12.1 * VICTORIA * INDIANA JAMES ET L'ÉTENDOIR MAUDIT
V.R.de.SC
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30.10.22
04 : 00
♪♫ DIE WITH A SMILE — LADY GAGA et BRUNO MARS ♪♫
Après une poignée de minutes, James brille par son absence. Le mec m’abandonne à peine livrée. Belle éthique professionnelle. Ouais. Non. Pas quelques minutes du tout. Un siècle. Une ère glaciaire. Une éternité distillée goutte à goutte dans une clepsydre infernale. Assez long pour tisser un tapis persan à la main façon Pénélope ; écrire mes mémoires d’outre-tombe à la Chateaubriand, mourir d’ennui, renaître et les rééditer moi-même en PDF ; mater l’intégrale de Star Wars, les préquels, les postquels, les spin-off, les séries dérivées, les montages alternatifs de fans insomniaques, les analyses Youtube, les films d’animations et les compilations de théories plus ou moins douteuses sur l’ordre Sith, les sabres jaunes ou le destin secret de Jar Jar Binks… et élever une chèvre sur un flanc de montagne tibétaine. Grosso merdo, suffisamment de temps pour exploser en plasma d'embrarras, ressusciter et recommencer à délirer. Mes ovaires vieillissent en accéléré. Si, siiiiii, longtemps, que j’ai relancé l’opération redressement. Debout ou crève, Vic !
Un vrai fiasco moteur. Mon genou gauche a crié « rassieds-toi greluche », mon estomac a fait un looping, et ma fesse droite s’est transformée en ventouse sur le cuir de la banquette. Malgré tout, je me suis hissée. Debout, titubante, missionnée par le destin : localiser le porteur de jus sacré. Nom de code : Sexy Ananas.
Je tangue jusqu’à la rambarde, cœur au galop, mèches humides sur ma nuque, bouche saharienne, langue chargée d’électricité statique. Un coup je gèle, un coup je crame, et mes idées s’effondrent tel un soufflé raté. Et lui, il est où ? Introuvable.
J’ai cru qu’il s’était barré. Genre : abracadabra, ni mot, ni regard, ni adieu. Juste un pouf. J’ai eu un spasme de panique sous-ombilicale. Mais Isla et Antoine sont toujours au même endroit, peinards comme des lianes en mode after. Donc non. James n’a pas fui le navire. Il m’aurait pas larguée sur le pont. Attends. Bah si, en fait. Comment oublier qu’il s’agit de Monsieur « Bonne continuation, trois lignes, zéro émoji », hein ? Passons…
Mais alors… il fout quoi ? Il se bat avec un ananas sauvage dans la réserve ou quoi ? Sa quête : élixir jaune soleil. Ma soif : diabolique. J’hésite à lui envoyer un drone avec un gobelet. Encore faut-il le repérer. J’étais persuadée qu’il y en avait, du jus, sur la desserte. Tellement convaincue que j’aurais mis en jeu ce qu’il me reste de dignité, c’est-à-dire… un élastique à cheveux pailleté et… ah beh non, j’allais dire ma culotte.
J’ai donc fouillé la zone. Résultat : aucun ananas à l’horizon. Ni de James, s'il eut besoin de préciser. Rien que Lauriane qui suçotait en douce des glaçons. Chez les Saint-Clair, la bibine transforme tout le monde en cocktail de gênance et de pathos. Gab, par exemple, entame des déclarations d’amour collectif à tout-va, raconte la même blague sept fois de suite en pleurant de rire, s’improvise commentateur des matchs de rugby en renversant sa bière partout. Clairement, il a l’alcool joyeux. Bastien : son exact opposé. Il affirme qu’il pourrait tout plaquer pour devenir berger dans Cévennes — littéralement — fronce les sourcils en fixant les coins des murs et ne parle plus qu’en monosyllabe. Papa, ce sont les jeux de mots. Papi, aussi, d’ailleurs. Oh, et il nous défie tout le temps au bras de fer. Papa, pas Papi. Si vous tenez à votre santé mentale et physique, évitez nos fêtes de famille. C’est un conseil, pas une menace.
Où en étais-je ? Oui. Indiana James et le Temple du nectar maudit. Il est vraiment parti en expédition. Sauf que moi, j’ai perdu 75 % de mes capacités sensorielles. Les lumières me piquent les rétines, chaque flash me claque le cortex. L’ambiance tornade de sons et d’éclairages sature mes cellules. J’ai l’impression d’être une brindille dans un cyclone électro.
