9.1 * JAMES * IKEA EMOTIONNEL

9 minutes de lecture

J.L.C


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30.10.22

02 : 50


♪♫ ??? — ??? ♪♫




Nom de Dieu. Je vais devoir retenir cet annuaire humain dans ma boîte crânienne saturée ? Trop d’infos, trop vite : la migraine pointe déjà. J’ai jamais été fichu de mémoriser plus de trois identités d'affilée, et là, y en a plus d'une dizaine. Une vraie parade. Trop pour moi. Les prénoms, pas mon truc, j'y suis neurologiquement réfractaire. Faudra pas m’en vouloir si j'improvise un « hé, toi, là ».

Lauriane, sa cousine — ou alors elle a un clone, c’est plus simple — entretient la conversation. Quelques questions, anodines en surface, pour tâter le terrain, je suppose. Je joue le jeu, réflexe social conditionné. Elle me fait remarquer mon accent, me balance que mon français est excellent. Pas la première fois qu’on me sort ça, et pas totalement immérité. J’ai passé une année en internat en Normandie avec Izy. J’en garde un goût de pluie, de pierres froides et de promesses murmurées dans une langue étrangère devenue mienne. J’y ai croisé une version de moi que j’aurais aimé préserver aussi — ce môme ambitieux, studieux, bardé d’insolence, prêt à croquer le monde à pleines dents. Jusqu’à ce que la vie m’enfonce un pieu existentiel en pleine poitrine et qu’il ne reste plus rien de l'abruti heureux des débuts. Depuis, je m'use en négatif. L'insouciance, la joie, le bonheur n'ont jamais les épaules pour durer.

La cousine m'enrobe de sourires polis, peut-être un peu trop. Moi, je décroche dès que mon regard se recale sur Victoria. La ressemblance est flagrante, à se demander si elles ne sont pas jumelles. Ça sent le partage de gènes en mode « faites tourner les bons ».

Forcément, Victoria est bien plus belle. Pas que je sois objectif. Ceci dit, j’ai raison. Plus grande, plus pleine, plus renversante — elle incarne la démesure sensuelle et se suffit à elle-même pour court-circuiter mon calme. J’en perds l’air. J’en perds la tête. Une claque visuelle à chaque œillade et une hyperventilation d'envie.

Cette fille ressuscite en moi une rythmique oubliée, une pulsation que j'avais reléguée au silence depuis des lustres. Je détourne les yeux. Pas par désintérêt — faut pas déconner — mais parce que ça devient trop. Trop intense, trop vivant, trop elle. OK, Cupidon, t'as fait ton taf, remballe ton arc, le tir est net, la flèche logée, inutile d'insister. On a beau vouloir bétonner la posture du mec solide, certains regards te pulvérisent la façade en deux secondes.

Dire qu'à deux battements près, j'ai failli ne jamais revoir son sourire, ne jamais la toucher, l'entendre rire contre ma clavicule ou soupirer dans son sommeil... Un gâchis cosmique évité de justesse.

Nouveau tissu. Nouveau sortilège. Crescendo aphrodisiaque, surtout. Victoria tente l’homicide par séduction visiblement. Mon palpitant se désintègre par overdose de désir. Avant, c’était ce petit mouchoir bleu en satin, court, trop court, à la limite de la nuisette, qui s’enroulait à ses courbes comme une gourmandise glissante. Un habillage pour la forme, un sous-texte limpide pour les crétins tels que moi. Le message claironnait « touche-moi ». En lettres néons. J’ai été un lecteur docile.

Et là… là, elle a enfilé une robe blanche. Une ruse de tueuse à gages. Plus moulante que le péché lui-même, plus élégante, presque cérémoniale — la pureté brandie pour venir bénir ma luxure. Putain, jamais elle ne m’a autant flanqué à genoux que ce soir — et pourtant, j’ai vu ses monts et merveilles. Nue, c'est de la triche ou de la magie noire : l'air lui-même bave puisque Madame joue en mode légendaire. À chaque fois, je suis mort deux fois et demie…

Si, j'ai plus sexy en mémoire : le jour où elle a déambulé dans son salon avec ma chemise en guise de manifeste érotique. Ça, c’était foutrement bandant. Une montée d’adrénaline bien trop lucide. Y a des visions qui se gravent façon tatouages mentaux au laser. Celle-là, c’est une toile de maître dans la galerie de mes obsessions. Je l’ai prise dans l'instant sur le canapé. La chemise est restée drapée sur son corps à titre de témoin suprême. Dans ce genre de moment, la patience crève la dalle et agonise sur place. Un peu comme... maintenant.

