlée à l’odeur abricotée de ses cheveux mouillés plane autour de nous. Ce souffle olfactif me ramène loin, si loin, chez elle, l’été dernier, sa chambre, ses draps froissés, son pied nu qui frôle ma jambe, son sourire au petit-déjeuner. Je l’inhale et tout revient, un tsunami de sensations fêlées, heurtées, électriques. Salto direct dans le bide. Elle est partout, d’un coup, d’un vrai. Combien de nuits ai-je espéré ce contact ? Toutes, sans exception. Toujours elle, jamais une autre.
Je veux la récupérer, percer ce nuage composite de senteurs et l’atteindre à travers les strates, au plus vif de son essence. Goûter sa texture, pianoter ses frontières, réapprendre sa lumière. Alors, je déplie mes doigts jusqu’à la soie frémissante de sa nuque. Son grain m’ensorcelle. Le choc tactile réactive fois l'infini le manque dévorant forgé par les kilomètres. Toutes mes insomnies, tous mes trips en dérapage sur sol gras, brûlés au briquet, roulés dans la poussière ou découpés au cutter mental convergent ici : ce centimètre de monde sous ma paume. Mon Everest. I'm spinnin' like a fuckin’ ceilidh, God's sake[1] !
Mon corps exulte de plaisir, grisé par ce bien-être retrouvé. Je l’attendais comme on attend le réveil après le cauchemar. Tout se réaligne, tout se recentre, je me recompose. Elle. Victoria. Elle rassemble mes morceaux éparpillés pour les clipser dans son vortex. Bon sang, j’étais vraiment en rade, vidé de vie et voilà que cette femme m’oxygène. Ni fantasme, ni bad, mais une résurrection, un drop qui ranime le volcan de mon cœur endormi. Qu’on m’injecte cette bouffée d’indispensable en intraveineuse ! Tout de suite.
Victoria pousse un soupir, doux et contenu. Il naît bas, dans l’ombre de ses reins, pulse le long de sa colonne jusqu’à mes phalanges. Ses cervicales se tendent, puis se relâchent, sa tête s’incline imperceptiblement et son épaule s’alourdit contre ma poitrine. Je l’ai à peine effleuré, et, déjà, elle capitule. Pas pour moi — avec moi.
L'averse la traverse de part en part : même sous la protection de sa couverture de laine, elle est glacée. Une pensée explose en idée fixe : l’absorber, la réchauffer à même l'âme, la couler contre moi jusqu’à ce que nos batteries internes trouvent une température commune. Son cou sous mes lèvres, son dos collé à ma chaleur, je veux qu’on s’oublie, en fusion lente, sans mots. Et surtout, je rêve de lui glisser ce serment nu : je m’éloignerai plus jamais. Fini les conneries. I'm stayin. For guid.[2]
Pour la faire courte et vraie, au moment où j'ai capté sa main, un éclair de panique a percuté ma boîte à os : et si elle la retirait ? Ou m’envoyait bouler, sèchement, sans un regard en arrière comme sur la piste en bas ? Me plantait là, dans le néant gelé où j’ai tant traîné ma carcasse ? Cette trouille ronceuse refuse de desserrer ses crocs : elle allait se barrer, je le sais. Je… je... je crois qu’il est trop tard pour nous. Je crois que ce frisson sous la saucée céleste n’est qu’une nervure de souvenir version spasme fantôme amputé de son histoire. Rien de durable. Rien de sauvé. L’idée me troue, mais j’en suis là, dépendant d’un vide acoustique, d’une nuque, d’un souffle. Et pourtant....
— Victoria, please…
Je colle mon front au sien, gratte dans ce lien le pardon que je n’ose plus demander autrement. Elle expire, sans reculer.
— Dis-moi que tout n’est pas foutu. Dis-moi que j’ai encore le droit de t’aimer, qu’il reste une chance…
Mes mots se perdent dans le boucan du ciel, noyés par la flotte qui tape sec vêtements et dalles luisantes. Je n’ai plus les outils pour parler, pour quémander. Juste la peau.
