9.3 * JAMES * TRIBUNAL ET COUPS DE GRIFFES
J.L.C
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30.10.22
03 : 00
♪♫ ??? — ??? ♪♫
Je traîne près de la desserte à alcool, en quête d’un geste pour pacifier la tempête. Je ne vise pas l’ivresse, juste un shot furtif pour mater ce boxon dans ma tête et un rince-gorge pour ma trachée contractée. Verre attrapé, bouteille ouverte, un doigt de ce fameux Lagavulin tourbé. Une simple lichette d’eau aurait fait le job, en théorie. Mais non. Il me faut un liquide un peu plus… dense. Qui pèse. Qui allume le thorax et agrafe ma conscience ici et maintenant. Brillant, champion ! Noyer les neurones pour ranger l'entrepôt mental — philosophie de pochtron inspiré.
Victoria doit arrêter de me chauffer comme ça, sérieux. Qu’un fond de lucidité surnage encore dans ce bouillon de désir tient du prodige. Ma raison fait la planche sur un océan de rébellion lubrique : j’ai envie d’elle à en crever. Et elle le sait. Elle a sorti les griffes, le parfum, la robe étouffe-foi — l’artillerie lourde. Je paye cash, souffle après souffle.
La voir, la sentir, la toucher, l’embrasser… un paradis à portée de peau. Me perdre en elle, en revanche, me fondre dans ses profondeurs, ne faire plus qu’un : big‑bang tissulaire annoncé, cœur inversé, noyau flamboyant. Et pourtant, je l’ai rembarrée. Par peur de tout cramer trop vite, sous prétexte de « propreté » morale. Depuis, chaque fois qu’elle flotte dans mon atmosphère, le fauve intérieur tressaille. Les prédateurs des docus animaliers paraissent domestiques en comparaison. Aucun contact nécessaire en plus : son sourire suffit, son regard suffit, pour que j’aie envie de la plaquer contre le premier mur potable et de la dévorer toute crue.
Ma langue mendie déjà d’aller explorer là où mes doigts, plus tôt, ont balisé sa soie humide — ce territoire battant que je connais par cœur. Obsession ? Appelez ça comme vous voulez. Mais c’est la seule prière que mon être répète jusqu’à la transe.
Puisque j’ai rien de plus noble à faire, je prends le temps de savourer mon whisky. J’observe la robe couleur vieil or, hume les volutes : tourbe, fumée dense, embruns iodés et cuir tanné se mélangent au nez, tel un feu de cabane au bord de l’océan. Une gorgée. L’attaque est ample, saturée d’algues, de sel, de fruits secs, style prune ou abricot rôti. Puis viennent les épices : filet de réglisse, un soupçon de vanille, l’amertume franche d’un chocolat noir. Et ça s’éternise. Une trace marine, poivrée, encore ce goût de braise.
C’est là que Leslie sinvite, version gros calibre.
Même démarche souple, même robe pomme qui accroche la lumière comme si elle dansait encore. Sauf que là, plus rien ne danse. Son visage est lisse, zéro pli, zéro faille. Accès verrouillé. Et ses yeux ? Deux silex affûtés. À côté, ceux d’il y a une heure paraissent presque courtois. On dirait qu’elle vient de poignarder quelqu’un hors champ, et qu’elle flotte dans sa bulle post-crime. Où est le couteau dégoulinant ?
Elle s’approche. Pas un mot. Un shot de tequila. Cul sec. Elle l’expédie dans sa gorge façon routine d'initiée. Je réplique ? Porte un toast ? Cours ? Quel est le protocole ? Réponse A : je plaisante. Réponse B : je m’excuse d’avance. Réponse C : lever les voiles ni vu ni connu. Le doute me colle au palais.
Tornade repose le verre d’un geste cassant, puis fixe ses billes dans les miennes. Bang ! Bang ! Deux projectiles dans ma face. C’est pas un regard, c’est une assignation à comparution immédiate : bienvenue dans son tribunal privé. Tu peux entrer, Jamie. Par contre, tu passes par la case interrogatoire. Ah bah super, j’ai gagné un tête-à-tête avec Terminator en robe de satin. Ça pue la partie truquée à plein nez. Rien dans cette scène n’est équitable.
— Tu sais, dans ce genre de soirées, y a toujours des pions qu’on déplace dans l’ombre. Certains ne les voient jamais.
Elle s’exprime en hiéroglyphes ou j'ai râté la dernière MAJ du traducteur humain ?
