10.3 * JAMES * PIN SYLVESTRE
J.L.C
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30.10.22
03 : 50
♪♫ THE LONELIEST — MANESKIN ♪♫
Les minutes s’émiettent une à une, pareilles à des cendres tièdes. Le temps défile, mais je l’ignore avec la ferveur de l’indifférence. Mati passe. Je ne le calcule pas. Victoria non plus. On a désactivé le décor. Il ne reste qu’elle, moi et un paquet de pulsations par seconde.
Tout mon monde tient désormais dans l’éclat fauve de ses iris, dans ce brasier en équilibre qu’elle insuffle entre deux pas. Que fait une flamme quand elle rencontre un fagot sec ? Elle le consume. Ce soir, je suis bûche. Non, conifère. Disons, carrément une réserve forestière résineuse. Ce feu, je le connais.
Mon arrière-grand-père a bâti son empire entre rondins et copeaux. J’ai grandi parmi les nervures, le crissement des scies, les odeurs de sève coupée et, surtout, les échardes traîtresses. On m’a appris à lire l’essence et les cernes d’un tronc, à palper les nœuds, à deviner son âge, ses failles. Mais… à quoi bon tant de science ? Victoria me déchiffre comme un contreplaqué bon marché. Et pas besoin de me raboter. Trois caresses, deux œillades : elle sait déjà où je risque de plier. Ou de me fendre. Ponce, chanfreine, burine au besoin, qu’importe. Pourvu que ce soit elle qui tienne les outils.
Dans ma famille, il existe une maxime : « Certains arbres couvent de la braise sous l’écorce, dès la racine. Leur destin n’est pas d’édifier, mais de s’embraser ». Ouais, d’accord, je viens d’improviser la deuxième partie. De toute façon, y a toujours une mauvaise graine quelque part, et la mienne est une pyromane cellulaire en puissance. Faut dire que j’aime bien montrer de quel bois je me chauffe, que je mets régulièrement le feu à la baraque — à défaut de le foutre au plancher — qu’avec moi, y a souvent des étincelles… Bref, plus bon à allumer des torches au milieu d’une forêt en pleine canicule qu'à poser des fondations solides. Voilà, c’est acté : je suis un pin sylvestre… Cette essence part en fumée dès que la flamme la touche. Légères et vives, ses fibres ont la fragilité des choses promptes à disparaître. Le chêne sessile, lui, brave les assauts, défiant le temps, endurant les tempêtes. Il flambe avec patience, s’obstine à tenir debout, à mourir à petit feu. Ses cendres sont réputées riches, durables, nourricières. Au bout du compte, il restitue au sol ce qu’il lui a pris et laisse à jamais une empreinte. Tout ça pour dire qu’une fois, gosse, un ouvrier distrait a mal empilé les madriers dans un entrepôt à l’écart. Une étincelle, un reste de clope et boum : apocalyspse version sciure !
Mon meilleur pote, Connor, et moi étions planqués entre les arbres, à jouer aux plus malins, comme d’hab. On a vu les flammes méthodiques, malignes se propager dans la pinède comme si elles savaient où aller. Ça sifflait, ça saignait de résine, ça nous encerclait. Le bois criait sans mots, se brisait en soupirs rauques, s’offrait sans se défendre. Une totale reddition.
J’ai toujours été un satané pin sylvestre, impatient de cramer les étapes. Connor, lui, portait la solidité du chêne dans les os. Enfin, excepté dans le dernier virage.
Ma vie n’a été qu’un carnaval d’incendies fugaces et il a fallu qu’on me replante cent fois en terre déjà. Mes racines n'ont jamais pris. Ce soir, rien ne change. Sous les mains de Victoria, je me consume et je ne résiste pas. Je me donne, fragile et brûlant, à cette flamme confuse et anarchique qu’est l’amour, capable de ruine comme de renaissance. Victoria danse, et moi, je deviens ce bois tendre entre la fracture et la mélodie, à deux doigts de craquer ou de résonner. Une matière hautement combustible prête à se refondre en du neuf. Parce que, cette fois, j’espère repousser en colonne d'écorce blindée, dense et solide. Être chêne. Ne plus tomber à genoux. Ne plus me pourrir les veines. Tenir. Tenir enfin. Pourvu que mon feu intérieur ne morde que mes propres fibres, qu’il ne réduise aucune autre existence en cendres, qu’il l’épargne, elle. Et… pour peu qu’elle sache me sculpter en temple, pas en tombe, me tailler pour m’élever, pas pour m’abattre. Qu’elle ne me transforme pas en vestige calciné, en souche abandonnée, à l’image de ce qu’Amy m’a fait.