Malgré ces détails des plus insignifiants, je m’accroche au garde-corps en métal froid comme à une vérité stable. Elle n’est pas en état d’ébriété, cette barre. Elle est droite, solide, inoxydable, parfaitement fixée au sol, d’une neutralité totale, imperméable aux drames humains. Pas moi, quoi. Moi, j’enquête.
Motif initial : Disparition de mon cavalier. Lieu : rez-de-chaussée. Dernier signal GPS : vers le bar. Mobile : hydratation. Suspect : le mec le plus sexy d’Écosse, de France et de Navarre. Victime : moi. En fait, pas sûre de qui est qui. Hypothèse 1 : avalé par la foule en sueur. Hypothèse 2 : converti au véganisme radical par un smoothie à la spiruline. Hypothèse 3 : la requérante hallucine depuis 22h48 et tout ce qu’on croit savoir n’est qu’une telenovela mentale. État d’avancement : nada. J’ai un don pour l’efficacité négative.
J'enracine mes petits petons dans le sol collant, les bras en appui, posture de détective sans jumelles autofocus. Mon regard ? Combo ping-pong, flipper, ricochet sur mer en furie. Flou artistique total. Que de monde, ce soir ! J’ai l’impression de revivre un remake pourrite d’une scène précédente.
Quelque chose effleure mon épaule ou mes cheveux.
— Tu cherches qui ?
— James, je lâche, automatique, comme un mot de passe qu’on connaît par cœur.
Pas un quart de seconde d’analyse. Juste une réponse honnête. Je tourne même pas la tête. La voix, j’ai pas capté. Trop de bruit, trop de verres, trop peu de neurones disponibles.
— Moi ?
Hein ?
Mon épiderme crépite avant mon esprit. Chair de poule sur mes avant-bras. Réflexe pavlovien : je pivote. À côté de moi, genre, à deux centimètres de mon flanc, dans ma bulle d'oxygène, au ras de ma pâquerette, il est là. Il ne dit rien. Il poireaute et il me mate. Un peu comme le connard de cycliste dans ton angle mort que tu manques de renverser à chaque fois, mais en plus mignon. Le mec joue à cache-cache avec ma perception, et il est en train de gagner haut la main. Justement dans sa main : mon sésame.
— Ohh… t’es revenu, je souffle, à mi-chemin entre le reproche et le câlin. J’ai cru que t’étais parti. Que tu m’avais planté. Toute seule. Ça fait une heure. Une heure, James.
Il relève à peine un sourcil.
— Victoria, ça fait cinq minutes. Même pas.
Genre : j’ai stressé pour rien ?
— Non. Bien plus. Beaucoup plus.
Exagérer, ça fait partie de ma stratégie de négociation.
Je lui arrache presque le verre des doigts. Une gorgée. Boum. La saveur m’explose en bouche : sucré, acide, parfaitement glacé. Feu d’artifice sur mes papilles. Mon être entier soupire. Je ferme les yeux. Une seconde. Deux. Extase multivitaminée. Extinction volontaire de tout sauf du goût.
— Ah… tu sens ça ? murmurè-je, plus pour moi que pour lui. Mon âme vient de réintégrer mon corps.
Nouvelle gorgée. Descente rapide. Plus une goutte.
— Merci, Jamie.
— Y a pas de quoi.
Je vais pour poser le verre sur la table basse, là, juste à ma gauche. Mais, dès que je quitte le soutien de la rambarde et qu’un pied se hasarde en avant, le monde gondole. Zig. Zag.
— Oula.
Réaction éclair. Mon bodyguard aux muscles d'acier me rattrape aussitôt, m'arrime à lui tout en me chipant la coupe vide des mains.
— Donne-moi ça.
Il nous manœuvre doucement, à pas lents, jusqu’au minibar dans mon dos. Puis, il incline son visage tout près du mien.
— Enroule tes doigts derrière ma nuque.
— Ouhhh, Monsieur joue les grands chefs… minaudè-je, déjà en train d’obéir.
— Je crois que je ne t’ai jamais vu aussi torchée qu’aujourd’hui.
— Ah. Désolé. Je dois être… repoussante.
Un sourire tranquille illumine ses traits. D’un geste, il cale mes cheveux derrière mes épaules.