Je cligne, un brin décontenancé. Recherche de sous-titre lancée. Une panique molle s'installe en douce. Je vais le couper le chauffage histoire qu'elle déballe pas ses cartons.
Je la connais pas cette fille, mais Vi m’avait brossé le portrait à l’époque. Cryptique. Sarcasme. Provoc aussi. Elle attend que je bouge, que je m’inscrive dans son scénario. Elle teste mes nerfs, mon QI ou mes infos. En vrai, quel est le sujet ici ? Moi ? Victoria ? Mati ? Le monde dans sa tête ?
Tant pis, je plonge. Advenienne que pourra. Note mentale post-apocalypse : penser à écrire mes dernières volontés la prochaine fois.
— Tu tournes autour du pot ou tu veux que je tienne la pelle pour creuser ton trou ?
Leslie ricane.
D’un trait, je finis mon scotch, le verre atterrit dans un bruit mat. Le malt trace sa route : ligne droite, pas de frein, plein gaz, direct dans le bide. De quoi faire miroiter à mon cœur qu’il est sous protection rapprochée. Allez, courage. Si j’avais eu un gilet pare-balles, je l’aurais sanglé aussi.
Son sourire là ? Tout sauf angélique. Eh merde, elle va me retourner comme une crêpe.
— Dis-moi, James… qui mène vraiment la partie : les joueurs ou les pièces ?
Je reste coit un instant, pris au dépourvu par la question. Mon cerveau gratte les murs. Puis, sur la pointe des idées, je réponds doucement.
— Je présume que l'enjeu revient à la main qui bouge les pièces… Mais, rien n’interdit aux pièces d'agir de leur propre chef.
Elle incline la tête, et me gratifie d’un hochement pseudo-admiratif, genre « j’applaudirais si j’avais le moindre respect ».
— Tu tiens peut-être le bon fil. Ne te méprends pas pour autant. Les règles… ne sont jamais écrites noir sur blanc. Et, parfois, elles changent quand personne ne regarde…
Et c’est parti pour le numéro de la prof sadique. Manque plus que la tige en métal.
— J'ai jamais survécu plus de cinq tours aux échecs. J’imagine quand même que les choses se corsent si on ne voit pas tout le plateau.
Elle sourit.
— Exact. N’oublie pas ce point. Il pourrait faire la différence entre le roi à sauver et le pion à éjecter…
L'avocate du diable me scrute toujours avec ce regard en biais, moitié moqueur, moitié scanner à rayons X. Si sa vision perce aussi net dans mon palmarès sentimental que dans mes traits, je peux creuser ma tombe direct.
Je fais genre ne pas être en plein entretien de sécurité émotionnelle niveau nucléaire, soumis à une fouille psychique à cœur ouvert. Trois questions de plus et je vais plaider coupable de délits inexistants. Et pourtant, mon casier réel n'est plus vierge depuis perpète.
— Bon, s’exclame-t-elle tout à coup. Va falloir que tu m’éclaires deux-trois lanternes, mon grand.
Est-ce le bon moment pour prétexter une urgence fictive ou j'attends la lecture de mes droits ?
Je dégaine un sourcil ironique. Mon arme la plus effilée, pour le moment.
— Ah oui ? Et j’ai le droit à un avocat ou tu vas m’attacher à une chaise ?
James, t’es juridiquement dans son collimateur, franchi pas la ligne rouge. Un mot de traviole et merci le bracelet électronique du cœur. Et elle sourit encore, la garce, comme si elle venait d’acheter le brevet de la vérité. Ma chargée d'examen surprise a la mèche, l'allumette et l'air de quelqu'un qui va apprécier le feu d'artifice.
— Trop tard pour ça, t’es déjà dans la pièce sans fenêtre. T’inquiètes, pas besoin de projecteurs, je vois dans le noir.
Elle marque une pause. Puis, avec le naturel des professionnels de la mise à nu :
— Allez, première : tu te décrirais plutôt montagne, mer ou désert ?
— C’est une devinette ou une rubrique de Cosmo ?
— Détrompe-toi, c’est très officiel. Un rapport non sollicité par ma fac, quoique hautement vital pour la science : j’évalue les tendances géographiques migratoires des spécimens mâles en perdition sentimentale.
Je croyais avoir tout vu en matière d’introspection forcée. Et puis Leslie a upgradé le niveau de menace, édition doctorante.
— Charmant. Bon, bah… mer.
