8.4 * VICTORIA * JUMELLE AU TAQUET
V.R.de.SC
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30.10.22
02 : 10
♪♫ ??? — ??? ♪♫
On quitte la buanderie comme on éclate une bulle, fini l'entre-soi, et on replonge dans le grand bain. Sans brassard, sans serviette, à sec et à vif, juste mon Écossais en guise de bouée-boussole. Retour à la civilisation — ou ce qu’il en reste après deux heures du mat en boîte. Officiellement, le tête-à-tête est mort, du moins en apparence. Officieusement, je ne suis pas prête à le laisser dériver plus loin que mon épaule et compte bien le ventouser contre mes hanches jusqu'à pas d'heure.
Le club m’avale dans une giclée bruyante et tiède, entre relents de vapeurs sucrées et infra-basses dans les os. Mes talons claquent, la sono vibre dans mes côtes, et ma main serre la sienne tel un cordage vital.
Début de la traversée : mer de sueur collective, récif de corps exaltés, marée montante d’hormones en roue libre, ambiance sauna sous stroboscope. Le sol colle, l’air gratte. Le terrain est miné. On va dire que c’est hydratant…
Il est 2 h. La nuit frémit encore. Les samedis ici durent jusqu’à six heures. Quatre heures devant nous. Quatre battements d’horloge possibles, quatre fenêtres ouvertes sur le plaisir, pour le lire du bout des doigts, pour plonger tête la première dans son mystère. Luxe ou supplice ? Pourvu que le félin consente à cesser de feinter ! Accroche-toi, cœur.
La boîte est noire de monde, surpeuplée jusqu’à l’étouffement. On infiltre les interstices, s’immisce entre les torses fiévreux et les pupilles liquéfiées. Danse, drague, dérapages : la routine. L’atmosphère pèse, saturée de trop. Rien n’a changé. Et pourtant, tout est différent. Bioélectrique. Tous mes capteurs sensoriels se sont mis à vibrer à son diapason. Merci, cerveau, pour ce shoot de dopamine sur mesure. La chimie s’emballe et fait des merveilles sous les néons.
James trace, naturellement. Et moi ? Je redécouvre ses épaules comme si c’était Noël. Merci, univers. Je saurai être reconnaissante. Il fend la foule avec une aisance tranquille, sans me lâcher. Une sorte de Moïse des dancefloors. Version tatouée, et bien plus sexy. Il connaît la route, je coupe donc le moteur de mon contrôle et éteins le tableau de bord. Standing ovation interne : j’ai plus le volant. Champagne ? Est-ce que ça se sabre, aussi, les doutes ?
Petit frisson cardiaque. Ils sont là. Isla. Antoine. J’ai beau avoir bu, ri, dansé… les revoir, maintenant, ça pique un peu. James s’arrête. J’ajuste ma posture, verouille mon aplomb. Ou ce qu'il en reste. Quatre heures à croquer. Jusqu’à la dernière miette. Aucune envie de les gaspiller.
Isla nous repère en premier. Son regard nous balaie, incisif, mais bienveillant, avant de nous accueillir d’un sourire solaire.
— Oh, les deux étoiles filantes ! s’exclame-t-elle, tout sucre, tout flamme.
Et encore, on aurait pu lambiner en apesanteur, mais on a fait l’effort de retomber dans l’atmosphère, par pure politesse.
Elle décoche un coup de coude pas du tout discret à son compagnon, vissé à son écran, en mode zombie digital en plein trip solitaire.
— Lève la tête, grand dadais, t’as raté leur entrée dramatique…
Antoine relève aussitôt les yeux. Je lis son réveil brutal dans sa danse occulaire. Ça lui fait comme un café soluble, cette secousse. Je crois bien que le Limouxin a atteint le stade terminal de sa soirée...
— On s’est demandé si vous n’aviez pas fui le navire, roucoule-t-elle, mielleuse.
— On n’a pas pris le large. Juste fait une petite pause technique, précise James, laconique.
Ou un envol thermique…
— Ah, oui ? Tiens donc… Vous vous êtes changés ? glisse-t-elle suspicieuse, sourcils plissés et index flottant vers nos tenues.
Inspection textile express : on dirait qu’elle cherche la preuve du crime dans nos coutures. Je crois bien rougir façon fruit trop mûr sur l'étal d'un primeur en plein cagnard. Brûlure sociale au premier degré.
— Le rooftop nous a rincés, explique mon cavalier. On s’est fait doucher en règle.
