11.2 * VICTORIA * AMITIE & BACHATA
V.R.de.SC
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30.10.22
03 : 35
♪♫ LA FAMA — ROSALIA & THE WEEKND ♪♫
Un long sifflement, volontairement suggestif, perfore la texture sonore du moment. Toujours soudée à James, chavirante sous ses lèvres devenues inquisitrices, grisée par le goût de whisky tiède et d’embruns salés qui tapisse encore sa langue, je tressaute à peine, puis papillonne des cils. Sortie de route. Enfin, du songe. Son front s’échoue contre le mien, lesté de désir et de vertige. Il ne bouge pas, mais je capte le petit frémissement discret de ses commissures. Un demi-sourire en écho. Lui aussi a entendu. Et la bulle éclate aussitôt.
Un rire-missile fuse dans notre dos, immédiatement escorté d’une remarque sans filtre.
— Eh ben dis donc, j’arrive pas à trancher : slow langoureux ou masterclass en œnologie buccale ?
Andrès. Qui d’autre ? Est-ce que quelqu’un peut le bâillonner siouplaît ? Voix cabotine, théâtrale à souhait, incisive dans sa joie, en mode « coucou, je vois tout ». Piqûre de rappel acidulé dans la nuque : on est sous surveillance silencieuse. Dommage.
— Alors, raconte-nous tout, Victoria. Qu’a-t-il pris au petit-déjeuner ? Ça vit de quoi, un Highlander ? Whisky, eau fraîche ou toi ?
— À vue de langue, ça déguste plus que ça ne ne passe à table… glousse Leslie.
Merde ! Elle a pas osé, si ? Admettons que James ne sait pas déchiffrer tout l'argot franchouillard… Sinon la honte : il va comprendre que j'ai vendu la mèche sur notre… entre-deux auprès de mes harpies préférées. Oui, bon, OK, fait, mais je… Bref. Bonjour l'esprit d'équipe et la sororité ! Elle m'énerve. Un peu juste.
Je me tourne dans leur direction. Le carré VIP a des allures de champ de bataille chic, chaos classe et décadence molle. Avachi sur le grand sofa telle une diva en fin de soirée, Andrès fait virevolter son verre en l’air avec emphase, tandis que sa main lézarde sur la cuisse de Dante, hilare à côté. Une part de moi rêve de catapulter mon talon abandonné dans son cocktail, juste pour calmer ses ardeurs de commère. Option B : renverser toute la brochette. Lui, Dante, le verre. Allez hop !
Antoine et Isla forment un tas indistinct de membres entremêlés sur la banquette d’en face. Et ça se câline dans le blanc des yeux. Trop mim's. Un peu plus loin, Leslie s’est liquéfiée dans les coussins. Nina squatte l’accoudoir. Ma cousine cancane avec elles comme si aucun micro humain n’avait commenté ma vie amoureuse à voix haute. Flora et Camille sont les deux derniers à faire honneur au dancefloor, ondulant à petit feu sous les halos diffus. Le reste de la troupe ? Éteint. Mais leurs langues, elles, font du cardio.
— Chéri, laisse-les tranquilles et arrête de jouer les chroniqueurs mondains, raille Dante.
Le comble, c’est qu’il adore quand Andrès fait ça. En même temps, qui d’autre pour assurer la retransmission en direct ?
— Mais enfin, je fais de l’archivage affectif, moi ! proteste Andrès. Ce genre d’épopée charnelle mérite d’être gravée. Je veux pouvoir dire « j’y étais » quand ils publieront leurs mémoires torrides.
Un chouïa exaspérée, je roule des yeux, mais un sourire s'invite. Des mémoires torrides ? Il serait capable de me pondre une biographie sulfureuse en papier glacé, avec préface dramatique à la clé, photos et marque-page en satin.
— Faudra ajouter des planches anatomiques ? ironise Leslie, penchée vers l’avant pour choper sa coupe, les prunelles pétillantes de perfidie douce. Vu l’enchevêtrement de leurs langues, un schéma technique et des légendes s’imposent. Sinon, même un prof de bio décrochera.
