8.2 * VICTORIA * MON SANCTUAIRE
CHAPITRE 8.2
MON SANCTUAIRE
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V.R.de.SC
30.10.22
01 : 10
♪♫ OCEAN EYES — BILLIE EILISH ♪♫
Dans l'intervalle de son absence, je me consacre à mes cheveux. Mille nœuds infernaux, comme d’habitude, et des frisotis à gogo, mais patience, pas question de les ligoter avant qu’ils ne sèchent un peu. Pendant qu'en coulisses, mes nerfs grésillent d'un mélange de béatitude, effervescence et gourmandise sentimentale, mes doigts démêlent, rafistolent puis bataillent contre une mèche récalcitrante, mais la vraie prise se joue derrière mon front : un lacet mental, serré à l'extrême, quasi charnel, refuse de céder du terrain.
Bien que la pluie ne soit désormais plus qu’un lointain frisson dans mon dos, un souvenir évanescent persiste — reliquat de ma défaite délibérée face au tourbillon de la passion. Sur ma langue flotte le goût illicite et sirupeux de cet instant volé. Là-haut, sur ce toit-terrasse, une faim archaïque a éteint ma raison, une flamme alouvie a consumé chaque parcelle de mon corps jusqu'à me précipiter vers un orgasme ténébreux, né du toucher expert de l’unique homme capable de m'emporter au septième ciel en un temps record, laissant la gêne d’avoir succombé si vite chatouiller ma fierté. La lycéenne en moi a pris les rênes, enragée, prête à tout, comme si elle venait de croiser son dernier crush médiatique dans le couloir du bahut. Pulsions en première de cordée, sexe en ordonnance improvisée pour plaies béantes, j'imaginais à tort, faut s'en dire, que l’immersion charnelle ferait office de baume au cœur, apaiserait le bancal, recoudrait les traces anciennes d'un nous échoué entre hier et demain. Je souhaitais croire que sa peau repeindrait le manque, que le désir saurait boucher les trous que l’amour a creusés… Peine perdue, et pas qu’un peu.
Mais, je ne dois pas en rougir. Cet appel du feu, aussi irrésistible qu'impérieux, je l’ai convoqué, volontairement, avec une sorte de jubilation animale. J’étais une lionne en cage avec un instinct à fleur de peau et je me suis livrée à James en tout état de cause. Certes, à présent, ma tête l’analyse en faiblesse, mon cœur, en honnêteté, et ce paradoxe me laboure l'âme tout en y semant une étrange clarté.
J'avais le droit de le vouloir. J'avais le droit de faire valoir mes envies, n'est-ce pas ? Ai-je été trop vorace ? Autant demandé si l'eau mouille. L'ai-je effrayé ? Déçu ? Choqué ? Amené à se barricader ? Induis son rejet par excès de témérité jusqu'à le rendre méfiant ? Émaillé le doute dans son esprit quant à ma sincérité ? Oui, oui et encore oui. Morale de l'histoire : une dévergondée... il a dû me prendre pour une dévergondée. Une aguicheuse de service. Une chaudasse. Une fille facile. Une Marie-couche-toi-là ! Avec mes frasques verbales à grand renfort de « je vais voir ailleurs si le pré est plus vert » — Allo ! C'est un Highlander avec la carrure d'un héros de blockbuster égaré dans le réel et au charisme d'orage, difficile de trouver plus vert que son gazon écossais ! Et mes initiatives tactiles parfaitement inconsidérées, ma petite scène de strip-tease sortie de nulle part, aussi douce qu'un tremblement de terre, mon vocabulaire de débauchée et tout le pataquès… alors que, crotte, je ne cause jamais de la sorte d’ordinaire ! Mon langage de cavaleuse survoltée mériterait une lessive buccale immédiate : savon, mousse et repentance, rien de moins !
Soit. L'autoflagellation a ses limites. Revenons à l'intendance.
Cheveux enfin domptés, je m'attaque à mon visage, miroir de poche en main — encore une pépite extraite de ma besace enchantée à la Mary Poppins. Une couche de fard à paupières irisé rehaussée d'un trait de khôl, du stick anticernes pour gommer un minimum les vilaines estafilades nocturnes sous mes mirettes, séquelles de mon cerveau trop loquace. Rapide, efficace, pour me rendre présentable ou pour tromper mon propre regard face à ce que je viens de vivre, qui sait.
