8.6 * VICTORIA * FEUX CROISÉS
V.R.de.SC
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30.10.22
02 : 30
♪♫ ??? — ??? ♪♫
— Allez, file-moi ça avant que tu sacrifies ses boissons aux dieux du sol collant, intervient Mati en surgissant de nulle part, me débarrassant sans ménagement de ma cargaison alcoolisée.
Soulagement et panique, duo imprévu, m’envahissent d’un coup. Mon cerveau souffle « ouf, merci », mon ventre crie « alerte maximale ». Sous ma peau, c’est une alarme silencieuse qui s’allume, avertissant du potentiel déchaînement des vagues. Entre James et Mati, l’air frémit. Faire comme si de rien n’était ? Ah si seulement… Je prie intérieurement que James ne se monte pas le bourrichon en partant dans un scénario foireux.
Argg, boss, c’est déjà un joyeux merdier comme ça. Me fourgue pas une intrigue secondaire dans les pattes : j’ai pas le budget émotionnel nécessaire à la gestion d’un bordel supplémentaire.
En vérité, côté discrétion, je ne m’inquiète pas des masses. Mati, c'est un vrai diplomate à sang froid : il manie le verbe et les apparences avec doigté, en grand stratège naturel. À Koh-Lanta, il volerait droit vers les poteaux, ce génie… Mais son instinct de garde rapprochée peut vite virer au zèle. Entre soutien et sabotage, la ligne est fine. Un œil trop appuyé, une pique mal placée… et mes retrouvailles avec James peuvent tourner au vinaigre.
C’est pas le moment de jouer au frère jaloux, Monsieur Carollo Bianchi. Même si ça te brûle les tripes.
Je les connais, ces feux mal éteints. Les silences qui grincent, les regards qui taillent plus que des mots. Le passé, ce salaud, n’a jamais la décence de s’annoncer. Il se pointe en douce, pieds nus, mais chaque pas claque. Y’a des vérités qu’on empaquette dans des boîtes bien fermées. Tout n’a pas vocation à sortir au grand jour. Certaines cartes, on les garde en main. Tant que personne ne demande à les voir ou… jusqu’à ce que le besoin de se faire comprendre nous force à plier la partie…
Mati s’avance droit vers l’alcôve où James et Antoine patientent. Isla nous a devancé. Mon palpitant s’emballe. Bouche cousue, il refourgue la bière à James, qui la saisit sans ciller, un peu sur le qui-vive, remarquè-je. Transfert de fluide houblonné validé. Mais faudrait pas les brusquer non plus, ces créatures fières. Si un jour ils se claquent la paume sans faire trembler le Far West, je jure de lancer des confettis.
Et dire qu’il y a deux heures, c’était juste une soirée d’anniversaire sans saveur — enfin, sauf le menu copains, les hors-d’œuvre hautement approuvés et l’hydratation premium. Je peux pas dire : mon cœur social et mes papilles n’ont pas à se plaindre…
Mon verre atterrit à nouveau entre mes doigts et je me campe aussitôt contre le flanc de mon Écossais. Tactique de terrain : occuper l’espace, établir ma base, boucler la zone, figer la position.
James plisse légèrement les yeux. Mati, impassible, soutient le regard, sans mot. Une poignée de secondes s’étire, plus longue qu’un discours de mariage. Deux mâles alpha dans un club bondé, et moi, au milieu, qui voudrais m’évaporer façon brume matinale.
Droit dans ses bottes de stratège de l’arène des couche-tard, le maître des lieux prend d’emblée la température de sa clientèle.
— Tout se passe bien pour vous ? La soirée vous réussit ? demande-t-il, voix feutrée, parfaitement calibrée.
— Impeccable, répond Antoine, l’œil détendu.
Isla qui s’apprêtait à tremper ses lèvres dans son verre, confirme en hochant la tête :
— Carrément. On n’aurait pas dit en arrivant, mais la nuit s’est révélée bien plus intéressante que prévu.
