10.1 * JAMES * UN APERÇU
J.L.C
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30.10.22
03 : 30
♪♫ RIDE THE STORM — GOLDFORD ♪♫
Elle revient. Pas en marchant, non. En lévitation. En électrisant l’air autour d’elle. Un halo de foutoir parfait. Elle est magnifique. Mais genre insolente, cosmique. Son regard me cueille. Son sourire m’ouvre en deux, proprement. Son allure… Seigneur… J’étais censé garder la face ? C’est mort, enterré, requiem lancé.
Lorsqu’elle se hisse jusqu’à moi, bras en grappe autour de ma nuque, bouche greffée à la mienne, le monde fait un arrêt cardiaque. Tout éclate. À l’intérieur, un feu d’artifice en espace confiné. Je vibre au ralenti, ramollis comme un métal chauffé, bascule hors de mon axe. Carte mère pulvérisée.
Elle est tout. Là. Maintenant. À moi. Pour l’instant. Et c’est déjà trop.
La musique s’immisce entre nous, remixe le tempo de nos battements, nous rapproche. Ses gestes deviennent une langue à part, tribale et organique. Ses hanches nous guident, son bassin s’arc-boute. Chaque frottement allume une étincelle.
Victoria se lâche, se cambre, m’envoûte, m’enseigne la fièvre. Le contact me court-circuite littéralement. Son corps, accro plaqué au mien, fluide et ardent, interprète une chorégraphie classée opéra sauvage. À ce rythme-là, mon cœur — et pas que — va imploser. Mes mains dérapent, balbutient, puis trouvent. Je ne sais plus où finit sa peau, où démarre la mienne. Fusion d’ombres et de lumières. Un précipice. Un vertige.
Un baiser. Mielleux. Féroce. Narquois. Vorace. Les quatre à la fois. En vérité, aucun mot ne mord suffisamment pour le décrire. Mais mon cerveau, liquéfié au bain-marie du désir, n'est plus bon qu'à écumer des voyelles et éructer des soupirs. Faudrait tordre l'alphabet, inventer la syntaxe des incendies heureux, la grammaire du chaos délicieux. Merci Dieu des Décibels de couvrir les bruits ambiants, sinon on entendrait à quel point j’ai envie d’elle jusque dans mes cordes vocales. Putain, je viens de gémir avec l'intensité d'un ado qui découvre le sexe pour la première fois… Tragique.
Autour, l’euphorie règne. Ses amis braillent, exultent, chantent, titubent dans leur joie. L’instant bourdonne de vie. Elle trinque avec eux, avec Isla, Antoine, moi. Elle scintille. Cascade blonde relevée, joues roses, iris forgés dans l'or liquide d'un crépuscule, elle me souffle à l’oreille :
— Retiens-moi.
Je ne referme pas la cage. Elle a besoin de liberté, de respirer, de folie et d’ivresse. Et c’est comme ça qu’elle est belle.
Et moi ? Vous voyez la scène de Inception, quand la ville se plie, se déchire, éclate en une cascade chaotique ? Bah voilà. Moi. D’ordinaire, j'ai mes lignes, mes contours. Je suis carré. Avec elle ? Je perds toute forme puis je me réassemble. Plus présent que jamais. Plus vrai aussi. Vulnérable. Vivant. Ça ressemble à ça, un commencement ? Une mue dans le cœur ?
— Victoria !
Sa pote Leslie l’interpelle, téléphone brandit façon arme de distraction. L’objectif nous vise en pleine face. Super. Je vais finir star d'un TikTok ethylique.
— T’as oublié ton gage !
Vi explose de rire, demi-tour de ballerine, déhanchement ravageur. Elle réclame un verre. Andrès lui tend un shot calibré à la seconde. Tequila, évidemment. Rituel d’anniversaire.
Elle lève son sésame en l’air.
— Skål !
Puis elle le descend, cul sec, sans l’ombre d’une grimace. Elle picole avec style, cette fille.
Skål ? Elle va m’épeler mes failles en norvégien, maintenant ? Encore une langue où elle me réduit à l’état de larve consentante. Même ses toasts sont aphrodisiaques, bordel.
Avant que mes neurones se rétablissent, elle fait volte-face, me fonce droit dessus, me chope par le col d’une poigne très… griffes et m’embrasse. Une vraie déflagration. Je cligne des yeux, et bam : tornade sur mes lèvres.
— Pour la postérité ! crie Leslie, hilare derrière son écran.