Pour reprendre le fil de ma réflexion, oui, je suis consciente de ma dérive alcoolisée. Et... herbaflorale. Pas au point de tituber, mais assez pour embuer mon discernement et provoquer tintouin cérébral et raz-de-marée affectif. J’aimerais tordre le silence en mots clairs, articuler mes pensées avec la même intensité que mes gestes, déballer le vrai, dénuder les intentions, lui demander tout ce que je garde sous clé et ne plus laisser mes patounes ou mes soupirs se substituer à ce que je devrais prononcer à cœur ouvert. Hélas, ce soir, hier et demain, mes émotions tournent en chantier. Pas stables. Pas droites sur leurs jambes intérieures. Trop de questions se bousculent, se chevauchent, se dérobent et je me noie dans ma compulsion à tenter de les résoudre toutes en même temps, ce qui, au demeurant, me retient au bord du gouffre au lieu de m’en éloigner. Conclusion : abattue avant d'avoir démêlé ne serait-ce qu'un fil.
Nécessité faisant loi, j’ordonne à mes tergiversations de se canaliser avant qu’elles ne s’enveniment ou ne causent malencontreusement la bavure du mascara waterproof que mes doigts s'emploient à étaler sur mes cils. Sinon, je le sais : ça finira en ruminations dévorantes, en marottes s'entortillant sur elles-mêmes jusqu’à l’épuisement, en migraines déchirantes qui me clouent au canapé pendant trois jours, rideaux tirés, écrans proscrits, cigarettes aussi, front en état de siège. La simple projection me lance derrière les yeux.
Je respire. Une fois. Deux. J’essaie d’imposer un sens, un seul, à ce chaos qui s’entête à pousser dans ma tête façon lierre trop zélé, sans y parvenir. Alors, je revisse le capuchon de mon rimmel, emballe mes complices beauté dans leur vanity et les envoie se terrer au fond de ma valise à bric-à-brac.
L'opération make-up achevée, je me recroqueville deux secondes contre le mobilier dans mon dos, inspire longuement, dans un énième effort pour couper court au bavardage vagabond de mon esprit. Il me faut un stimulus externe.
Tout occupée à m'oxygéner, soutenue par un chronomètre mental, j'observe le halo des appliques découper des silhouettes fantomatiques sur les murs, qu’un miroitement venu des néons derrière la vitre maquille de reflets violets. Sans compter les lasers verts qui fendent l’espace, telles des flèches déjantées décochées par un Cupidon électro. Comme si mes pupilles se faisaient piquer par des lucioles en colère, je regrette déjà la tendresse feutrée du rooftop, où la lumière savait se montrer amicale.
En revanche, le tempo de la musique ne me bouscule pas, il m’enveloppe, m’embrase même. Le souffle du club palpite autour de moi en murmures syncopés et, dans mes tempes, un martèlement chamanique m’invite à suivre les ondes, à fusionner avec chaque vibration, à exister par le mouvement. Je ne danse pas encore, pourtant l’élan s’installe, irrésistible. Dès que nos chevilles fouleront le parquet, James et moi nous fondrons en une choré complice, tressée de tension et de désir. Nos corps dialogueront telle une grammaire voluptueuse, la piste deviendra un traité de sensualité. Et voilà que l'idée de l'avoir contre moi suffit à éveiller une impatience folle. Quelle merveille de constance émotionnelle, dit donc !
Je me souviens de la dernière fois qu'on a dansé ensemble. Une nuit d’été si moite qu’on aurait juré que l’atmosphère voulait participer. Le tapis de mon salon s'est retrouvé promu haut lieu de négociations physiques à l'horizontale. Depuis, impossible de le considérer en adulte responsable. J’ai envisagé de le remplacer, le planquer, voire l’incinérer, puis j'ai changé d'avis et recommencé à l'arpenter, bien que son statut de témoin privilégié réclame une séance de réhabilitation post-trauma amoureux ou, à défaut, une plaque commémorative. Qui aurait cru qu'un banal revêtement de sol se muerait en un chapitre entier de ma vie romantico-désastreuse ? J'ai même pleuré dessus en passant l'aspi, une fois. Ridiculement moi.
Gageons notre lucidité ce soir : au milieu d'un club, peu de risques de finir en bête à deux dos par terre... quoique, à bien y réfléchir, le rectangle tissé, respectable en apparence, mais à l'étendue au potentiel certain, devant le canapé en vachette ébène du bureau, me lance déjà des invitations pas très catholiques. De quoi faire remiser au placard l’épisode hors-piste récent avec Monsieur Carollo Di Bianci sur ledit meuble fautif. Et puisque le passé ramène sa fraise sans prévenir, mes narines s'emplissent soudain d’une essence lancinante, un sillage sec et musqué qui n’appartient pas à James, mais à Mati. Lui, il exhale le luxe maîtrisé, une fragrance chic et racée, mélange d’ambre, de cuir et de sophistication. James sent bon le soleil brûlant, le sable chaud soulevé par le vent marin, l’électricité d’un orage d’été. Je le respire et je sens mes sens s’éveiller, happés par sa vigueur sauvage. Je nous vois, allongés sur une plage au crépuscule, à Porquerolles ou à Bora Bora, pieds nus — et pas que les pieds d'ailleurs — humant la sève des pins ou le jasmin vanillé des fleurs de frangipaniers. Le rêve...