Vierge en apparence, nue en vérité : là-dessous, que dalle. Je le sais, la pièce à conviction végète au fond de ma poche, toute chiffonnée, toute moite. D’ailleurs, mes doigts sont plongés dedans — posture nonchalante oblige. Hyper dangereux, ce truc… et je me retrouve, en mode balle anti-stress, à tripoter un fétiche porno par procuration. À force, je parie que cette culotte va passer plus de temps planquée dans mon pantalon plutôt que dans sa propre commode.

Le décolleté, on en parle ? Ni profond, ni vulgaire, mais putain… cette robe flirte avec le bord du scandale, à deux doigts de me faire un clin d’œil. Si elle respire trop fort, son sein jaillit hors cadre, voilà ce que mon cerveau me rabâche en boucle… Pas la peine d’insister, j’ai pigé : elle veut me brûler les rétines au napalm de sa silhouette. Mon souffle s’emmêle, mes pupilles se mutinent, et tout mon corps devient un épicentre névralgique. Et si mon regard la dévore, les autres salivent aussi. Ils la voient. Ils la matent. Ils la convoitent. Surtout l’autre abruti…

Le roi du coin s’est barré. Tant mieux, je commençais à avoir une crampe neuronale. Il était à un haussement de sourcil de finir avec mon poing tamponné sur le sternum. Ses mains baladeuses, ses sourires complices, ses chuchotements de crevard — il se prend pour qui, ce mec ? C’est pas personnel… enfin si, carrément. Peut-être qu’il a fait un truc. Un truc qui va me foutre en l’air. Un petit impact. Genre astéroïde ou microtrauma nucléaire. Un détail sans importance : elle, lui, ensemble. Nus. Voilà. Trois secondes de pellicule mentale et c’est Hiroshima dans ma tête. Putain, elle me laboure le cortex, cette image, m’éclate les tripes. J’ai beau l’envoyer bouler, elle revient constamment, aussi noire que la nuit. Toxique. Poisseuse. Indélébile.

Je lutte pour rester debout, droit, présentable — mais tout en moi hurle son nom en sourdine. Caméléon dans l’âme, je sais m’adapter, me transfigurer, glisser sans faire de vagues ou, au contraire, m’imposer sur le devant de la scène sans foi ni loi. La sociabilité, je connais : j’ai hérité de la compétence à force de rôles incessants jetés au travers de ma vie. Malgré tout, je ne suis pas qu’un masque ambulant. J’ai aussi appris à reconnaître les rares instants où je peux être vrai, nu, sans filtre — quand la sincérité n’est pas un pari instable, mais une force tranquille.

Certains silences m’autorisent la franchise, certains regards complices me permettent de me dépouiller de mes peurs. Ce soir, ce n’est pas l’arrière-plan qui m’étouffe, plutôt l’enjeu brûlant tapi dans l’instant. Je ne rencontre pas un cercle d’égarés, je me tiens face à ceux qui gravitent autour de la femme que je voudrais garder à jamais. Je dois leur plaire, gagner leur faveur, leur estime. Ça me fout la pression, plus que tout. Et j’ai aucune soupape. Rien pour évacuer. Sauf elle.

Absorbée, quoique toujours éblouissante, Victoria est maintenant en plein conciliabule avec Nina, l’une de ses meilleures amies. Avec un peu de bol, elle me couvre d’éloges. Ouais, dans tes rêves, James…

Leslie, la brune incendiaire, vient de filer en trombe — aucune idée du pourquoi. Elle s’est barrée dans la même direction que Monsieur Parfait — son bureau. Je fais tapisserie en attendant que Vi se libère. En vrai, je compte les secondes. Si j’étais un meuble, je serais une table basse : inutile et au milieu.

Izy et Antoine ont pris leurs marques, fait connaissance et apprivoisé les invités de Victoria avec naturel. À présent, ils dansent, enlacés contre la rambarde, les yeux sur la fosse en contrebas, dans leur bulle douce et amoureuse.