Et me revoilà écartelé entre deux orbites ennemies. L’une m’incinère, l’autre me flanque une trouille bleue. Je suis un aimant à dilemmes insolubles, un expert en équilibres… suicidaires.
— Tout va bien ?
Sa voix douce, presque chuchotée s’infiltre par-dessus son épaule collée à mon torse. Je la réceptionne dans mes bras et mon visage s’arme. Je souris. Tout en moi scande « pas vraiment », pendant que mes lèvres récitent la carte du charme, histoire de donner le change.
— C’est pas tous les jours qu’on danse avec une tempête. J’essaie juste de pas te démolir les orteils.
Ou le cœur. Mais bon, gardons ça pour la fin du bal.
— Arrête… Tu maîtrises parfaitement ton corps, James. Danser, surfer, bais… euh, bricoler, lire –
— Et on bouge comment, en lisant ? je rebondis, sceptique.
Bien sûr, je l’ai entendu le mot qui a trébuché. J’ai grillé l’accident avec une précision de sniper. On sent bien que le subconscient a lâché les rênes.
— Pour tourner les pages. Et c’est tout un art, tu sais.
Son regard flirte, doux, malicieux. L’alcool brouille toujours ses — nos — certitudes.
— Pwa, je décroche vite avec les romans à suspense. J’ai du mal à suivre l’intrigue quand l’héroïne m’incendie des yeux.
Elle s’égare dans un rire nébuleux, vrillé par la tequila.
— T’es pas obligé de sortir ton arsenal de séducteur. Je suis déjà à moitié cuite.
— Seulement à moitié ? T’as de la marge.
Ses doigts me chatouillent la nuque, plus câlins que provocateurs. Elle rit encore dans mon cou, me frôle du nez, puis de la langue. Victoria joue sans méfiance. Elle ne voit pas. Ou pas encore.
Je m’ajuste au scénario. Acte 1 : le mec fun, inoffensif, impeccable. Masqué à en étouffer. Dedans, le feu noircit, me bouffe tout l’oxygène. Pour elle, on danse. C’est beau, c’est léger. Elle ignore qu’il y a des nuits où danser se résume à se cramponner à la gravité pour ne pas s’évaporer. À chercher un peu de chaleur humaine pour ne pas sombrer. Elle, elle flotte, insouciante. Moi, je m’accroche pour rester visible. Et d’avance, je sais : c’est dangereux. Pas elle. Moi. Le baril d’essence…
Plusieurs morceaux défilent. On ne les écoute pas, on les absorbe, peau contre peau, souffles en nœud. Le DJ pourrait balancer l’alphabet, un générique de dessin animé, du reggaeton autotuné mal mixé, je crois que je m’en ficherais. Même du Taylor Swift passerait crème. La bande-son ? Floue. Elle ? Ultra nette.
Son corps s’exprime en tension, en morsures retenues, en modulations pleines de sens. Des contretemps qu’elle ne traduit pas, mais que je ressens au creux du ventre. Elle me parle une langue silencieuse que j’ai envie d’apprendre, très, très vite. Avec ses cils. Avec ses reins. Avec son cul impérial. On a vu pire comme manuel pédagogique. Elle ne conduit rien, elle règne. Une partition sans portée. Une chorégraphie fiévreuse où chaque mouvement devient ordre. Sa silhouette m’effleure, revient, repart, encore et encore jusqu’à me faire tanguer entre soif et abandon. Elle me travaille en profondeur, par vagues lentes et hanches mobiles, me façonne du bout de ses ongles. Sculpture en cours. Matériau : chacune de mes putains de cellules.
Une main explore, s’agrippe, s’efface. Une cuisse s’intercale, se dérobe. Provoc, caresse. Quand ses doigts raclent langoureusement l’angle de ma mâchoire, dévalent la pente de ma clavicule avant de s’étendre sur mon torse, je frissonne jusqu’à la moelle. J’ai des nerfs à fleur de peau, et elle joue du Stadivarius dessus. Quand sa bouche avoisine mon oreille sans un mot, juste cette chaleur humide, cette menace douce, je ravale un râle. Fuite de pression salutaire.
J’espère de tout mon cœur qu’elle ne me lâchera pas. Je me raconte que je mérite ce moment, que je peux l’habiter sans m’effondrer. J’aimerais avoir l’étoffe du rôle.