Hum, hum… pas très subtil tout ça tout ça…
Je glisse vers James. Mission : obtenir un regard. Mon épaule frôle son torse, mes doigts s’attardent sur la couture de sa manche. Statut : échec cuisant. OK. Là, je me mange une gifle énergétique sans qu’elle touche ma joue. Mon amant est cramponné à Mati, rigide comme un vigile à son périmètre. Aïe, aïe, aïe… chaud aux fesses, ça sent le sapin. J’exerce une pression à peine marquée sur son biceps — genre appel du pied sensuel — histoire de l’inciter à se rebrancher à mon canal. Si ça ne suffit pas, je déclenche le clignotant sexy : battements de cils et posture en S.
Enfin, ses yeux me capent et dedans,danse une flamme dévorante. Rouge vif, niveau critique. Jalousie. Gros problème.
Et là, Mati me happe d’un geste sobre, mais impérieux, main dans mon dos. Il m’attire à lui, bouche en biais, brief tactique imminent.
— Comment tu te sens, Vic ? Calée ? Pas trop secouée ?
Pour faire simple, il contrôle que je ne suis pas un cocktail explosif d’alcool et de sentiments à vif.
— Ça va, t’inquiète, je réponds avec un sourire qui cache bien des incertitudes.
État des lieux confirmé, il se métamorphose, esprit commuté en mode opération. On passe de pote à régisseur.
— Tu veux pas faire monter ton petit monde dans le salon VIP ? me relance-t-il. Je t’avoue que ça m’arrangerait.
Il jette un regard furtif vers l’alcôve squattée, puis vers la foule derrière lui. Je crois qu’il visualise sa prochaine réaffectation…
— Une banquette de libérée, c’est une opportunité en or au rez-de-chaussée. Tu vois le tableau.
Toujours aussi matinal dans sa tête. Même à minuit passé, il pense timing, espace, rotation. Champion olympique du Tétris nocturne. Je le devine en train de maximiser son plan de salle. Telle table pour les flambeurs, tel recoin pour les couples timides. Des mètres carrés vides et son cerveau part en gestion des flux. Ah la la… Je parie qu’il classe les clients par potentiel de consommation. Bah, oui, forcément, la base du métier…
— Je peux proposer, mais pas sûre qu’ils –
J’ai à peine ouvert la bouche que le matos marketing est déjà en action. Hop, lancement de la pub. Timbre suave, œil qui brille, efficacité redoutable.
— Je vous invite à rejoindre la mezzanine à l’étage : vue panoramique sur la piste, ambiance feutrée, confort optimal, service dédié. C’est cosy, calme, le meilleur spot pour profiter pleinement et l’endroit parfait pour trinquer comme il se doit à notre chère Victoria.
Ah oui, quand il veut vendre, il sait y faire…
James ne se fait pas prier pour intervenir :
— Non, ça ira.
Aïe. On va devoir y aller en douceur.
— Ne vous fiez pas à l’air bougon de mon frère : il fait son ours mal léché depuis des semaines. Moi, je valide à cent pour cent.
Effectivement, l’engouement n’est pas au rendez-vous. Pas besoin de parler James couramment pour traduire son langage corporel. Je capte tout de suite le froncement de sourcils dudit grognon, sa mâchoire contractée, son immobilité têtue… l’attitude du mec pas prêt de coopérer, en somme. Sa machine cognitive tourne à plein régime, à compiler les alibis du statu quo « piège à conversation » ; « piège à émotions » ; « piège tout court »... Il sent que là-haut, il devra papoter, expliquer, se livrer.
Ah… Quand il fait le mur, c’est pas pour la déco. Je le savais intense, joueur, sensible.... mais boudeur ? Première apparition au catalogue. Si je veux qu’il monte, va falloir actionner les bons leviers de la persuasion.