Ses dernières paroles m’ont claqué en plein cœur : je l’ai déjà catapultée dans mes ténèbres et elle m’annonce qu’elle n’y retournera pas. Logique. Plié d'avance. Terrible à entendre. Malgré tout, j’ai que dalle à objecter, seulement à encaisser. Ce genre d’épreuve ne pardonne pas la répétition. Elle doute de moi — à juste titre — et elle me redoute : je lui fournis tous les motifs pour se méfier, non ? À ses yeux, qui dit James dit cul-de-sac, terminus. On pourrait presque m’indiquer par panneau : « fin de route, terrain sinistré : continue si t'as un faible pour l'échec, sinon circule ». Même l’enfer a meilleure presse. Le pire ? Elle a raison. Je me terre, je ferme ma gueule, full stockage interne. Plus facile qu’ouvrir la trappe et exposer ce qu’il y a dessous : la rouille, le sale, les nerfs à vif. Moins amer que de nommer les bêtes noires aussi : violence, jalousie, overdoses...
Tout à coup, son corps s’anime. Elle s’écarte et, avec une précision glaciale qui fauche net mon capital espoir, lévite droit vers la sortie. Je la regarde, désemparé, le bras tendu vers rien. La pluie me martèle le cuir, grave à vie dans mes synapses le souvenir de son dos qui s’éloigne… Twice again, an’ it still hits like a boot tae the ribs[3] ! Flippé, plombé, l'estomac en nœud de fer et le cafard en bandoulière, je passe une main tremblante sur mon visage pour tenter de raturer l’instant et d’en réécrire un meilleur. En vain… Merde, merde, merde !
Tel un piaf qui se mange une vitre, mon palpitant tente un sursaut, mais cartonne dans sa cage. Tout s’arrête : l’impulsion, la syllabe, la foulée — triple étranglement dans la glotte. Et comme toujours, cette tare moisie : ma foutue impuissance chronique à désensabler mes mots tandis que les rivets de mon univers sautent.
Victoria ne mérite pas une trahison pareille. Le chemin du pardon ? Une connerie d’impasse, voilà tout. Elle a droit à un mec entier, vertical, intact. Le fameux Mati, par exemple. Foutre de merde ! Ça me défonce la caboche en deux secondes rien que d'y songer ! But that's real, cannae deny it[4] ! Elle a sûrement pas besoin d'un trou noir d’échecs et de regrets tel que moi, un pauvre minable qui se trogne des beignes imaginaires, en louchant sa fuite comme un macchabée mental au lieu d'embrayer un dernier hold on dans le vide, un jobard émotionnel qui a que dalle à offrir si ce n'est un cœur en ruine, un passif de camé et des pulsions de baiseur sans foi ni loi.
Mes dents perforent ma joue, troquant une douleur pour en recouvrir une autre. Deal bidon. L’envie monte, brutale : hurler son nom, la supplier de rester, lui balancer que je l’aime, reconnaître en elle mon ancrage, mon phare, la seule susceptible de me maintenir à flot. Mes sentiments envers elle n’ont ni tiédi, ni molli, ni pris une putain de ride depuis notre aventure. Mieux, ils se sont bétonnés. M'enfin, peut-être pire que mieux... Que valent-ils au final ? Nae much[5], vu comment ils t’ont pas retenu d’aller culbuter en roue libre, gros naze !
À ma grande surprise et contre toute logique, Vi ne franchit pas le seuil. Dos tourné, silhouette raide, elle ne bouge plus, elle ne redescend pas, elle… elle… Putain, elle fait quoi ? Je la zieute, déboussolé, perdu puissance mille dans le labyrinthe de ses intentions. Puis un léger mouvement la fait trembler sous le plaid détrempé. Elle s’empêtre dans ce bout d’hiver, se débat à demi, raboule à l'arrache le battant de la porte, le referme dans un bruit mat, farfouille je-ne-sais-quoi je-ne-sais-où sur elle. Un cliquetis. Ou l’ai-je rêvé ? Le doute me décolle le peu d’air stagnant dans mes poumons. Puis, trois secondes suspendues. Trois battements d’alerte dans mes tempes. La suite n’est pas la fuite. Elle fait volte-face.
