8.5 * VICTORIA * L'AILLEURS EN BOUCHE

9 minutes de lecture

V.R.de.SC

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30.10.22

02 : 20

♪♫ ??? — ??? ♪♫


Habituée du terrain, je prends les devants. Isla et moi sinuons entre les grappes de clients, évitons de justesse un verre levé trop haut, frôlons une conversation animée. Hop, esquive d’épaule, pardon, petit pas de côté — ça se faufile, ça zigzague, ça connaît la choré. Slalom artistique version nocturne.


On atteint enfin l’antre des gorgées fraîches et des bonnes résolutions oubliées. L’air est chargé d’épices et de bulles, les voix ricochent, les rires claquent comme des bouchons de champagne. S’il fallait embouteiller un parfum avec l’essence d’une soirée réussie, ce serait ce concentré d’éclats, de sucre et d’adrénaline.


Je m’accroche au rebord en zinc et capte tout de suite l’attention de Clélia.


— Hey, reine de la nuit ! Tu profites bien de ta fête ?


— Au top, je réponds, d’humeur joyeuse, en me penchant un peu.


L’odeur du citron vert, piquante et euphorisante, s’élève. Mmmmh, mes papilles n’ont rien demandé, mais j’ai des envies pas très catho de lécher le sel sur le bord d’un verre — ou d’un col, selon les opportunités. Voire pire, bien pire… J’ai des idées plein la bouche. Aucune n’est polie. Toutes finissent par lui…


— Et derrière le comptoir, tout roule ?


Elle hoche la tête, un soupçon de malice au coin des lèvres.


— Toujours opé. Qu’est-ce que je te sers, Vic ?


Je me tourne vers Isla, tout en feu et en soif de surprises.


— Toujours partante pour le signature ?


— À condition que tu me fasses pas une traîtrise à la vodka.


Pas de vodka donc : patriotisme liquide activé. Et dans le porridge, on met du sucre, non ?


— Parfait. Donc, pour elle, le Baci et moi…


Moi, je vais lever le pied sur l’alcool. Si je veux inviter James à ma chasse nocturne, draps inclus — et je le veux — mieux vaut qu’il me voie sobre et décisive, histoire de l’amener à baisser la garde. Il doit sentir que je pourrais lui déboutonner la chemise sans loucher. Déjà fait, mais là, je parle du principe.


— Un Lima, s’il te plait.


Clélia tapote son shaker, ses doigts rapides et sûrs. Elle pourrait fabriquer des sorts, cette fille, avec juste quelques glaçons et deux agrumes.


J’interpelle à nouveau ma complice de comptoir à ma droite.


— Et Antoine, qu’est-ce qui lui ferait plaisir ?


— Disons… un blanc mousseux, décrète-t-elle avec un clin d’œil.


Antoine, fils de producteur de Blanquette de Limoux… rien d’étonnant. On naît dans les bulles ou on y plonge par choix. Lui, c’est l’ADN. Moi… une décision assumée. Déso, les aïeux — j’ai trahi le vignoble familial pour les étoiles sur la langue. Le terroir, c’est beau, mais parfois, on veut l’ailleurs en bouche.


L’ailleurs en bouche… une saveur de sel et de feu, une peau couverte de fièvre, une veine palpitante, la saillie brûlante d’une hanche ou le bombé soyeux d’un homme aux portes de la déraison… Mon cerveau galopant m’offre un plan serré, très, très, serré et sans montage : moi, entre les cuisses de James, dévotion gustative, exploration concentrée… Allez, zip, on ferme la braguette neuronale. Fin de la parenthèse. Merde… Je suis censée commander à boire, pas fantasmer sur son bassin. Bon sang… On dirait que mes papilles couchent avec mes synapses.


Pivotant vers Clé, j’annonce, avec un petit raclement sec — bah oui, forcément que j’ai la gorge en papier sable là, à rêver de génuflexions privées. :


— Ajoute un pet nat, aussi.


— Le rosé trouble que t’aimes, ou une nouveauté ?


Ce vin — assemblage grenache cinsault qui plaira au spécialiste, aucun doute — a la couleur d’un été qui s’attarde. À défaut de vacances, on se verse des paysages dans le verre.


— Yep, il fera l’affaire. Et pour finir, euh…


Zut… Et mon petit sucre sur la langue alors ? On va éviter de lui filer de l’eau plate, quand même. Il ne boira pas de whisky, mais un soft plan-plan, pas très digne pour trinquer.


En rade de certitudes, je cherche du secours auprès d’Isla.


— Il est toujours en mode détox zéro degré d’alcool, ton frère ?


Après tout, qui mieux que sa jumelle pour connaître ses préférences ? En théorie, du moins.


— Hum… eh bien…


Sa phrase s’évanouit. Son regard dérape vers le mur de bouteilles, ses mains rangent ses mèches rousses derrière ses oreilles. Pourquoi elle hésite autant, tout à coup ? Y a-t-il une embuscade dans ce verre que je m’apprête à faire servir ?


