8.3 * VICTORIA * MON LION

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V.R.de.SC

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30.10.22

01 : 50

♪♫ ??? — ??? ♪♫

Un raclement sourd, mâché de désir retenu, s’échappe de sa poitrine avant que ses lèvres cèdent :

— Tu frémis à chaque fois que je te touche.

Sa voix est toute tendre.

— C’est beau. Et terrifiant, conclut-il.

Je contiens un frisson. Trop tard. Il l’a capté.

— Tu sais ce que tu fais, hein ?

— Mieux que toi, observè-je.

Les traits de mon lion s’ombrent tout à coup. Oula, tout doux… Je comptais le chambrer, détendre l’arc, jouer avec lui : visiblement j’ai marché sur sa queue. La mèche en feu dans ses prunelles montre que j’ai froissé son pelage à rebrousse-poil. Sa prise sur mes hanches s’assèche — un réflexe de fauve qu’on aurait taquiné trop près. Mais je n’ai pas peur. Jusqu’où puis-je tirer sur la ficelle ? Le pousser du bout des ongles, cajoler d’un côté, attiser de l’autre. Juste pour voir ce qu’il fait des braises que je souffle en lui.

Mes paumes se frayent un chemin vers ses pommettes. Je trace les signes du temps, ces petites griffures au coin de ses yeux, où logent sa fatigue et sa beauté. Dans un même mouvement fluide, mon bassin coule vers lui, et il me ceinture aussitôt dans ses bras, inspire fort.

— Tu crois que tu tiens encore les rênes ? susurrè-je.

— J’ai jamais prétendu les avoir.

Je poursuis mes caresses derrière sa nuque.

Il lit en moi, il sent l’appel. Hélas : rien. Aucun abandon. Pourquoi ce verrou ? Oh, il peut bien s’abriter derrière l’ivresse, la mienne, la sienne. Je n'ai aucun mal à percevoir sa sincérité, son désir de me préserver de moi-même, de lui. Mais il s’en sert d’excuse aussi, de bouclier, pour garder autre chose à distance. Quoi ? Même sous l’emprise des folies goût spritz de l’été dernier, il n’a jamais fermé la porte à mon corps. Jamais. Est-ce la peur qui le maintient à l’écart cette fois ? Ou l’ombre d’un secret tu ?

Honnêtement, le James que j’ai connu n’aurait pas attendu. Il aurait plongé. Tête la première qui plus est. Sans calcul, sans pudeur. Avec la gourmandise du premier jour, il m’aurait fait l’amour contre ce mur, à même le sol, sur cette fichue machine bourdonnante. Il m’aurait poussé dans un taxi, le feu au ventre, son rire en préliminaire, direction un lit, n’importe lequel, chez moi ou à l’hôtel.

Ce soir, il freine. Il est là, à portée de souffle, et pourtant il garde ses digues levées. Il lutte. S’acharne ? Va savoir pourquoi. Qui a changé ? Lui ? Moi ? Ou juste mon illusion ? Ai-je embrassé l’ombre d’un fantôme, un homme façonné par mes désirs plus que par la vérité ?

Le serpent souple et sournois du doute me glisse entre les côtes. Je l’écarte d’un revers de pensée, refusant de le laisser prendre ses quartiers.

— Jamie....

Un soupir plus qu’un mot. Il s’est envolé, instinctif et intime, à la lisière d’une inquiétude que je n’admets pas encore.

James se fige. Comme si le temps s’était resserré autour de ce surnom. Ses yeux me sondent, éberlués, presque désarmés.

— C’est la première fois que tu m’appelles comme ça.

Ah. Oui. Je remonte le fil de mes souvenirs… Un texto : « Quand je te reverrai, je t’appellerai Jamie. Juste pour voir si tu souris ». Une promesse légère, noyée dans l’euphorie d’un flirt numérique. Et voici que je l’ai tenue, spontanément, sans préméditation. Sauf qu’il ne me sourit pas…

— Est-ce que… est-ce que tu vas bien ?