Flash. Rires. Et elle reste là, à chatouiller ma bouche du bout de la sienne, comme si la planète entière avait cliqué sur «Fermer toutes les fenêtres ». Qu’ils filment. Je m'en cogne. Je suis ailleurs. Quelque part sous sa peau de nacre. Dans une dimension parallèle, moite, sucrée, hors réseau.
Elle se détache. Juste ce qu’il faut. Un filet d’oxygène passe, discret, et mes poumons l’aspirent en mode urgence. Mon cœur, lui, n’a toujours pas redémarré.
Je la cale dans le creux de mon corps. Une paume ancrée à sa nuque moite, l’autre dans la cambrure de ses reins. Front contre front, on respire le même vertige.
— C’était quoi, ça ?
Ma voix se perd en route, mâchée par trop de pulsations manquées.
Elle me dévisage, les pupilles brillantes d’un feu tranquille. Son sourire s’étire. Malice douce, chantage en dentelle.
— Un aperçu.
— Un aperçu ?
Répétition débile. Normal. QG aux abonnés absents.
— Mh-hm. Continue de me regarder comme ça et t’auras droit au long-métrage.
Silence. Coup de jus interne. Je crois que mes globes oculaires viennent de rougir. Mes genoux vont demander leur indépendance et ma volonté… l’asile.
Je détourne les yeux. Pas par désintérêt — faut pas déconner — mais ça devient trop. Trop intense, trop vivace, trop elle. OK Cupidon, t’as fait ton taf, remballe ton matos, inutile d’insister : la flèche est dans la cible. Plus net que ça, tu meurs. On a beau bétonner la posture du mec solide, jouer la carte de la virilité, y’a des regards qui te pulvérisent la façade en deux secondes.
Elle se pelotonne dans mes bras, mutine. Ses doigts, d’abord papillons, suivent un chemin secret de mon poignet jusqu’à mon cou. On croirait qu’elle déchiffre un message gravé sous ma peau — ou la chemise. Son sourire tire légèrement sur la gauche, asymétrique. Puis son index monte la garde, posé là, sous mon menton. Me voilà suspendu à sa merci.
— Tic tac. Tic tac.
Chatouillis à l’oreille. Appel aux armes dans le calbut sans autorisation préalable.
— Il me semble que ton heure d’abstinence est écoulée. Monsieur Discipline peut rendre les clés.
Pichenette sur le bout du nez, façon provocation enfantine, sous hormones. Le velours de son timbre se froisse. La bouteille commence son œuvre…
Je fronce les sourcils, pioche ma poker face.
— Tu comptes me traîner en justice ?
Qu’on m’amène un avocat. Ou une cellule insonorisée, avec option « elle dedans ».
— Non… souffle-t-elle en se hissant sur la pointe des pieds. Une épreuve par le feu.
Sa langue. Mon lobe. Frisson. Frisson ? Tu parles ! Plutôt un tremblement de terre.
— T’as dit une heure, continue-t-elle. À notre sortie de la buanderie, on était à soixante-trois minutes pile.
Elle checke sa montre, sans même baisser le menton. Classe inouïe.
— Et maintenant, on flirte gentiment avec les deux heures. Verdict : t’es en dépassement sauvage. Fourrière. Ou amende immédiate. Choisis : ta Bat Mobile ou Catwoman ?
Ouais, bah, ma Catwoman attitrée laisse traîner ses voyelles… Les mots font du patin artistique sur sa langue. En vrai, c'est mignon. Tant qu'elle ne confond pas son fouet imaginaire avec ma ceinture, tout va bien.
Je secoue la tête, silence ricanant au coin des lèvres. Mes doigts se croisent dans son dos, l'attirent d'un cran plus près. A ce stade, elle respire dans ma gorge, prisonnière. Au moins, si elle se le joue Belle au Bois Dormant, elle tombera dans la bonne direction. Direct sur bibi. En plus, si je dois être condamné, autant l'être à bout portant.
— T’as pas honte de harceler un homme sans défense ?
— Niet. Zé-ro.
Un battement de cils. Iris aspirés. Yep. L’alcool resigne son grand retour dans sa circulation.
— J’ai une licence en sadisme tendre, articule-t-elle exagérément.
Oula… Cette lueur dangereuse au fond de ses prunelles… celle qui rature jusqu’à mon prénom et, accessoirement, la moitié de mes fonctions cognitives… Une tuerie. Dans tous les sens du terme. Pour mon bien. Pas le sien.