Alors je mords dans la pomme, comme un sale môme affamé. Faut pas se leurrer, je la veux toute à moi. Les bonnes manières attendront. J’en profite un max. Je la fais tourner sur elle-même, elle coulisse contre mon flanc, esquisse un rire muet, m’échappe. Elle sait très bien que je vais la rattraper. Je la hameçonne dans un demi-pas, l’empoigne par la taille, la laisse couler entre mes mains. Son déhanché ? Une plainte sensorielle constante. Son dos s’arque, son bassin vient épouser le mien. Troublant. Aguicheur. Plus de philosophie entre nous. Que du tacite. Ma bouche s’accroche à son lobe, mes paumes s’attardent sous la ligne de ses côtes, y captent une chaleur qui me vrille. Et ma température intérieure, on en parle ? Pas la peine. Elle ondule pour moi et mes phalanges capturent au passage une mèche blonde, le galbe de son sein, la jolie courbe de ses fesses. Par inadvertance, bien entendu. Le hasard fait souvent bien les choses, hein ? Elle n’arrête pas de faire pareil, de toute façon. La pudeur ? Noyée au fond de son dernier shot. Ne reste que la vérité nue. Elle me veut. J’en tremble, j’encaisse. Je tiens bon. J’entre dans son jeu. Elle me domine, je résiste, cède ou défie. Le grand écart émotionnel. Et sous mes doigts, sous mon regard, sous mes lèvres à l’aveugle, Victoria devient territoire — chaud, mouvant, cruel, inévitable. Un lieu perdu que je pille à nouveau. Revenir, oui. Mais à quel prix ?
Bien sûr, pas un mot. On muselle le verbe. On n’a pas besoin. On se parcourt. On s’apprivoise. Droit dans les yeux. Droit dans le cœur. Et ça cogne fort.
Est-ce qu’elle voit ? Est-ce qu’elle soupçonne la coulée noire sous la laque ? Le vacarme bien planqué sous mes silences cirés ? C’est peuplé là-dedans. Une faune de souvenirs et de spectres. Pas tous recommandables. Certains colocataires doivent virer d’urgence si j’envisage de la garder. Vraiment. Par contre, y a de quoi flipper. Et me détester. Et fuir surtout.
J'ai la nuque en feu, les tempes qui tambourinent, la bouche pleine d'un goût métallique comme si je m'étais mordu la langue pour pas tout cafter d'un coup. L'air devient poisseux et saturé. Ça sent le risque, la sueur, le foutu précipice.
Peut-elle traverser mes couches comme on fend un tronc pour en extraire le noyau ? Faire sauter les serrures soudées à force de chutes ? Atteindre la chambre forte, là où j’ai si peur de la faire entrer ? Rien qu'à l'imaginer, j'ai la poitrine qui s'écrase, les poumons en panne sèche. Je veux qu’elle ose. Et je veux qu’elle recule. Espérance et crainte, jumelles indissociables, qui me lacèrent en même temps. Descendra-t-elle jusqu’à la cave ? Celle où j’ai laissé moisir des bouts de moi-même. Grattera-t-elle la peinture, les postures, les pirouettes verbales pour toucher le brut ? Elle en a la force. Mais la volonté ? Qui choisirait une bécane en fin de course au lieu d’un bolide rutilant tel que Mati ? Elle ?
Pourra-t-elle aimer l’homme en miettes, le frère ébréché, le fiancé à terre, le meilleur ami enrayé de culpabilité, l'organe déraillé qui n’a jamais retrouvé la bonne fréquence ? Toutes ces batailles perdues… Celles encore en cours. Les capitulations en douce. Ruines, sièges, embuscades. J’en ai toute une géographie. Je passe mon temps à tout enfouir. En vérité, je fais le ménage à la va-vite et ça déborde à chaque faux pas.
Acceptera-t-elle mon climat imprévisible ? Un jour fané, le lendemain foudroyé. Aride, puis orage. Mon ping pong d’absence et de violence. Sera-t-elle là pour l’homme présent… sans chercher celui laissé derrière ? Parce qu’il ne reviendra pas ce James-là. Il est mort sur une route, un matin d’hiver. Avec lui.
Tiendra-t-elle quand la lumière faiblira ? J’ai faibli. Par deux fois déjà, le vide a chanté trop fort à mon oreille. Il m’a presque séduit. Si elle me brise le cœur ou moi le sien, je… je… plongerai.
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