Je me hisse vers lui en m’appuyant sur son bras :
— En haut, il y aura moins de monde, plus d’espace pour danser… plus d’intimité. Et accessoirement, mes invités ne m’ont pas vue depuis une éternité. J’ai un anniversaire à honorer, quand même, et là, je frôle l’abandon de poste.
Son regard glisse un instant sur ma bouche, revient à mes yeux. James hésite, puis concède :
— OK… si ça te fait plaisir.
— Super, allons-y ! intervient Isla, déjà en mouvement.
Elle a une oreille bionique ou quoi ? À croire qu’elle est branchée en Bluetooth sur son frère.
Sans perdre une seconde, Isla tend son cocktail à Antoine avec le sérieux d’un transfert diplomatique.
— Antoine, on monte. Occupe-toi des boissons, je m’occupe de nos affaires.
Elle récupère sa pochette sur la banquette, attrape au vol le paquet de cigarettes qui flambe sur la table, puis pousse son homme vers l’avant d’une main experte, façon hôtesse de l’air en mission.
Ne reste plus que nous trois. Un triangle… Mon Dieu, pas ce genre de géométrie ce soir. Je sens leurs présences. À ma droite, la colère que je veux désamorcer. À ma gauche, la loyauté que je ne peux pas trahir. Un qui me connaît trop, l’autre qui me touche trop. Je supplierais presque l’univers d’envoyer Leslie à la rescousse, auréolée de glam et d’aplomb. Elle seule a le pouvoir de vampiriser l’esprit de Mati et de détourner son radar de moi. Sérieusement, hein, elle entre, il bugue, vous verrez.
En fait, j’avais pas signé pour le retour de James tout court… Avec deux ou trois shots de plus dans l’estomac, j’aurais bêtement consenti à un plan minable dans les toilettes. Lubrifié par l’alcool, mu par le vide. Cul nu entre deux lavabos, applaudie par le distributeur automatique de préservatifs. Triste, mais plausible. L’erreur classique même : une pulsion à la con, un dérapage stratosphérique, un gouffre de regret, bien large, bien profond et… la honte au réveil. En vrai, ça ne m’est jamais arrivé. Prions pour que ça reste dans le domaine de la fiction. Dans le meilleur des cas, mon postérieur aurait fini sur le bureau du grand manitou, avec lui dans le rôle principal. Ma méthode éprouvée pour éteindre James à coups de saturation charnelle.
Comment on fait pour oublier un homme qui se tient là, tangible, aussi solide et oppressant qu’un coup de poing dans le sternum ? Autant tenter de désapprendre un réflexe. Même avec assistance psychologique et exorcisme à l’appui : mission impossible. James existe, je vacille. Ce foutu homme a l’odeur de mes nuits blanches et la chaleur de mes erreurs préférées. Quand il m'embrasse, je me dissous. Rien que là, avec son air bourru sorti d’une caverne du Neolitique, il fout le feu à mes circuits. Un truc primaire. Il y a le rationnel et le chimique. Tant que cet homme est dans les parages, mon corps ne répond qu’à lui… Un frisson, un souvenir, une synapse, et bam : lui. Je ne peux pas recalibrer mon désir : il est son satellite. Pas besoin de ses bras autour de moi pour me sentir piégée d'ailleurs. Justement, ses bras me manquent…
Alors que Mati met les voiles à son tour, après un coup de tête entendu, James enclenche le mouvement derrière lui, sa main dans la mienne. Je resserre ma poigne et plante mes talons. Il s’arrête, fait volte-face.
Sourcils froncés, il me dévisage. Moi, je soutiens le regard, lève le menton, me plaque à lui. Un geste. Une tension sur son épaule. Qu’il devine. Qu’il vienne. Oh, il n’est bête ce garçon… Sa bouche me capture dans la seconde. Tout est là : l’électricité, la chaleur, l’accord parfait. Quand il se redresse, je garde nos doigts soudés, esquisse un sourire, et reprends la marche. Il me suit. Évidemment.
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