D'un bond, le présent tranche dans mon songe et mes paupières se relèvent illico : l'écho de la chasse d'eau. Je soupire. Retour à la réalité : pas de monoï ni de tropiques ce soir. Nul parfum ni déo sur le coton de sa chemise non plus, que mes phalanges trépidantes portent à mon nez. Peut-être une note de savon de Marseille que la pluie a réveillé tout au plus. Une senteur domestique, ancienne, rassurante, terriblement intime. De toute façon, les fibres pâlissent face à l'arôme riche et vivant de sa peau hâlée, peau qui, à l'instant même, réapparait lorsque James, pectoraux au grand jour, réintègre le bureau, l'air audacieusement désarmant.
Un duel de pupilles s’engage, dix secondes, quinze… Le silence finit par céder, conquis par James.
— Sorry, lass. J'ai pas trouvé de serviette.
Pas de serviette. Et ? Que veut-il que je fasse de cette information ? Un rapport d'inventaire du rayon textile éponge ? Une crise diplomatique contre la... Ah ! Oh...
— Oui, des serviettes. Pour se sécher. Oui. Euh...
Fascinant : à mon tour de ne plus retrouver mes neurones.
— ... je ne sais pas... peut-être qu'il les range avec ses tenues dans les casiers.
Déjà, mes pieds se déplacent, mais James me rassure :
— Perso, j'en ai pas l'utilité. T'embête pas à en chercher.
Comprendre : pas la peine de lancer mon expédition linge de bain, le torse nu gère la situation. Je remballe mon élan d'intendante 100% coton et me contente de suivre des yeux ses épaules olympiennes tandis qu’il traverse la pièce pour enfiler la chemise que Mati a sortie de son chapeau magique.
Je repense à la tête de ce dernier lorsqu’il est entré dans le bureau tout à l'heure. Je venais tout juste de déclencher mon SOS vestimentaire qu’il débarquait et nous trouvait tout penauds sur les lattes de son parquet, tableau vivant du désastre érotique. Il a roulé des billes, enchaîné avec un demi-sourire de conspirateur, et ponctué le tout d’un clin d’œil bavard qui disait : « Je ne juge pas… je note ».
En revanche, le vrai pic de tension ne m’était pas destiné : il ciblait James. Un éclair. Une démonstration muette. Quelque chose d'instinctif, de brut et animal, à l'instar d'un code de reconnaissance exclusivement déchiffrable entre mâles, issu des lois tacites de la virilité. J’ai senti l’électricité passer entre eux comme s’il y avait eu de la foudre dans la pièce. Mon amant n’a pas bronché. Il a tenu le regard, impavide, frontal, sans l’ombre d’un recul. On aurait cru deux fauves qui se jaugent. Tour à tour, je les ai dévisagés, plantés là à se renifler les rétines. Leur duel de testostérone m’a arraché un rictus — pas moqueur, juste hilare, ou consterné. Franchement, ces chers spécimens XY… Toujours ce besoin atavique de hiérarchiser, mesurer, cocher les cases dans leur bingo masculin de « qui a la plus grosse ». Je pourrais les départager, moi — j’ai pu apprécier leurs nuances de façon très éclairante. Rapport de dégustation : du haut de gamme… et du millésimé collector.
Ouh lala, non. Non. Victoria, arrête ! Tout. De. Suite. Tu n’es pas au Salon de l’Agriculture des protubérances anatomiques de prestige, pour l'amour du ciel ! Il va falloir sérieusement penser à une cure de désintox érotique. Tu n'as plus de filtre. C’est indécent. Inconvenant.