— Très bien. Si c’est comme ça… on y va. T’as un endroit fétiche ?
Demande on ne peut plus sérieuse. Je suis prêt à m’adapter au terrain. A condition qu'elle ait décuvé. On ne lui dira pas : elle va encore prendre la mouche. Ou me rire à la gueule…
Je me penche à son oreille, voix basse, grinçante de désir, mangée par le grondement de la musique.
— Un mur, peut-être ? Une trappe secrète ? Les toilettes ? … J’ai connu plus noble. Mais j’ai rarement été aussi motivé.
Elle s’apprête à répondre, je lui coupe la parole :
— D’ailleurs, ce détour prolongé tout à l’heure, c’était pourquoi ? Tu montais un plan ? Répétition générale face au miroir ?
Et là, mon imagination fait n’importe quoi ! Je visualise. Mauvaise idée. Ou très bonne, en fait. Nous deux. Nus. La glace nous renvoie cent fois ce jeu dangereux. Son dos arqué, mes doigts glissant le long de sa colonne, ses lèvres mordant mon cou… Une fois, je lui ai fait un suçon. Elle n'avait jamais tenté, m'a regardé avec ses grands yeux sérieux et m'a demandé de lui apprendre. En bon prof rigoureux, je l'ai marqué sur l'omoplate. Elle, forcément, a visé bien plus bas. Pour être précis, à l'endroit exact où j'ai tatoué son initiale… Plus espiègle que studieuse, au fond. Ouais, je sais, rien à voir. Mon cerveau est en mode saut de cabri. Toujours ces détours logiques de haute volée. Je déblatère sur son état à elle, mais vu la gueule de mes pensées, le whisky me tient la main, lui aussi.
Ses joues rosissent en me voyant déglutir. Son rire fuse.
— Tu dérailles.
Et ma muse, ivre de charme…
— Pas du tout. J’anticipe.
Je hausse les épaules, genre blasé. Mensonge évident.
— Faut que je sache où t’as rangé les armes. Pour… euh, raisons de sécurité.
Et parce que mes neurones font un Mikado.
Elle se détourne, parle à mon tympan. Son parfum jasmin-chaos-nuit me ruine les poumons.
— Là où tes mains atterrissent quand tu perds pied, Jamie. Comme sur le rooftop…
Mon cerveau fait une embardée. Mon corps, lui, a déjà répondu. Pas de concertation préparatoire. Je me souviens parfaitement de ce… glissement. La moiteur. La tension. Son souffle coupé. Ses traits crispés de plaisir.
Je lâche un rire nerveux, par réflexe, par défense. On fait comme si j’avais encore le pouvoir, d’accord ?
— Ah. Donc l’arme du crime, c’est… toi. Toute entière. Bien joué.
Elle attrape ma lèvre inférieure entre ses dents, la relâche après une brève pression. Puis recule d’un pas sec, poings sur les hanches. Une vraie menace déguisée en chef-d’œuvre. Létale. À tous les niveaux. Bien sûr, elle vacille un tantinet. Discret. Réel.
— Tu me veux ou tu bluffes ?
Oh, mais un peu que je veux. Je veux à fond. Sans pause ni prudence.
Je fais mine de me rendre.
— Je t’aimais bien, Victoria. Dommage que je doive t’arrêter pour tentative d’homicide… par excitation aggravée.
Elle éclate de rire, bascule la tête en arrière. Dans la pénombre saturée de basses, de lumière, je me dis que rien, vraiment rien, n'égale ce son-là. Même les chérubins ailés doivent l’écouter en cachette, planqués derrière les nuages.
Je tends la main, paume ouverte, sourire en coin.
— Allez, reviens.
Micro-hésitation. Puis ses doigts fins glissent dans ma grosse paluche. Game on. Elle regagne mon royaume.
D’une rotation du poignet, je l’enlace dans notre boucle. Mon torse réceptionne son dos. Ma bouche descend, scelle un baiser à l'aube de son épaule. Sans ses talons — dégagés sans cérémonie dès son retour des toilettes — elle dégringole de dix bons centimètres.
— Je veux encore danser avec toi.
Pas un mot. Juste un soupir d'adhésion. Elle s’abandonne, confiante. Ses mains s’accrochent à mes bras, installées sur son ventre. Sa tête trouve naturellement sa place. Je nous balance avec douceur. Un va-et-vient paisible. Une bulle. Elle s’y coule, respire avec moi. Corps alignés. Accordés. Et au cœur du tumulte, on flotte ensemble.
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