11.1 * VICTORIA * DANSE

8 minutes de lecture

V.R.de.SC


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30.10.22

03 : 40


♪♫ MOTH TO A FLAME — THE WEEKND ♪♫

J’aime danser. Il y a dans la danse une forme de renaissance. Un écho du vivant le plus ancien, surgi des âges, antérieur à la parole. Une réponse brute au monde qui se soustrait à la censure du cerveau, ce vieux rabat-joie en costard-cravate qui brandit des post-its « prudence » à tout bout de champ, dans chaque recoin de mon cortex. Le même qui m’empêche de texter mon ex à 2 h du mat, mais pas de ressasser  m'en écœurer àpendant six jours non-stop. Bref.


Danser me sauve. Me ramène à moi. Me libère de mon bocal intérieur. Lorsque mon corps prend le relais, s’exprime à ma place, c’est une éclipse totale du moi bavard au profit du moi instinctif. Je réintègre mon point zéro. Peut-être l’unique moment où je ne me cherche pas. Je m’échappe. Je m’oublie. Redeviens battement, souffle, tempo. Pure injection d’existence. Il faut dire que, le reste du temps, je me dissèque jusqu’à l’absurde comme une copie de philo biffée dans tous les sens. Alors, quand cette pulsion archaïque s’éveille en moi, je la croque à pleines dents.


Dans la pénombre satinée du carré VIP, là où les basses m’ébouillantent les veines et les faisceaux lasers dessinent des griffures électriques sur le drapé de la nuit, mon esprit remue encore ses petites luttes, mais mon moi primal, lui, connaît la seule vérité qui vaille.


Les sons, les ondes, les mélodies gagnent mes tympans, infusent ma peau, serpentent dans les nerfs, voyagent à travers les muscles pour culminer en mouvements. Le rationnel abdique, cédant le trône à l’intuition, cette vibration viscérale qui dicte ses propres lois. Le langage se tait. Les phrases s’effondrent. Le silence intérieur — ce miracle signé sans ordonnance ni facture à l’heure que même mes trois psys n’ont jamais réussi à obtenir — s’installe à grands pas, bottant le monologue mental hors de ma tête. Ne subsiste que cette pulsation obstinée, arrimée à mon centre, qui me déracine au réel et m’emmène ailleurs.


La musique entre en moi par les chevilles, les cuisses, l’épine dorsale, jusqu’à embraser la base de mon crâne, la jointure de mes pensées et me transforme en instrument de sensation. Mes bras suivent sans réfléchir. Ma nuque ploie, mes hanches épousent le flow. Chaque nœud se défait, chaque verrou saute. Tout ce qui était en sommeil hurle en tremblements. Mes gestes n’ont plus rien de conscients : ils obéissent à un lexique oublié, sauvage, organique.


Je ferme les yeux. Tout s’efface — les visages, les préceptes, les pourquoi, les chaînes. Volatilisés. Seul le vertige délicieux du lâcher-prise persiste. Tête à l'envers, cœur à la fête. Plus rien ne me freine. Plus d’entraves. Plus de contrôle. Réagir, crépiter, pulser.


L’alcool pimente bien les choses. Mes jambes flottent légèrement, mes idées se délitent en bulles moirées, douces, effervescentes, les filtres craquent : pudeur, méfiance, bienséance, la petite voix qui, d’ordinaire, surveille mes intentions, le masque social que je m’obstine à maintenir. Dans cette demi-clarté, tout devient plus sensuel, plus poreux.


Mes invités, et d’autres encore, gravitent autour, présences diffuses, silhouettes mouvantes, familières ou étrangères, qu’importe. L’essentiel palpite dans mes os, dans cette façon qu’ont les chansons de résonner jusque dans ma cage thoracique, de s’étirer dans mes reins, d’accoucher de mes gestes à mon insu.


Lorsque je danse avec mes proches, l’amitié se mue en électricité, en symbiose collective. On se percute en cadence, éclaboussés de joie primaire. On s’aimante. On délire. On crie. Nos corps dialoguent : un clin d’œil, une épaule qui touche, un pas lancé au hasard et repris par tous. Dans chaque sursaut, une compréhension mutuelle. On fabrique un monde à nous, fait de regards complices, de pieds griffant le sol et de batteries internes affolées. On est ensemble, et c’est euphorique.