James détisse nos doigts pour mieux m’enlacer. Mon équilibre interne pivote, recentré sur lui. Réancrage affectif validé. Il passe son bras derrière mes reins, avant de me guider devant lui.
Je salue tour à tour la jumelle et sa moitié, tentant de composer avec cette soudaine reformation du petit comité.
Isla se penche pour une bise. Son parfum entêtant et sucré, aux accents d’hibiscus et de nostalgie, me rappelle des souvenirs. Elle sent l’été, l’apéro, le vacarme dans la cuisine. Même son aura conviviale colle aux joues.
— Bon anniversaire, Victoria. Tu es rayonnante. Cette robe te va à merveille, bien que la bleue avait également son charme incendiaire. James n’arrivait pas à te quitter des yeux tout à l’heure.
Ravie qu’on loue mes effets spéciaux vestimentaires. La réponse de James au commentaire de sa frangine ? Il déplace légèrement sa paume, descend d’un cran. Pas désagréable cette palpation discrète… Manœuvre subtile ou coup d’État tactile ? Je prends.
Oui, moi aussi, je préférais le satin couleur nuit… Maintenant, il gît, trempé, froissé, suspendu sur un cintre en attente d’un miracle ou d’un pressing de luxe. Pauvre petit trésor textile, paix à son éclat.
Poliment, je la remercie, lui rends la pareille, un brin admirative malgré moi. Classe et lumineuse, Isla irradie, comme à son habitude. À l’instar de son frère. Ces deux-là : du velours optique. Merci la génétique.
Sa jupe à sequins dorés pâles capture les lueurs ambiantes et son chemisier cache-cœur, blanc cassé presque nacré, souligne une silhouette ciselée. Aux pieds, ses escarpins nude, à la limite du caméléon, parachèvent l’ensemble, discrets, mais chirurgicalement choisis.
À son tour, Antoine, jusqu’ici mutique, m’adresse ses vœux, pinte levée et clin d’œil en prime. Enfin réveillé, le dormeur du fond !
— Ça te fait quel âge ? Attends, si je compte bien, t’as quoi… cinq ans de moins que Gab et moi, donc... vingt-cinq ? T’étais encore en train de plancher sur Pythagore qu’on pataugeait dans les révisions de philo, me semble-t-il ?
Je hoche la tête, amusée. Antoine et mon frère ainé ont fait leurs classes dans le même lycée et sur les terrains de rugby régionaux. Pourtant, quand j’ai croisé les deux associés à la féria de Carcassonne, je n’ai pas fait le rapprochement. Faut dire que j’étais à deux doigts du surmenage — comité d’organisation oblige, stress logistique et crise existentielle pré-festival — et que mon système neuronal avait déjà cramé tous ses fusibles à la vue du plus beau spécimen d’Écossais en liberté. Impossible de réfléchir correctement après ce séisme cérébral.
— Vingt-quatre, rectifiè-je. Tous les Saint-Clair ont trois ans d’écart.
Bastien vient tout juste de souffler sa vingt-septième bougie et Gabriel a officiellement rejoint le club des trentenaires en avril, en mode « même pas mal ». Mon œil ! Trois années, trois humeurs. Trois déclinaisons du même ADN.
— On trinque pour l’occaz ? Tu bois quoi ? Un shooter de tequila ? Un martini ? Un lait fraise avec la paille en spirale ? Je préfèrerais éviter de me prendre une mandale fraternelle derrière la tête si je t’initie aux breuvages pour adultes. Il serait pas dans les parages, ce poivron, par hasard ?
— Eh, non, il est trop occupé à fignoler son grand départ vers la Sicile…
— Quoi ?! Il se tire en Italie ? s’étonne mon interlocuteur, les yeux ronds comme des olives et les traits rieurs.
— Oui, il va se faire passer la corde au cou par une Sicilienne, l’été prochain.
— Sans blague ? Carrément génial !
— Ah, bon ? réagit Isla, la voix mordante. Depuis quand les mariages t’emballent autant, mon amour ?
Oula, attention, croche-patte verbal en vue. J'espère pour lui qu'il entend la douille cachée.
— Moi ? Naaan, je disais ça comme ça… marmonne-t-il, sur la défensive.
Aïe… ça va piquer… Il vient d’ouvrir une boîte de Pandore, le pauvre. Va falloir plus que des cafouillages pour éteindre ce feu-là, mon brave…
— Ouais, bah, il y en a une qui va avoir droit à son ticket pour Disneyland et à sa robe à traîne et à paillettes, pendant que d’autres tractent leurs rêves comme des casseroles et attendent de signer un contrat de bonheur depuis des lustres…
L’amertume, ce petit ingrédient qui pimente toujours les grandes déclarations.