Leurs mots me parviennent par vagues, déformés par la musique. Je planque mon visage dans la chaleur du torse de James. Un peu moins grand, ça m’aurait évité cette petite gymnastique pour me blottir contre lui, sans me tordre le cou. Heureusement, il y a bien d’autres atouts dans cette charpente de rêve pour compenser largement ce désagrément mineur…
Un souffle amusé caresse mes cheveux. Mes doigts agrippent distraitement le coton de sa chemise.
— Je propose qu’on imprime la scène et qu’on la glisse dans l’album des futurs marmots, déclame Camille avec une solennité de faux parrain en passant près de nous.
Oh, les déserteurs ! Cam et Flo s’extirpent à pas feutrés vers le second grand sofa, enseveli sous un fatras d’emballages et de présents oubliés.
Mes futurs enfants, qu’il a dit ? Oh non. Trop loin. Trop net. Calmons-nous, je viens à peine de terminer les formalités de la session retrouvailles imprévues.
— Avec deux mojitos de plus, tu nous rejoues Dirty Dancing ? s'apostrophe Nina, jambes croisées, bière en main.
Je refoule une grimace. Tendresse et exaspération : cocktail maison. Que des boulets ! Parfois, j’aimerais les plonger dans un bain de camomille et de mutisme d'airain.
— Tu te rappelles comment elle s’est fichue de mon date la semaine dernière ? gazouille Leslie. Matez-la maintenant. Oh fait, James'ounet, si t’as un frère, je postule !
— Deux comme lui ? Notre mère aurait fui au large sans se retourner, tranche Isla, bondissant dans le débat avec la rapidité d’un kangourou curieux. Tu crois que je me suis installée en France pour quelle raison ?
Un « moi » paresseux et ronchon s’élève du canapé.
— Oui d’accord, je suis restée dans le pays du camembert et des croissants pour tes beaux yeux, ton éloquence légendaire et tes ronflements de yéti. Oh et aussi pour gérer tes fringales à 3 h du mat.
— Chut bébé, s’exclame Antoine en la capturant dans son étreinte. Pas la peine de divulgâcher que j’aime te tirer du sommeil pour combler mes… appétits les moins alimentaires.
Je lâche un rire léger. Secouée d’un frisson réflexe, je me recoquille contre James. Ses mains me tiennent sans me clore. Sa respiration me borde mieux qu’un plaid et l’ivresse de notre baiser plane encore entre nous.
Andrès enchaîne, avec l'art et la manière, of course :
— Par contre, ma belle, juste un dernier conseil : la prochaine fois que tu veux tester un single malt, évite de le faire en pompant un homme. Pense à un verre.
Nouveau ricanement. Je cogne doucement l’épaule de James du front, incapable de retenir l’élan. Mes paumes s’élèvent le long de son buste, doigts en éventail sur le tissu lisse. Quand je lève les yeux, les siens m’attendent déjà, tendres, moqueurs, irrésistiblement attentifs.
— Je te jure, on s’embrasse une fois et c’est la panique à bord.
— Une fois ? chuchote-t-il. T’étais à deux doigts d’avaler mon âme.
Je lui assène une petite tape protestataire sur le torse.
— T’as qu’à pas avoir un goût de reviens-y et t’as pas l’air traumatisé non plus.
Il esquisse un sourire, mais son regard devient pesant.
— Ouais… faut croire que je suis un piège à récidive.
Je hausse un sourcil, surprise par la note grave.
— Et moi, une amatrice de complications ?
Il ne répond pas tout de suite.
— T’as pas idée.
Mes doigts frôlent sa clavicule, mais il les attrape à mi-course, les serre doucement, comme s’il avait besoin de s’y ancrer.
Un remix de La Fama éclate. Les basses sensuelles inondent le salon VIP et ruissellent en moi façon orgasme sonore. Haa ! J'adore Rosalía ! Mon bassin ondule direct contre celui de James, guidé par le rythme chaloupé auquel je ne résiste pas, quand une silhouette familière s’interpose.
— Yep la, sacrilège ! Désolé mon grand, mais ça, c’est pour moi.