Dans la fosse, il y a toujours des inconnus — ces prédateurs subtils, mains en suspension, attentes gluantes — qui s’accostent un peu trop. Ils cherchent un consentement jamais prononcé. Ils interprètent des intentions absentes, projettent leur soif, inoculent du désir là où je n’ai semé que du rythme. Dans ces cas précis, je joue. Je bouge, je souris, j’amorce sans conclure. C’est grisant de savoir que l’on peut susciter sans rien promettre. Mon corps reste pourtant hors game. Ce qu’ils devinent n’est qu’un écran pour leurs fantasmes. Pas la vérité. Je garde les clés.


L’accord d’un partenaire complice, celui qui ne découvre rien, mais se souvient de tout, demeure mon aimant le plus puissant. L’effet seconde lecture. Plus rapide, plus intense, zéro préface. L’amant qui connaît la texture de ma peau nue, la sonorité de mes soupirs, ma fatigue post-extase — et réciproquement — je pourrais prédire ses pas avant qu’il les esquisse. Je lis l’alerte dans ses muscles, la tension dans sa mâchoire, les pics dans sa nuque, sa façon de retenir l’élan. Branchement direct à la source. Là, la danse s’alourdit d’un secret partagé, devient sismique. Un maillage sensitif, une extension de notre connexion physique. Nos mouvements se répondent comme s’ils avaient été répétés et, pourtant, tout est improvisé. Tout est vrai. Nos doigts s’attrapent, se quittent, se retrouvent. Une fièvre transmise du bout des lignes de la main. Une pression dans le creux de mes reins. Et cette secousse sous le nombril, sèche, impatiente, impossible à faire taire. Je ressens tout.


Faire l’amour, c’est comme danser — mais en intraveineuse. On avance à tâtons, on s’égare, on recommence dans un désordre coordonné. Tantôt un duel en souffles et en sueur, tantôt une liturgie du don de soi. Rituel. Reddition. Parfois, on brûle et tout s’enclenche avec l’exactitude folle d’un instinct hérité. Les gestes s’enchaînent, plus pointus que n’importe quelle chorégraphie en miroir. Une paume sur ma hanche pour me guider ou m’annexer. Un soupir contre ma gorge — preuve, requête ou serment. Une morsure-éclair qui allume une traînée de feu. Là aussi, les peaux chuchotent des phrases d’avant langage, celui de la passion indomptée. L’explosion nous décharne, nous laisse à bout, collés dans la lueur moite de l’après.


C’est précisément ainsi que je me sens maintenant, effondrée dans les bras de l’homme qui m’a ravi le cœur il y a des mois. Unis. Haletants. En flammes.


James est là. Sa présence fend la lumière instable de ma nuit. Son regard m’a traqué, débusqué, déshabillé tendrement. Désormais, il me berce. Ses lèvres toutes proches. Ses mains dans mon dos, douces, possessives. Cette façon de me vénérer du bout des doigts, comme si chaque atome comptait. Et tout mon être, encore branché à lui, parle et parle encore — mais autrement.


Tout à l’heure sous le ciel de ma ville, James et moi avons brûlé ensemble. Enfin, presque. On était à deux étincelles de l’embrasement général. Impossible de laisser ce vertige sans suite. Sans la flambée. Ce genre de frisson ne mérite pas une fin bâclée. En l’invitant à danser, je voulais prolonger l’incandescence, la faire durer dans les gestes, les rythmes, le corps. Qu’il écoute mes silences ondulés. Qu’il comprenne ce qui vacille en moi, ce que ma bouche retient. Il m’a manqué. Les mots pourraient tout gâcher. Alors, j’ai choisi la danse. Mais déjà, une nouvelle pensée germe. J’aimerais qu’il accepte de venir chez moi. Mais oserai-je lui souffler l’impulsion ? Et si sa négation claquait comme un coup de fouet, me renvoyant à mes murs, seule avec mes incendies éteints ? Un éclat de verre invisible raye ma gorge. D’un côté, la fièvre de l’insouciance et l’appel sauvage du vertige. De l’autre, l'angoisse tapie.