Deux claques mentales plus tard, pour bien me remettre les idées en place, je laisse James à son rhabillage et file dénicher une tenue moins humide. Les costumes d’anges que Nina et moi avons arborés pour les vidéos promo de la soirée d’Halloween pendent dans leur housse. J’ouvre la première… et tombe exactement sur ce que j’espérais : une robe blanche moulante, à larges bretelles, tissu côtelé, décolleté ample, super confortable, élégante, sensuelle — pour ne pas dire tout à fait aguicheuse. La seule embûche : convaincre mes dessous actuels que leur jour de gloire devra attendre. Impossible de glisser mon shorty noir sous cette maille immaculée, le contraste s’avèrerait trop criard. Je n’ai guère d’autre choix que de me promener... dans le plus simple appareil. D’habitude, flâner les parties à l'air au beau milieu d'une foule, jamais de la vie — un coup à me provoquer mille millions de sueurs froides. Pourtant, ce soir, je fais acte de pragmatisme. Et déjà mon moi rebelle fait du trampoline imaginaire : logique, je l'autorise à quitter son tiroir, un exploit en soi. Pour tout avouer, ce frisson de transgression me galvanise. Pourquoi ? Parce que James saura.
Et... justement. Ma raison, attentive à la préservation et à la discrétion, m’oriente bien entendu vers la salle de bain — sanctuaire clos, refuge de pudeur — pour m'y revêtir. Cependant, une hardiesse malicieuse murmure à mon oreille de rester, me montrer, jouer la tentatrice sous les yeux de James. Qui sait ? Peut-être que mon homme de bronze attitré fera fi de ses convenances et nous accordera enfin le plaisir de goûter à un orgasme partagé.
Je risque une œillade circonspecte par-dessus l’épaule. James... m’ignore superbement, campé face à la fenêtre panoramique, absorbé par le manège des corps en contrebas, chemise bien en place. Comment ça, il ne me regarde pas ? Tant mieux. Oui. Je préfère. Non, vraiment, je m’en fiche. Au moins, je glane un peu d’intimité pour me changer.
Retirées de main de maître à force de tirages acharnés, ma robe, et ma lingerie, empruntant les lois des fibres ventouses, coulissent tant bien que mal. J’enfile ensuite ma tenue de secours, là aussi, à grand-peine : la matière s’accroche à ma peau moite, mène sa petite insurrection, chiffonnant mes efforts. Sérieux ? M’habiller devient un véritable sketch. Je suis à deux doigts de hurler « costume numéro trois ! » à un régisseur imaginaire. D'ailleurs, pour le troisième acte tout à l'heure à la maison, pas de coquetteries du style porte-jarretelles et compagnie. Han-han. James aura le privilège de la culotte taille haute et du t-shirt XXL, tant pis pour le charme incendiaire. Ras-la casquette de la sexy attitude ! Néanmoins, le triomphe resplendit : me voilà au sec. Mon moral m’ovationne. Oscar de la meilleure performance dans la catégorie « survie textile sous influence ».
Toute fière de moi, je me redresse, lisse rapidement les derniers caprices du tissu contre mes hanches, ravive mes boucles d’un geste expert, puis pivote, prête à annoncer mon grand retour. Sauf que James ne lorgne plus la piste : son attention est tout entière braquée sur moi, ce qui me stoppe net. Pendant une seconde, je ne sais plus très bien quoi faire de mes bras ni de mon sourire. Y a-t-il une formation express pour réapprendre à se tenir debout face à un homme torride ?
Au dépourvu, je choisis la parade que je maîtrise le mieux : l’humour. Après une rébellion légère des épaules et un rictus naïf, je déploie une pose gracieuse, à la fois chic et pudique. Scène 14, prise 2 : Victoria fait semblant d’être divine et pas du tout en panique intérieure.
— Tadam !
Aucune réaction immédiate. Il me dévisage, lentement, méthodiquement, de la tête aux pieds, sans la moindre hâte. Puis, deux mots — le verdict :
— Bloody Hell !
James oscille la tête, surpris mais, à en juger par la lueur dans ses prunelles, conquis. Un frisson crapule zigzague le long de ma colonne, fugace et traitre. Mes ovaires lèvent leurs pouces. Super, point pour moi. Mission séduction réussie : merci la robe. Et maintenant ?
Mes doigts remontent ajuster la lanière sous ma poitrine, autant pour occuper mes mains que pour canaliser les papillons sous le nombril. Bon, va-t-il me scanner encore longtemps comme s’il décodait un dossier confidentiel ?
Je me racle la gorge et embraye :
— Tu me rédiges un procès-verbal ou tu comptes me dire si l’effet « ange » fonctionne ?
— Ange ? murmurent ses lèvres, dubitatives.
— Oui, c’est la tenue que je porte sur le teaser de la fête d'Halloween au Rose.
D’un coup de menton, je pointe les ailes posées au sol.
— Elles vont avec… mais je vais éviter de les enfiler.