Pendant quelques secondes interminables, bras refermés autour de moi, James ne dit rien. Son regard me palpe en silence, traque une dissonance cachée. Pas sur mes traits, ni dans mes mots, ailleurs. Il reste ancré à moi, mais je sens un pan de ses murs intérieurs trembler. Puis, aussi vite qu’a surgi la faille, elle disparait. Son armure reprend forme, impeccable, étanche. Il me surprend d’une caresse tendre sur la joue et, de son autre main, me serre un peu plus fort. Tente-t-il d’étouffer une émotion indésirable ? Ou de la dissoudre dans notre étreinte ?

— Tant que tu es dans mes bras… oui, je vais bien.

Dois-je le croire ? Puis-je le croire ? Le James, brûlant de confiance et d’éclat, celui que j’ai connu cet été, m’est apparu comme un roc solide, une force stable. Brillant. Vif. Sécurisant. Il dessinait sur mes lèvres des sourires, allumait une joie désinvolte dans mon cœur, faisait fleurir ma beauté intérieure, sculptait mon estime, m’extrayait du besoin compulsif de tout contrôler. Le temps de quelques jours, en étant lui, pur et entier, il a dénoué mes chaînes et m’a permis de me libérer. Pas totalement, mais suffisamment pour m’imaginer une vie sans elles.

Ce soir, j’ai face à moi un homme qui s’entrave trop, qui jauge pas et respirations, pèse ses gestes comme s’il foulait pied nu un tapis de verre. Je ne comprends pas. Et devant ce mystère, comment réagir ? L’attaque ? La défense ? Le retrait ?

Soudain, parmi mes incertitudes flottantes, une vérité s’extirpe. Dépouillée. Irrécusable. James a ce don de me remodeler, de me métamorphoser. Subtilement. À l’accoutumée, je suis l’architecte de la maîtrise, celle qui balise, qui prévoit, pare au chaos, canalise les débordements, internes ou externes. Mes amis disent de moi que je suis « la tête froide », « l’équilibre du groupe », quelquefois même « la fille qui ne lâche jamais prise ». Ils croient que c’est une force. Parfois, moi aussi. Avec James… cette posture se fissure. Naturellement. Sans lutte. Sans peur. James renverse mes pôles, détord mes repères.

Depuis nos retrouvailles sur le rooftop, il essaye de filer autour de moi un cocon de tendresse. Hélas, ma fougue, mon acharnement et mon audace lui ont mis les nerfs à rude épreuve. Et dans ce tissage délicat, il m’adresse un message sans timbre. À travers ses silences chorégraphiés, ses attentions délicates. Comme ici et maintenant. Et soudain, l'évidence aussi limpique qu'inévitable me saute au cœur. Mon intuition ne navigue pas totalement à contre-courant. Je mesure l’empreinte que je laisse en lui, visible dans ce frémissement à fleur de peau, dans cette tension à la limite du contrôle. Il danse dangereusement sur le fil du rasoir et, oui, sa résistance aiguise mon seuil de tolérance. Oui, ce recul inattendu m’irrite. Oui, sa prudence auto-infligée me crispe, d’autant plus que je l’ai déjà eu dans mon lit, alors on sait tout les deux à quoi s'attendre. Là où tant se seraient précipités pour dominer ma vulnérabilité passagère, lui la respecte. Curieusement, à bien y réfléchir, et contre toute attente, sa retenue me pétrit de certitude : ses sentiments sont sincères. James tient vraiment à moi.

Il se peut que mon corps freine encore, par réflexe et par envie. Mon âme, elle, s’incline enfin.

Alors, je dépose mes doigts sur la courbe de sa nuque. Ses paupières s’alourdissent, il se déleste, se confie à la douceur de l’instant. Étrange à dire, mais je crois que le James d’aujourd’hui m’accueille comme un réconfort et non, une conquête.

— T’as pas besoin de me mériter, James. Juste de tenir bon.

Qu'est-ce que mes mots ont réveillé en lui ? Je ne saurais dire. Il se contente de m'embrasser. Longuement. Pas pour relancer la machine, pour rester.

Bip. Bip. Bip.

La ritournelle impitoyable du sèche-linge s’invite, casse notre intimité.