Et j’ai horreur qu’on me prenne pour une piscine municipale. Je flotte. Je coule. Je ressors parfois. Profondeur variable selon mon degré de toxicité dans le sang…
Elle fait mine de cogiter, façon étudiante modèle qui note des diagnostics imaginaires. Sauf que je sens bien qu’elle savoure surtout sa mise en scène.
— Classique. Ceci dit, vous matchez. Deuxième : t’es du genre à te battre ou à cavaler ?
— Pour fuir quoi ? Une engueulade ou une météorite ?
— Mais encore…
Euh…
— Je sais pas… ça varie en fonction du monstre au bout du couloir. Je choisis selon le calibre de la menace.
— Mauvaise pioche. Je veux du tranché. Noir ou blanc. Le gris, réserve-le aux dimanches et aux déjeuners chez les beaux-parents.
Je ris, un peu jaune.
— Alors je me bats. Mais… seulement si l'effort vaut les bleus.
— Hm. Réponse nuancée. T’as de la bouteille ou t’as pris quelques claques ?
— J’ai trinqué et j’ai mangé des murs.
L’un n’allait pas sans l’autre. Sans oublier le supplément maison : petit coup de poignard dans le dos, histoire de bien compléter la formation.
Leslie se décale pour se poser contre la rambarde, coudes en arrière. Contrôle apparent sous détente affichée.
— OK. Une autre. Quand ça pète, tu rafistoles les morceaux ou tu bazardes les débris ?
Ouch… Touché. Bien placé. Du sur mesure pour me renvoyer dans les cordes.
— J’essaie de réparer. Mais tout dépend du fil rompu. Et du pourquoi.
Et parfois, tu mets trois mois à piger que t’étais déjà en train de lâcher avant même que ça craque…
— Bien, répond-elle. Attention quand même à ne pas confondre fissure et fracture. Faut savoir admettre quand ça a cassé pour de bon.
— Je sais. Ça vaut le coup d’essayer, non ? Au moins une fois.
Pour Vi, je tenterai le tout pour le tout.
— J’ose espérer que tu n’es pas en train de me faire passer un entretien pour fréquenter ta meilleure amie.
— Oh non, souffle-t-elle, faussement choquée. Tu n’es qu’une nuance dans ma fresque mentale. Observation libre. Y en a un autre dans ton genre qui rôde. J’étudie les variantes de testostérone en milieu stimulant, les essais de domination territoriale, les dynamiques de projection, les patterns défensifs, ce genre de truc. Considère-toi comme un échantillon statistique.
Nom de dieu… Respire, mec. Elle vient de me classer rat de laboratoire. Je sens déjà les électrodes.
Elle est où Victoria, putain ? Si sa pote continue, je vais finir en position fœtale sous la table, test de Rorschach entre les dents. Salve à venir : elle me demande de dessiner ma mère avec un stylo Bic.
Je souris. Aller, on y retourne. J’ai pigé le principe maintenant. Surface anodine. Fond qui pique.
— Tu pardonnes facilement ou tu prends des notes ?
— Tu veux dire : est-ce que je mâche longtemps l’amertume ?
Elle a pas idée…
— Je veux dire : est-ce que tu ranges dans un tiroir ou est-ce que tu rédiges la liste de courses pour la prochaine dispute ?
Elle score un point. Moins évidente, cette embuscade-là.
— Disons que je concède… mais j’ai pas encore trouvé le bon bouton pour tout effacer. Certains… trucs résistent, même quand t’as envie d’avancer.
Cette fois, Leslie garde le silence une seconde de trop.
— Voilà une réponse honnête. Je déteste les gens qui balancent « je pardonne et j’oublie ». L’amnésie émotionnelle, c’est soit un superpouvoir, soit une pathologie dissociative.
Verdict sans appel : foutu. J’ai la mémoire d’un éléphant. On pourrait me remettre une carte de fidélité du club des rancuniers.
— Par contre… j’espère que tu mesures ce qu’implique ce genre de principes. Le pardon se joue à deux et il s’amorce en nous d’abord. Reste à voir si tu sauras faire preuve de la même magnanimité et indulgence… si jamais les rôles s’inversent et que la douleur change de camp.
La meilleure amie vient de me lâcher une bombe. Son allusion me cisaille la trachée. Victoria… Qu’est-ce que je suis censé lui pardonner, au juste ? Elle aurait déjà fait son deuil ? Tourné la page ? C’est pour ça qu’elle veut à tout prix qu’on baise ? Parce que je suis juste son plan cul ? Bordel, j’ai une cargaison entière de fautes à liquider, une ardoise pleine à craquer de regrets. Faut-il que je m’enrôle pour la même putain de tragédie ?