Ce soir et après-demain. Parce qu’à tous les coups, je les coincerai dans une enceinte ou assommerai un VIP ce qui ruinerait instantanément ma réputation d’hôtesse et signerait ma disgrâce dans le classement des collaboratrices modèles. De plus... la symbolique me semble des plus éloquente et je n'ai pas envie de fausser le rapport de forces.
— ... faudrait pas que tu te mettes à croire que je suis là pour t’emmener au paradis, lancè-je, mutine.
James esquisse une moue joviale, une vraie, qui creuse une fossette au coin de sa joue. Trop craquant.
— Tu me jures que t’es pas tombée du ciel direct sur ma route, donc ? réplique-t-il.
Tiraillée entre soupir et sourire, mes dents pincent l’intérieur de ma lèvre — typiquement le genre de phrase qui, chez n’importe qui d’autre, m'aurait fait lever le camp sans ménagement. Dans sa bouche, ces mots se transforment en tremblement délicieux, allez comprendre. Avec James, tout lieu commun devient séduction incarnée, alors je prends, sans chipoter.
D'une marche quasi mécanique, mes chevilles m'emportent et, trois mètres plus loin, je m'échoue devant lui, ivre de sa présence, le désir vibrant de mes veines à mes cordes vocales, quand j'énonce :
— J’ai pu remarquer le nouveau... tatouage, mais ce... petit coup de ciseaux ? Crise identitaire ou volonté de te réinventer ?
James ne trahit rien de plus qu'un calme de circonstance bien que le délai mesuré de sa réponse peigne son calcul interne d'une gravité à laquelle je ne m'attendais pas en formulant ma question sur le ton de la taquinerie.
Puis, finalement :
— Disons que j’avais besoin d’un vent frais. Changer de tête, c’est plus simple que changer de peau…
En dépit de ses paroles pleines de malice, son intention ne coïncide pas avec le vague à l'âme de son regard cobalt. J’y décèle un accroc, une fêlure maquillée qu’aucune coupe de cheveux ne saurait dissimuler. Il y a là-dessous du rentré, du tassé sous le plexus, de l’inhumé à la va-vite. Ce « vent frais » sonne davantage échappée que renaissance et me donne l'irrépressible envie de l'étoufer de réconfort dans mes bras. Les longs mois de séparation et la rupture dans notre complicité me contraignent, mais j'ose malgré tout un micro contact de nos phalanges.
Aussitôt un souffle d'énergie parcourt nos doigts, comme si nos corps reconnaissaient en silence la proximité que nos cœurs appellent de leurs vœux. La prudence, chaperon de la pudeur, freine aussi bien mes élans que les siens. Ni lui ni moi ne transgressons. En revanche, nos yeux ne font pas preuve de retenue, eux, ils s'entrechoquent de besoin et se jouent du monde entier.
Amoureuse, et sans doute au-delà du mesurable, je me tiens face à lui, moi qui ai tant supplié son retour, et déjà un frisson de crainte glaciale me serre la poitrine. Le James ici présent porte les contours de celui de l’été passé — regard identique, posture inchangée, tics signatures et magnétisme qui me saisit encore. Cela dit, quelque chose en lui semble avoir été décanté, déplacé en souterrain. Est-il devenu un autre ? Est-il toujours lui ? Zéro certitude… Je n’ai que des points d’interrogation coincés dans la gorge. Aucun ne trouve la sortie. Je pourrais creuser, tirer le fil, forcer le coffre-fort. L'issue de cette énigme m’effraie plus que ses silences. J’emmure donc mes questions et les recouvre d’un voile volontaire. Elles attendront. Demain. Ou jamais. C’est confortable, le jamais, parfois.
Mes doigts frôlent à nouveau les siens, avec la timidité d’un battement de cils. James abolit l’hésitation, enlace nos paumes, nous lie. Pas besoin de plus. En deux temps trois mouvements, je hisse mes mains autour de sa nuque, il m'emprisonne contre son torse, nos lèvres s'aplatissent ensemble. À l'abri dans la densité de son étreinte, la certitude me frappe : la parole peut mentir, la peau, non. Ce baiser détient plus de vérité que tous les mots passés ou à venir. Je n’en démords pas : ce qui se touche, se ressent et se devine vaut mille discours. Est-ce la seule rhétorique digne de confiance ? Qu'à cela ne tienne, je m'en remets aux échos de nos corps, à la conversation muette de nos langues qui se cherchent, au vertige qui m'engloutit dans les profondeurs de la passion. Dieu, quelle heureux alignement que ce jour anniversaire pour que son souffle redevienne la musique de mes sens avivés et sa chaleur, un sanctuaire retrouvé. Puisse l'instant s'inscrire à jamais entre nous.

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