Un rictus mêlé d’ironie et de crispation flotte sur mes lèvres quand je mets fin au baiser.

— Tu peux remercier ta bonne étoile, James. Le temps mort est terminé.

— Te connaissant, je te vois bien appuyer sur replay juste pour nous garder plus longtemps ici.

Il a pas tort. Je rigole et mon haleine danse contre sa joue. Ah… le revoilà. L’homme qui m’a rendue follement amoureuse. L’ouragan solaire, le rire insolent, le charmant boucan. Une réplique et tout repart. Le vertige, l’espièglerie, la lumière. Mon cœur d’alors.

— C’est exactement ce genre d’idioties qui me donne envie de toi.

— Ah bon ? C’est mon humour qui te fait craquer ? Pas mon génie éclatant ? Ou mes prouesses sur les vagues ? Au lit ? Mon fessier légendaire ? Ah, attends, mes épaules… Je me souviens t'avoir entendu chanter les louanges de mes trapèzes.

Comment voulez-vous que je reste rationnelle quand ce profil sculpté attire tous mes battements de cils et brouille ma concentration ? Un flot d’images sensuelles inonde mes synapses. James s’essuyant les cheveux après la douche… James affairé entre blender et fruits frais dans ma cuisine… James s’étirant paresseusement face au soleil matinal derrière une baie vitrée… James allongé sur le ventre, au travers de mes draps en bataille, détendu, le regard visé sur bien l’écran de son téléphone… James, son reflet dans le miroir de l’entrée, tout en puissance et en sueur, alors qu’il me possède sur le canapé… Brrrr, j’en ai la chair de poule…

— Je l’admets, t’as ce petit truc en plus, concédè-je en le repoussant du bout des doigts. Mais ça, c’était avant que tu te prennes pour le roi du monde.

— Le roi du monde ? répète-t-il. Excuse-moi d’avoir une conscience aiguë de mes qualités exceptionnelles, Madame la reine du désordre parfait qui rend ma vie bien plus intéressante.

Je ris, pour de bon, et mon cœur fait un triple axel. Mon souffle s’éclaire. À contrecœur, je me détache de lui, un pied dans la légèreté retrouvée. Je contourne doucement son torse tout en réajustant ma robe pour calfeutrer ce sein à l’air, effleure au passage sa hanche — pur réflexe — et me glisse jusqu’au sèche-linge. J’ouvre. Une bouffée de chaleur m’enlace. Sa chemise attend.

— À manier avec précaution, dis-je avec un demi-sourire, en la lui tendant.

— Comme toi, murmure-t-il, fossettes en embuscade.

— Je crois que tu me confonds avec de la nitroglycérine, James. Je n’explose pas… sauf quand on insiste bien.

Il récupère sa chemise, et je remarque le même manège observé dans le bureau de Mati tout à l’heure. Décidément, James semble aussi perdu avec une chemise en main que moi devant une recette sans les quantités. Ce gars a vraiment le don de transformer le banal en énigme.

Il esquisse un début de mot, mais les sons se dérobent au dernier instant. « Je... » : il quoi ? Rien ne suit. Il avale sa phrase. Je plisse les sourcils, la bouche en coin.

— Un problème ?

Il se gratte l’arrière du crâne, puis abandonne d’un haussement d’épaules.

— J’allais dire que je mettrais bien cette chemise dans ma poche… si seulement elle y rentrait. Mais vois-tu, c’est déjà occupé.

Il trifouille dans son pantalon et en extirpe mon shorty noir qu’il m’agite sous le nez.

— Alors, pas tentée de l’enfiler ?

Je roule des yeux. Les mecs… ils ne captent rien à l’art de l’habillage.

— Vi, tu te balades souvent sans sous-vêtements ? insiste-t-il.

Un peu piquée, je me renfrogne, mais ne dévie pas d’un pouce.

— Je te rassure tout de suite : non. Maintenant, observe cette robe avec un minimum d’attention, ordonnè-je, pédagogue.

Je fais un petit tour sur moi-même, exposant la coupe au centimètre près, la ligne, le tombé, la transparence traîtresse. Il va finir par comprendre où est le piège.