Sans attendre, Andrès me tire à lui, m’arrachant des bras de James comme si c’était une urgence nationale.
— Viens, vile traîtresse, on va montrer à ces amateurs comment on fait fondre un parquet.
Il m’entraîne, impérieux, vers l’espace dégagé devant la rambarde. Un coup d’œil par-dessus l’épaule : James. Braises tranquilles dans les pupilles. Bras détendus, main dans la poche. Ouf. Il m’accorde sa confiance — ou alors il cache sa jalousie avec une maîtrise digne d’un tireur d'élite olympique. Oh la la, même son calme me donne chaud. Vale. À moi de planter le décor. Il doit savoir que chacun de mes pas le vise en plein cœur. Qu’il le veuille ou non, cette danse a un spectateur privilégié. Je sèmerai des éclats de désir comme des pétales sous ses paupières et lui seul connaît la source.
Je repousse doucement mon cavalier, recule d’une foulée. Mes coudes s’élèvent dans un mouvement fluide, paumes vers l’extérieur, poignets souples. Un pivot maitrisé, une cambrure franche, un claquement de talon discret en guise d’annonce et le menton haut.
— Rappelle-toi avec qui tu danses, tío !
— Oh, mamacita, tu vas jouer à ça ?!
— Faut bien que quelqu’un t’intimide un peu.
Eh ouais ! Je viens surtout de lui voler la vedette.
Andrès rit, avant de recouvrer sa concentration, l’œil vif et guerrier. Le duel est lancé.
Nos corps s’articulent aussitôt. Il me fait tournoyer, nos mains se croisent au-dessus de ma tête. Un frôlement, une caresse, puis je me déplie à nouveau dans son axe. Sa paume ne s'absente que pour mieux revenir, effleurer, guider, relancer. Mes hanches marquent chaque mesure à rebours. Je décris une boucle dans ses bras, me rétracte, puis repars dans l’autre sens.
Le rythme s’installe, implacable. La bachata nous avale tout entier. Je sais parfaitement comment agir. Quatre impulsions latérales claquent net. Nos bassins épousent le tempo syncopé. Nos membres s’enlacent, se délient, se cherchent dans une mécanique soyeuse. Sa prise trouve le creux de mes reins, son genou se faufile entre mes jambes. Mes appuis se moulent sur les siens, en miroir, au battement de la basse qui bataille sous nos côtes.
Andrès initie un giro lent, main gauche levée, nos doigts imbriqués avec justesse. Ses gestes m’écrivent, un mot à la fois, le long de la clavicule, au pli du coude. Je tournoie sur la plante du pied, me décale sur la droite. Il me recueille d’un mouvement fluide, puis reloge sa paume sur mon omoplate et m'agrafe à sa poitrine. Il m’entraine en arrière et je vire dans son orbite, mon dos contre son buste. Il hisse nos bras haut, me relâche pour mieux redescendre la ligne de mon corps jusqu’à ma taille.
Mes prunelles happent au vol celles de James. Un sourire discret me remonte au coin des lèvres. Il ne regarde pas : il dévore.
Sans interrompre le tempo, Andrès glisse à mon oreille :
— Si je facturais les danses utilisées à des fins de séduction détournée, tu croulerai sous les intérêts, guapa.
— Pas toi peut-être ?
Je nous fais serpenter. Mon bras s’allonge pour dessiner une courbe douce autour de lui, doigts calés sur son épaule.
— Dante finira sa nuit dans mon lit quoiqu’il se passe, beauté, argumente-t-il en rattrapant mon pas.
— Et tu doutes que James n’aura pas envie de visiter le mien, peut-être ?
Andrès s’esclaffe.
— T’as raison. Il est déjà dedans. Tu veux que je me pousse un peu pour qu’il vienne te croquer direct ?
Une cassure rythmique. Un claquement de talon, les bras qui se dressent, coudes arrondis, poignets ourlant des cercles assurés, des éclairs, des pièges. Je termine d’un braceo flamboyant.
— Oh non, tu me fais le combo meurtrier là ! T’as pas honte ? se plaint-il.
— Je t’avais annoncé la tempête. Fallait t’abriter.