Ses yeux me transpercent, porteurs d’un feu que je n’arrive pas à décoder — de toute façon, la pluie me crépite sur la tronche, embrouille tout. Impact d’arme blanche dans la rumeur des gouttes, ses talons viennent d'atterrir à ses pieds. Dois-je y détecter un fuck off incarné qui déferle ? Sa décision de rester a-t-elle claqué à la face du monde ? Oui. Elle a tranché. Je la vois, sa détermination, ses petits sourcils froncés, l’amorce de course qu’elle réprime, lucide, parce qu’un seul pas de travers sur les dalles inondées et c’est la chute assurée. Alors, elle piétine, danse avec le danger. Précaution contre précipitation. Ses genoux plient, son buste s’incline, quasi rien. Aux yeux d'un autre. Pour le junkie dépendant à chaque frisson d'elle que je suis, assez pour traduire le cri muet, mais brûlant, de l’attente. Pas besoin de l’aval de ma conscience, mon sang statue pour moi. L’instinct. L’amour, surtout. Je m’élance. L’univers peut aller se brosser.
En un souffle, je la rejoins. Blindés d’une abstinence à rallonge, d’absences et de nerfs tendus, nos corps s'électrisent en tandem. Son baiser me tombe dessus, version détonation du tonnerre. Je l’attrape, l’aspire, la broie contre moi. Je jure avoir vu sinon ressenti des étincelles. Forcément. Le courant passe, full voltage. Pas étonné pour un rond. Nous, tout simplement.
Rageuse ou désespérée, ma Victoria riposte : ses doigts s’enfoncent dans mes joues, son bassin se plaque au mien, sa langue, délicieusement intrusive, fait sauter ma serrure buccale. Relax, love, pour toi, les portes ouvertes, c'est le mode par défaut.
Mon prénom s’échappe de sa gorge, brisé, râpeux, déformé de fièvre. Son râle griffé de désir pulvérise mes repères. Ça me démonte les synapses, torpille mon mental. Incapables de douceur, nos bouches en plein assaut total, commando, prise d’otage, rançon et tout le tintamarre, se percutent, se déboutonnent, se ravagent. Paraît qu’il existe une option soft touch. Pas pour nous.
Soudain, elle me chope à coups de dents. Crap, no joke[6]! Son attaque a déclenché une gut-blazin' pure barmy madman boner[7]! J’en perds le nord ! Mais pas mes moyens. Piqué par le feu de la morsure et mon orgueil froissé, je siffle entre mes dents, lui tire la nuque en arrière et... trébuche dans l'ambre de ses iris, corps et cœur, amoureux jusqu'à la moelle. OK, Madame la Prédatrice, je respire plus sans ton aval si t'insistes, mais easy-peasy, je vais pas survivre à tant de toi !
Une seconde. Dix. Micro-éternité. Les yeux dans les yeux. « Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette » en ritournelle provoc sous mon crâne. Je relâche légèrement ma poigne, teste une approche plus molo-molo. Un mini contact. Juste le bout de ses lèvres. Och, aye, j'ai pas dû faire passer la bonne bande-annonce. Sa version douce et gentille ? Out of service. En un clignement, elle rebascule en carnivore style, encore plus sauvage, et je me fais dévorais comme un imbécile heureux.
Ses ongles poursuivent donc leurs reproches, s’égarent sous le col de ma chemise, égratignent ma nuque, crochètent le nœud dans mes cheveux. Un coup sec, le lien saute. Mes mèches dégringolent : elle m'ouvre la tête. Sa poitrine, pressée contre mon torse, se gonfle puis dégonfle en parfaite synchronie avec mes propres battements chaotiques. Elle frappe mollement mon buste du plat de la main, me pousse et la seconde suivante m’attire de plus belle. Le combat en elle frôle l’explosion contenue, je le vois, je le sens.
Putain, prends tout ! Prends-moi ! Je suis ce type-là, à plat ventre pour toi ! Si ça te chante de me tarter, tarte-moi ! Plus aucune chaîne, plus aucune distance ne nous retient. Juste elle. Juste nous. Et nos retrouvailles en état d’urgence. Dieu, comme elle m’a manqué !
[1] Je tourne comme une putain de ceilidh (bal de danse traditionnelle originaire d'Irlande et d'Écosse), nom de Dieu !
[2] Je reste. Pour de bon.
[3] Pour la deuxième fois, et ça frappe toujours comme un coup de bottes dans les côtes.
[4] Mais c'est la réalité, je peux pas nier !
[5] Pas grand-chose.
[6] Putain, sans déconner !
[7] Trique monstrueuse de malade mental qui me crame les entrailles.

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