— Quoi, il s’est inscrit aux alcooliques anonymes ? je plaisante, un sourcil levé.


Oups… Est-ce que j’ai gaffé ? Genre doigt sur une veine sensible ? Parce qu’elle semble encore plus mal à l’aise, non ? Trop tard pour faire marche arrière. Mais naaan, je ne suis pas folle : je l’ai pas inventé, le goût tourbé sur sa langue.


— Si tu veux le surprendre sans tomber dans le whisky, prends-lui une brune artisanale. Il adore les Scottish Ales.


Bien. Côté bière, je baroude à l’aveugle : elle sera ma guide certifiée.


Je boucle la commande. Clélia, déjà engloutie par son ballet liquide, virevolte entre coupes et tranches de citron. Verres qui tintent, menthe qui capitule dans un soupir vert, sucre qui disparaît, happé par la moiteur tactile. Tout scintille, tout s’orchestre, tout flirte. Et toujours, entre mes omoplates, un fil invisible tendu. Vers lui.


Je tente de résister, mais mes yeux me trahissent. Je me retourne, ratisse la salle, comme une sirène qui scanne l’horizon, espérant une bribe de contact visuel. Peine perdue — la foule ondule, compacte, l’alcôve est hors de portée. Aucun aperçu de James. Rien qu’un battement vide dans ma poitrine.


Attends, si ! Ah… non.


Reviens sur terre, ma vieille. Tu vas pas faire un malaise vasovagal parce que t’as pas vu James depuis trois minutes. Ce n’est qu’un mec. Bon, un très bon mec, mais quand même.


À défaut de l’original, pour l’heure, j’ai sa réplique féminine à mes côtés, un vrai double chromosomique. Remplace son cocktail par un whisky sec, et c’est la confusion des genres assurée.


Et soudain, un souvenir pétille, effervescent, comme une bulle de prosecco : Isla, hilare, juchée sur un tabouret au Puerto Habana, un daiquiri mangue en équilibre dans la main, en train de m’apprendre à faire un clin d’œil « subtil, mais conquérant », calibré pour séduire, non pour provoquer un plan Vigipirate. Résultat ? J’avais l’air d’une gogole électrocutée par une crampe intersourcilière. De quoi effrayer un miroir et pousser un expert en love coaching à balancer son devis dans la Garonne. Sérieux, j’ai vu mon reflet soupirer. C’était… violent.


Isla s’était écroulée de rire, et j’avais promis de m’entraîner, pour le bien de tous. Certains dons ne s’inventent pas. Ni clin d’œil, ni langue en U, ni sourcils qui bougent en cadence pour moi. Encore moins siffler avec les doigts, éternuer les yeux ouverts ou claquer des orteils.


Mais l’ambiance à la bonne franquette, les analyses psychologiques d’inconnus croisés dans les bars et les fous rires complices, c’était avant. Avant la fracture. Avant que son frère me poignarde le cœur.


Je l’avais bien aimée moi, Isla. Elle et ses playlists improbables qu’elle m’imposait en douce dès que je passais dire coucou à sa boutique, son franc-parler ravageur, ses ongles maculés de pigments qui collaient aux verres comme à ses carnets de dessin. On avait matché, indépendamment de James, et j’avais tenu ma promesse ce soir-là, après ce dîner d’été : j’étais allée la voir.


Très vite, on s’était trouvées. Brunchs dominicaux, vernissages, confidences entre deux spritz — la sainte Trinité des amitiés urbaines. Avec ou sans James, on serait devenues copines. On l’était, d’ailleurs. Jusqu’à ce que je coupe les ponts. Loyale, non. Lucide ? Peut-être. Radicale ? Assurément.


Elle a essayé. M’a écrit. M’a appelée. Je recevais, je lisais, je me taisais. Question de courage… Question de survie. J’avais trop peur qu’un mot, un seul, mal retenu, laisse suinter l’hémorragie. Et parfois, son insistance rendait ma prise de recul encore plus difficile.


Isla, c’était James en filigrane. Sa voix, son rire, ses silences… tout vibrait comme lui. Impossible de rester près d’elle sans penser à cet homme qui ne voulait plus de moi. Il serait glissé en métaphore invasive entre nous, un supplice en stéréo. Et Isla, son haut-parleur, l’ampli de son absence, le canal accidentel de sa persistance dans mon univers. Mon cœur n’aurait pas tenu, malgré toute ma tendresse envers elle.


Je me souviens parfaitement d’une autre conversation… un autre délire. Prémonitoire ? Une intuition mal déguisée ? L’univers qui spoilait déjà ? Ou juste un bon vieux tirage à la courte paille cosmique, qui sait…


Lors d’une déambulation à la cité de l’Espace, Isla en cartomancienne high-tech branchée sur une appli ésotérique aux couleurs galactiques, garantie sans la moindre caution scientifique, s’était lancé dans une séance d’astrologie improvisée — même si ma foi dans les signes avoisine celle qu’on réserve aux discours politiques en pleine campagne électorale et la sienne, celle qu’on accorde aux yaourts énergétiques. Autant croire qu’un smoothie magique peut résoudre ta vie sentimentale.