— Mmh ?

Monsieur fronce ces sourcils.

— Qu’est-ce que tu vois ?

Son regard me balaie sans pudeur, de haut en bas.

— Une robe du tonnerre sur un corps de rêve… portée par une femme admirable… qui a légèrement minci.

Il a remarqué ? Faute à qui ? Faute à moi… d’avoir tenté de survivre à sa désertion. On fond vite quand on racle les jours avec le vide qu’il a laissé.

— Oui, tiens, on reparlera de ce dernier point… Pour l’heure, sache : si je mets ce shorty noir, on le repère à des kilomètres. Je préfère éviter la publicité gratuite. Capicse ? 

— Bon, très bien, concède-t-il sans grande conviction. Puisque tu rechignes à te couvrir, promets-moi au moins de surveiller tes... postures. Je resterai alerte, Victoria. Vigilant. Et très, très… sensible à ton allure.

Excellent, il ne sait plus s’il veut me protéger ou me dévorer…

— D’ailleurs, corrige-moi si je me trompe… N’est-ce pas toi qui m’as un jour certifié — avec l’assurance d’un Highlander pur jus — que sous un vrai kilt, on ne porte rien ? Alors quoi ? La provocation est réservée aux Écossais ? Amnésique ou hypocrite, cher Monsieur Cameron ?

Les règles à sens unique, très peu pour moi.

Il n’argumente pas. Il agit.

— Viens par là.

Ses doigts s’enroulent autour de mon bras — pas brusquement, mais avec cette fermeté douce qui fait plier sans contraindre. Une seconde plus tard, je suis aspirée contre lui. Je m’y love avec plaisir, coulée contre sa chaleur. Une main glisse derrière mon oreille, dans le fouillis de mes cheveux ; l’autre s’ancre à mes reins, ferme, possessive. Il est chaud, solide, vivant.

— Continue comme ça et je te boudine dans mon tartan pour te planquer aux yeux du monde entier.

— Oh, tu veux me transformer en burrito écossais ? Très sexy comme vision.

Ma voix s’enrobe d’ironie douce, défiant sa prétendue menace.

— Si un seul regard s’égare là où il ne devrait pas, je te préviens, Vi… je redeviens un vrai Highlander. Et pas du genre pacifique.

Il penche la tête, la mâchoire serrée, une lueur sombre dans ses iris océan.

— Et il fait quoi, le Highlander quand il perd patience ? Il brandit son épée ? le taquinè-je encore, en remontant mes paumes vers son cou.

— Un jour, faudra que je t’explique à quel point tu rends la jalousie difficile à dissimuler…

— Je t’en prie, fais-moi un schéma. Avec des flèches, des pics et des ronchonnements d’ogre possessif.

— T’as pas idée du mal que j’ai à pas te plaquer contre le mur quand tu joues l’insolente…

— Tu devrais consulter ta montre… À mon avis, l’heure de la retenue est passée depuis un bon moment.

— Et dire que j’essaie d’être raisonnable…

Il souffle ça entre ses dents, de son timbre rauque, tout en inclinant lentement nos visages. Puis il dépose un baiser, bref et brûlant, qui électrise ma peau. Je riposte aussitôt, pressée de prolonger la décharge.

La minute suivante — ou un peu plus — s’emplit de soupirs, de langues en vadrouille et de paumes aventureuses.

— Bon, que dirais-tu d’aller saluer ma sœur et Antoine ? me surprend-il.

— Euh…

Panique à bord !

— Je vais pas te faire danser avec ma chemise à la main, si ?

Mince, crotte, flûte.... J’avais pas prévu cette succession de face-à-face pour mon anniversaire. Il me faut un mojito. Uh-uh, si je bois, zéro sexe en vue. L'autre andouille va encore nous imposer une diète de soixante minutes... Autant rester sobre, parce que ce soir, les câlins, c’est non négociable. Pas question de faire une croix sur le bouquet finalet de snober la meilleure partie de nos retrouvailles. Je l'aurais ma nuit d'amour !

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