— Bébé, on en a déjà discuté, soupire-t-il, fataliste. Tu sais bien que…
Tandis que les tourtereaux parlementent et montent sur le ring domestique, James se penche incognito vers moi.
— Promets-moi de faire silence sur ce que je vais te confier.
Le frisson du mystère m’enveloppe immédiatement. Je sens que ça va me coller une responsabilité, ce truc…
Malgré tout, je tourne la tête vers lui, intriguée, le fixe dans les yeux, puis accepte d’un signe discret du menton. Vas-y, balance...
Après un coup d’œil furtif aux deux belligérants, absorbés dans leur débat nuptial, James dépose la bombe au creux de l’oreille :
— On m’a officiellement convié à jouer les témoins. Tu saisis ?
Son souffle s’infiltre contre ma peau, vibrant sous le poids de ce pacte implicite.
— Izy n’est pas au courant, achève-t-il.
Et bam. Me voilà complice d’une conspiration ! Secrets de famille, épisode 1 : les fiançailles surprises. Puisque un plus un font deux, Isla aura la bague au doigt bien plus vite qu’elle ne l’imagine. Antoine qui sollicite James pour témoin, ça ne trompe pas : la demande est imminente.
Je bride un « j’espère que ta sœur ne tombera pas dans les pommes », qui bouillonne derrière mes lèvres. On dirait que les tractations amoureuses s'activent en sous-marin… Et à l'arrivée, ça promet un spectacle haut en couleur.
Antoine m’adresse la parole, mais je n’entends pas très bien. Son message me parvient en mode sous-titres brouillés, je nage un peu.
— De l’eau, lance James, tranchant le brouhaha.
Hein ? De quoi ?
— Pardon ? je lâche, larguée.
— Sauf si t’as déjà sifflé la bouteille envoyée par Jamie, intervient Isla avec un sourire malicieux.
James glousse dans mes cheveux. Sa main, tranquille et sûre d'elle, remonte doucement de mes reins à ma hanche. Je m’imbrique contre lui, rassurée par sa présence.
Visiblement, on est revenus à la conversation de base : la boisson.
— Je parie que ce fameux scotch a déjà disparu corps et âme. Mais, pas de mon fait. Puisque c’est mon anniversaire, je vous offre une tournée. Si vous voulez quelque chose, donnez mon nom au bar. Je régale.
Antoine brandit son verre en un toast muet approuvé.
— Ça, c’est l’esprit.
Je pivote lentement dans les bras de mon Écossais. La chaleur capiteuse de son corps s’invite volontiers contre ma peau. Ma paume s’aventure vers le creux de son ventre — ni trop ferme, ni trop timide. Ma bouche se retrousse en un sourire espiègle, mon souffle tangue, léger désordre dans ma poitrine.
— Dis, tu vas craquer pour un whisky ou tu te la joues sobre dans ce domaine aussi ?
Son regard m’enveloppe et son amusement ride ses traits.
— Au risque de t’étonner, le whisky attendra. Ce soir, je préfère savourer autre chose.
Voilà qui me déroute… Ça me paraît aussi improbable qu’un cabri qui chaloupe des sabots au milieu d’un vallon verdoyant dès qu’une Volkswagen passe devant lui. Pourquoi je pense à ça, moi ? Ah lala, foutue publicité… Ce truc qui te rentre dans la tête sans crier gare, te fait fantasmer sur une voiture alors que tu n’en as pas besoin. En fait... si. Ma Nini carbure surtout à la prière et à la patience. Bref, revenons à nos moutons.
— Alors, on brave les traditions ancestrales ? Qui l’eût cru… un Highlander qui tient sa soif à distance.
Isla qui, semble-t-il, écoute aux portes, s’incruste dans la conversation :
— Disons que, ces derniers temps, mon petit frère fait figure d'exception. Pas moi. Allons-y, je ne dis jamais non à un rafraîchissement.
Sans prévenir, elle passe son coude dans le mien et m’entraîne. J’ai à peine le temps de croiser un regard complice avec James, qu’Isla me parle à l’oreille, flamboyante :
— Je boirais bien un cocktail maison. Que me conseilles-tu ?
— Euh… eh bien, on n’a qu’à demander aux artistes directement.
Et on s'échappe vers le bar.
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