Mes molaires font bloc pour expulser ces idées sournoises. Plus simple à dire qu’à exécuter, putain ! C’est quoi ce foutu cryptogramme, Leslie ? Que sait-elle que je devrais savoir ? Victoria a jeté son dévolu ailleurs ? Sur Mati ? Ce connard arrogant, emballé dans sa perfection apparente, le genre qu’on maudit en silence, conscient qu’on ne pourra jamais rivaliser à armes égales ?! Je vais devoir lutter pour un trône déserté ? Hors de question de partir à l’assaut d’un cœur déjà exproprié !
Mais, non ! Non, non, non. Je refuse catégoriquement de la laisser glisser entre mes doigts. Pourtant, si elle hésite, si elle lorgne d’autres rivages… je me casse. Impossible de rester avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle m’appartient, corps et âme, ou elle n’est rien.
Eh merde… est-ce que je le pense vraiment ? Suis-je prêt à renoncer à elle ? À nous ? Vivre sans elle revient à m'éteindre, centimètre par centimètre, et à me vautrer dans la came, dans le foutre, dans une existence dénuée de sens sans axe ni feu — la pire des déchéances, celle qui détruit jusqu’au reflet dans le miroir.
Putain de bordel de merde, pourquoi j’y crois ? Pourquoi j’espère ?
Je devine l’attention inquisitrice de Leslie sur moi. Faut redresser mes défenses fissa. Je pince les lèvres, redresse la nuque, repousse les démons embusqués au fond de mon crâne. Je veux pas lui offrir la moindre faille à exploiter. Manquerait plus qu’elle vienne nous balancer un stock de manches à balai dans les roues.
— Tu fais toujours passer des tests de personnalité aux mecs qui regardent Victoria trop longtemps ?
Elle ne répond pas tout de suite. Sans se presser, elle délaisse la rambarde, se sert un nouveau shot, le fait. Puis :
— Qui, moi ? Mais, non, détends-toi. Je te l’ai déjà expliqué : simple recherche empirique sur les comportements sociaux. Pas la chasse aux sorcières.
Ouais, à d’autres.
Elle gobe sa tequila et glisse vers moi. Un souffle oriental m’effleure. Sa paume s’attarde sur mon biceps, puis elle se hisse jusqu’à mon oreille.
— Ou alors… uniquement à ceux qui la matent comme si elle était le seau d’eau qui pourrait les sauver du brasier.
Un pas en arrière. Discours bouclé. Clin d’œil.
— Bon, trêve de bavardages : où est passée la star de la soirée ?
— Aux toilettes, il me semble.
— Ah, elle est partie se pomponner, hein ? Pas bête. Je sais pas ce que tu lui as fait là-haut, mais un changement de robe ? Carrément ? T’as quel genre de griffes, au juste ? Ou des crocs, peut-être ?
Son bout de tissu est intact, pas une déchirure, pas un fil tiré. Il a eu de la chance, en vrai. Une ruade d'adrénaline me traverse la colonne, vive et sauvage, à la simple évocation. Saleté de désir qui brûle sans prévenir ! Mes pensées s’envolent déjà que Tornade me rappelle à l’ordre.
— Tiens, au fait, t’es plus du style à rugir… ou à serrer les dents ?
Je cligne des paupières. Avant que je puisse répondre, elle s’éloigne, son rire en traînée de poudre.
— Pour les discussions tendues, évidemment, enchaîne-t-elle par-dessus l’épaule, toute en innocence feinte.
Putain de face-à-face ! J’ai mal aux muscles, mais j’ai pas plié… enfin, je crois. Mais ça m’a coûté. Je sens encore ses yeux incrustés sour mon épiderme, pointé droit vers mes intentions… et mes hésitations. Cette fille m’a touillé les tripes au shaker sans couvercle : pouls en rafale, mâchoire en béton, toute la carcasse vibrante. Et dans ma caboche ? Un comité de corneilles qui tournoient, croassent et refusent de se taire. C’est pas terminé. Je suis sonné, mais debout. Le reste de la soirée ? Un bal de barbelés. D’abord, la cousine, maintenant Leslie. Elles veillent toutes sur elle, prêtes à me sauter à la gorge, à la défendre. Je me suis glissé au milieu d’un nid de guêpes, ça va piquer.
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