But affiché : jauger la compatibilité astrale entre son jumeau et moi. Elle avait paramétré nos profils avec une précision inquiétante, avant d’arquer un sourcil dramatique à la lecture du verdict — scorpion ascendant vierge, pour moi ; bélier en sagittaire, pour Monsieur tempérament de feu. « Une rencontre féérique, mystérieuse, envoûtante. Sous les draps, le jackpot : de la passion à gogo, zéro pudeur, aucune limite ». J’avais rougi façon tomate.


Soi-disant que le signe d’eau camoufle sa grande sensibilité sous sa carapace protectrice — un peu comme un hérisson qui essaierait de passer inaperçu dans un magasin de ballons de baudruche — tandis que le centaure cultive une réputation de séducteur impénitent. C’est d’ailleurs son côté solaire, sa bonne humeur, sa légèreté qui attire les bêtes à pinces et offre au partenaire une pause salutaire dans le contrôle absolu. Toutefois, face au magnétisme naturel et à la soif de maîtrise du huitième signe, parait-il que le petit sagittaire, tout en fougue et candeur, risque de se faire dévorer tout cru. Ouais, ouais, je signe pour la dégustation direct, pardi ! Les astres prédisent donc qu’une relation épanouie entre eux ne tiendra que si l’honnêteté règne sans faille.


« Ça promet des étincelles » avait résumé Isla, solennelle. Avant de se raviser en riant : « Mais je parie que tu seras son havre, et lui, ta tempête passionnée ».


J’avais beau hausser les épaules face à ce ramassis de prophéties zodiacales, il faut croire que les étoiles m’avaient percée à jour. James me doit encore des explications et moi, je suis loin d’avoir abdiqué. Il a pas intérêt à vouloir tricher !


— Victoria ? Hé ho, redescends sur Terre, me lance Isla en m’envoyant un petit coup de hanche complice.


Je cligne des paupières, hameçonnée de force par le présent et le cliquetis des verres en procession sur le comptoir. Suis-je partie si loin que ça ? Peut-être bien.


— Lass, si tu planes plus haut que le taux d’alcool d’Antoine, on a un souci. À vous deux, vous représentez bien la France, dis donc : le style avant l’endurance. Voilà pourquoi on vous laisse le vin : pour les choses sérieuses, vaut mieux monter au Nord.


Elle a pas tort : faut croire que l’Écosse éduque ses buveurs à la dure. Je ne sais pas quelle quantité elle a enquillée, mais pas l’ombre d’un zigzag dans son regard.


Isla a déjà récupéré son Baci et le blanc mousseux d’Antoine. Je tends les bras, m’empare des deux coupes restantes et remercie Clé du bout des lèvres. Elle nous adresse un clin d’œil en guise d’au revoir,


— Let’s go, soufflè-je, les verres en équilibre.


Un talon de travers, et c’est une robe, un ego et deux consos à la casse. Niveau ego… on s’en fout. La bibine, ça se rachète. La robe en revanche… dernière de sa lignée, pas moyen de la sacrifier.


On s’élance, formation serrée, version convoi liquoreux sous bannière humanitaire.. Et sans budget sécurité, évidemment. Quatre verres, deux filles, zéro marge d’erreur, et un public aussi fluide qu’un banc de méduses agitées. Chaque pas relève de la négociation de haute voltige : esquiver les coudes vindicatifs, les raves de fessiers exaltés et les approches sournoises de palpage non sollicité pour préserver goûte que goûte notre précieux chargement. Discipline pas encore homologuée, pourtant redoutable, catégorie danse-contact.


Isla découpe la foule à la machette du charme : sourires désarmants, épaules agiles et hanches décidées. Moi, je verrouille mes avant-bras contre mon buste façon tortue stressée. Pas envie de baptiser les Derby vegan d’un hipster ou de profaner la chemise amidonnée d’un BCBG en surchauffe.


À l’arrivée, j’exige un trophée et, pourquoi pas, un massage ? Avec ses paumes d’artisan et ses pouces magiciens, James a l’art de délier les tensions comme neige au whisky. Enfin, pour peu qu’il tienne à rester focus plus de trois minutes. Une fois, il avait pris les commandes avec enthousiasme — tentative avortée au bout de quelques glissements. La patience n’avait pas été pas son muscle fort, loin de là… Une prouesse si charmante que j’avais ri au lieu de râler. Syndrome du crush : tu pardonnes même les massages bâclés.


Je pourrais envisager de lui proposer un stage intensif de discipline tactile à finalité non sexuelle. Je suis même prête à lui bricoler un Canva sur la cartographie du corps : zones interdites en rouge, accès conditionnel en –


J’ai pas le temps qu’un mur pectoral déboule devant moi.

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