J’suis pas prêt à jouer les mondains, le mec cool pas du tout à côté de ses pompes. Cette salve d’émotions me gifle en pleine gueule et me permet à peine de respirer correctement. Mes neurones font du pogo dans ma tête, mes épaules, solidaires de ma cervelle en surchauffe, se nouent. Contaminés par la pression, tous mes muscles sont aussi à cran que mon crâne. J’ai envie de craquer, de boire — une vraie dose pas la bière que j’ai sifflée en trois gorgées — pour calmer ce foutoir. Parce qu’il y a Victoria. Avec tout ce qu’elle réveille en moi : un feu qui lèche mes nerfs, cette jalousie carnassière, l’espoir dément d’un nous face à une trouille organique de tout perdre, de faillir, de la voir s’envoler… Et en sous-couche bien tassée, mon bordel intime, déjà bien en pagaille, menace d’imploser. On dirait un Ikea émotionnel : des pièces en trop, rien qui tient droit, et une notice portée disparue.

De l’extérieur, je donne le change. J’ai roulé ma bosse dans pas mal de milieux, des plus huppés aux caniveaux dorés. J’ai traversé des cauchemars festifs qui feraient pâlir Victoria. Une garden party chez un baron cocaïné, par exemple, où j’ai survécu à sa femme, sa fille, et son lama apprivoisé. J’ai plié sous les assauts de la première, évité de peu les griffes de la seconde, et le troisième… like toujours mes stories…

Voir des aristos sniffer sur des tableaux de maitres ? Vécu. Une orgie déguisée en vente aux enchères ? Coché dans mon CV de déglingué. Et ce lit rococo, satin rouge, héritière perchée sur mes côtes à laper du caviar sur mon nombril pendant que ma copine se faisait démonter par un figurant surmonté de cornes de bouc ? Rayé dans ma liste noire de libertinage à vomir.

Nom de dieu… Qu’est-ce que je fous là, à rêver d’une femme comme Victoria ? J’ai fricoté avec l’enfer, et je lorgne un paradis indemne de cicatrices. Elle est la lumière. Moi, l’interrupteur défectueux. Elle ferait mieux de prendre ses jambes à son cou, et vite…

Au lieu de ça, elle m’arrose de sourires, m’effleure le bras, m’annonce au creux de l’oreille qu’elle revient tout de suite. Mes yeux restent accrochés à sa fuite légère, flanquée de sa cousine, disparaissant dans le flot des invités en direction des toilettes.

Alors j’affiche une mine tranquille, simule l’attention, ponctue mes silences d’acquiescements étudiés, griffonne mentalement prénoms et anecdotes. Sauf que ça frappe fort, dans ma tête. Comme un marteau qui veut sculpter un crâne trop plein. L’envie de tout larguer me dévore : fuir avec elle vers un lieu plus intime, une retraite loin de la fête, du vacarme, des lasers en transe, des regards suspicieux. Mais je ne peux pas. C’est son anniversaire. Je lui dois ça.

Elle a l’air heureuse, entourée de tout son petit clan. Il y a les meilleures amies, les potes d’enfance, les collègues de boulot, les pièces rapportées. Une joyeuse bande. Elle rit, elle sourit, elle déborde. Exceptionnelle. Elle s’impose comme un hymne à la vie, insoumise et conquérante. Elle est mon rêve clandestin, un mirage auquel mon âme désire se greffer plus que tout. Pour survivre.

Je ne la mérite pas. Un type tel que moi n’est pas censé gagner le jackpot à ce jeu-là, pas avec les bagages lourds que je trimballe — le fardeau des nuits blanches, les erreurs à répétition, les spectres de la honte, du remords, de la culpabilité qui hantent chacun de mes pas. Celui que j’étais avant, à son âge, lui, il aurait pu être son monde. Il portait cette spontanéité brute, cette étincelle fougueuse qui attire, le genre de folie douce capable de la faire vibrer, de la combler, de lui promettre des éternels juillets. Hélas, ce gars-là s’est paumé en chemin, carbonisé dans des excès et des cendres. Aujourd’hui, je traîne la silhouette fanée de cet homme, un rescapé aux mains quasi vides, hormis les ruines d’un amour impossible.

Ce James d’avant, perdu dans le temps, me fait cruellement défaut désormais. L’été dernier, j’ai croisé son reflet dans l’étreinte de Victoria. Pourtant, cette vérité fragile, ce souffle d’authenticité, reste en équilibre précaire. Ce soir, au milieu de cette foule et de ses éclats, je plaque ma cuirasse, repousse le désordre intime, et joue la pièce. Pour combien de temps encore ?

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