Soudain, la voix de The Weeknd retentit, chaude, traînante, décadente. Moth to a flame se glisse dans l’espace telle une toxine dorée, nappant l’atmosphère d’une sensualité équivoque. Aussitôt, quelque chose en moi se crispe puis cède, parce que je me sens exactement comme dans ce couplet : aspirée, envoutée, incapable de détourner les yeux de la flamme, consciente du feu, mais aimantée malgré moi. C’est ridicule, terriblement cliché, et pourtant, je suis cette créature hagarde qui tournoie autour d’une ogive incandescente bien trop dangereuse pour elle.


L’engagement me flanque une peur monstre. Pas à cause de l’indépendance qu’il menace, non. C’est plus cru, plus enfoui — une sorte de faille originelle qui s’ouvre dès qu’on évoque l’attachement ou le mot « avenir ». Et ce vertige-là, je n’ai jamais su valser avec.


L’inconnu m’effraie. Marcher sans balises. Ne pas prévoir. Ce terrain mouvant où rien n’est sous contrôle, ni les émotions, ni les sentiments ou les intentions de l’autre, m'incite à reculer, mapper les sorties, saboter avant d’être touchée, détruire avant d’être brisée. Un vieux mécanisme : détaler à temps, fracturer le possible, mettre l'alarme avant de refermer la porte d'entrée. Oui, je sais : je suis taillée pour le repli, pas pour les déclarations au clair de lune. On a bien noté comment je gère ça, hein : rire Cruelle d'Enfer et une ceinture qui se détache comme par magie. Et James… James m’a déjà laissée une fois, coupant net le fil que je n’avais pas vu se tendre entre nous jusqu’au moment où il s’est rompu.


Non. Non. Reste ici. Reste présente. Sois douce. Pour une fois. Même avec toi. Lâche les projections, les peurs. Respire. Ancre-toi. Pas de conditionnel. Le présent. C’est tout ce que tu as. Tout ce qui compte. Ses paumes, rassurantes, pleines, vraies, me couvrent. Rien de spectral en lui : il est revenu, bien vivant. La chaleur court sous ma peau, descend, pulse entre mes cuisses. J’ai envie de l’embrasser, alors je le fais, sans préméditation, sans artifice. Mes lèvres trouvent les siennes, par pur élan. Parce que la crainte s’est tue et que le désir m’a devancée.


James tarde à répondre. Il semble vaciller dans une pensée lointaine. Son regard m’échappe, tiré ailleurs, vers un passé que j’ignore. Il y a cette lassitude en lui, silencieuse, venue d’un lieu que ma nuit ne connaît pas. Et mon ventre se noue sans savoir pourquoi.


J’espérais qu’il me saisisse, qu’il me fasse basculer. Sa torpeur me désarme autant que sa tristesse. Il ne me repousse pas, mais il ne me rejoint pas non plus. Et moi, au lieu de fuir, j’ai envie de le rattraper. De le réparer. De l’aimer plus fort que ses absences.


Danser ne suffit plus. Mon corps veut plus qu’un langage symbolique. Il me faut le grain de sa voix contre ma gorge, le vertige de sa présence entière. J’ai besoin de chute. D’impact. D’un réel qu’on ne mime pas. De l’abandon, pas l’allusion. Alors j’y retourne. Je l’embrasse avec plus de poids, plus de faim, plus de persuasion. Mes doigts s’enroulent à sa nuque, mes lèvres s’ancrent aux siennes. Je jette un pont entre nos deux silences : pourvu qu’il le traverse. Réveille-toi. Reviens-moi. Je m’acharne doucement. Défense ? C’est pour la bonne cause. Tendresse intensive. Je le pousse à céder, à m’accueillir. Encore. Encore. Jusqu’à ce qu’il s’ouvre. Sa langue, enfin, reprend la mélodie entamée. Et dans ce baiser, je dépose tout : le manque, la colère, l’indulgence, la passion. Il devient mon expédition. Un seuil à franchir. Malgré mes doutes, les plaies, l’embrasement qui pourrait tout cramer… je suis là. Avec lui. Il doit le sentir. Au risque de finir en cendres, je choisis le brasier.

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