Voilà, j’ai agité la muleta ! Andrès sort l’artillerie salsa. Il flambe. Du grand spectacle. Des applaudissements retentissent. Je tourne la tête : Dante est aux anges. Andrès lui souffle un baiser.
Mon cavalier me récupère aussitôt, enchaîne sur une figure ouverte : main unique, écart mesuré, arche souple entre nous. Le jeu de jambes s’accélère, précis, décomposé. Nos sourires s’accrochent à chaque pas. Et je ris, exaltée. Mon sang pulse contre mes tempes. Je danse, sans résistance, sans doute. J’incarne le morceau.
Et derrière moi, en périphérie, James : il ne me quitte pas des yeux. J’ai tout gagné.
La musique expire une ultime vibration. Tout s’arrête sauf nos cœurs affranchis. Mon ami m’attrape dans une accolade éclatante, avec la joie franche de l’effort partagé.
— Voilà ce que j’appelle une collaboration de haut vol, lance-t-il en s’écartant.
— Mouais, bof, bof. Je t’accorde une étoile. Peut-être deux.
Il rit à gorge déployée, m’enveloppe une dernière fois, puis relâche, clin d’œil accroché au coin des cils.
Sans tarder, il s’évade vers le canapé avec la nonchalance exagérée d’un roi vidé de son énergie, et s’effondre près de son amoureux.
— Dante, sauve-moi. Ces chevilles ont tout donné.
Je les observe, attendrie, puis je pivote vers James.
Rien n’a changé : il m’attend, debout, le regard plein d’un silence qui me vie toute entière. Attirée, je m’avance. Un sourire posé sur les lèvres, un peu de feu encore sur mes joues. Mon cœur s’aligne. Il m’enlace déjà des yeux. Puis de ses bras, dès que j’entre dans son champ. Sur la pointe des pieds, mains ancrées à son torse, je dépose un baiser espiègle sur sa bouche.
— Je peux survivre à beaucoup d’épreuves. Mais à toi qui danses comme ça ? Pas sûr.
Avertissement ? Non, invitation.
Son étreinte m’emprisonne délicieusement contre son corps. J’adore cette sensation.
— Tu devrais venir prendre des cours avec moi, lancè-je, menton relevé.
Ça ne me déplairait aucunement de l'avoir comme partenaire. Leslie pourrait enfin me lâcher la grappe et me piquer Andrès. Tous les trois, on s'est rencontrés en cours de danse, et depuis, on est inséparables sur les pistes.
— J’ai peur de ne rien retenir si c’est toi qui m'accompagne.
— Tu insinues que je ferais une piètre cavalière ?
Il me plaque plus fort. Ses lèvres s’étirent en un rictus complice.
— Non. Simplement que je manquerais sérieusement de patience et de discipline à ton contact.
Il avoue sa faiblesse en beauté.
Au même instant, Andrés s’écrie avec enthousiasme :
— Eh mec, en piste. Victoria est chaude comme la braise.
Impossible qu’il se taise plus de trois secondes celui-là.
En miroir, nos têtes se tournent vers lui.
Il brandit son verre.
— Bienvenue dans l’œil du cyclone Victoria, catégorie 9, mon pote.
— Trop tard pour faire demi-tour, ajoute Lauriane, étincelante de malice.
Les filles se fendent la poire.
Bon, bon, bon. Ils en ratent pas une, mes vauriens au grand cœur.
La tension s’évapore d’un seul coup. Mon souffle retrouve une cadence paisible, ma tête bourdonne moins fort. Et mes jambes ? En mode mutinerie molle. L’euphorie se dissout dans une chaleur cotonneuse. Je grimace.
— Dis, ça te dérange si on s’assoit un peu ? Mes orteils sont à deux doigts de voter une motion de défiance.
James rit, évidemment, d’un rire tendre, puis acquise sans mot. Je nous tire vers un coin de banquette libre, juste à côté de Camille et Flo. Il prend place et je me love contre lui, genoux repliées, joue posé sur son épaule. Son bras m’enveloppe. Et le monde devient flou, tranquille. Cocon instantané.
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