— Pas du tout.
Cet homme fabuleux me regarde avec ce mélange d’amusement et de tendresse qui me donne le tournis plus sûrement que l’alcool. James Cameron : spiritueux de mes rêves…
— Mais bon, si tu veux, je peux toujours te ramener chez toi pour te sauver de cette « repoussance » extrême.
— Ah, je suis heureuse de constater que tu as bien enregistré mes exigences quant à notre fin de soirée.
James ricane.
— Non, c’est toi qui a du mal à enregistrer les miennes. Je ne coucherais pas avec toi tant que tu es pompette.
Il craquera.
— Ah. Ah. Que tu dis ! Attends de te retrouver dans mes draps, tu vas devenir un vrai marshmallow. Tout mou, tout collant, impossible de résister.
— Et moi, je parie qu’une fois que t’auras posé ta tête sur ton oreiller, tu vas roupiller comme un bébé.
Bon, il marque un point. J’avoue. Vu mon état, il y a un monde où je m’écroule à peine mes fesses installées sur mon plumard. Pas reluisant, néanmoins… plausible. Ma décence me dira bonne nuit à la porte. Et d’ailleurs… est-ce que mes draps sont propres ? Normalement, oui. Je crois. Ou alors, j’ai juste flanqué la couette à poil ce matin. Parce que j’ai lancé une lessive hier soir. Et du coup… ah, merde ! L’étendoir. En plein milieu du salon. L’arme fatale anti-libido. Je l’imaginais pas faire partie de mon dispositif de séduction, mais trop tard. Rien de plus glamour qu’un séchoir garni de taies, de serviettes, de soutifs, de culottes gainantes pour accueillir un mec à la maison. « Entre, fais comme chez moi. Attention à ne pas t’étrangler avec un string ». Pffff. À ma décharge, ils avaient annoncé de la pluie ce soir, pas moyen de foutre ce bazar dehors, et moi, les sèche-linges, niet. Ça rétrécit tout, ça abîme les fibres, surtout la dentelle et ça sent jamais aussi bon. Donc non, c’est pas très sexy, mais ça prouve que j’ai des principes, de l’hygiène, et une morale écologique. Voilà. On dira que j’ai du charme… version lavande bio. Sauvage, mais écoresponsable. Et s’il est du genre à me juger sur mon éthique environnementale, j’invite pas les climatosceptiques dans mon pieu !
Je perçois la dérive de ses doigts sur ma peau exposée, du sommet de l’épaule jusqu’à la pliure du coude. Un frisson discret suit la procession pelucheuse de sa caresse, en désaccord complet avec l’air climatisé ambiant et mon errance cognitive. Un murmure tactile. Une convocation invisible qui me rapatrie dans l’instant présent. Vers lui. Aussitôt, mon esprit oublie l’étendoir et passe en mode doudou lubrique.
Frotti-frotta et je relève les yeux. Il m’offre ce même regard familier : indulgent, torride, et traversé d’un éclat ironique. Pour sûr, James a capté la fresque de mes pensées folles à base de literie et de lingerie, mais pas celles qu'il croit. S’il était pas encore là pour le sexe, il va le rester pour le sketch.
— Tu flottes loin, là, non ? souffle-t-il contre ma tempe.
Mon épaule fait un pas de côté, minuscule aveu.
— C’est de la prévention proactive. J’anticipe les dommages collatéraux en me prémunissant contre l’éventuel effondrement de ton désir face à mon... euh... séchoir. Pour peu que tu sois un mec sensible.
— C’est-à-dire ?
— Mon chez-moi est un peu en… désordre. Je sais, je sais, tu t’attendais à mieux de ma part mais, pour ta gouverne et, comme t’as pu le constater tout à l’heure, il pleut. Du coup, y a peut-être un monument de coton humide dans le salon et des draps étirés sur les chaises de la cuisine. Et des strings.
La touche finale de la fée du logis chic.
Son rire s’étrangle contre mes mèches. J’aime ce son-là. Mon menton retourne se réfugier contre la chaleur rassurante de son torse. Me voilà pot de colle.
— Je confirme. L’art de mêler tracas ménagers et tension sexuelle, c’est une compétence rare.
Je grogne, va comprendre pourquoi. Il m’a bien écouté ?
— Honnêtement ? Tu viens de révolutionner le concept de sexy domestique. Je suis fasciné.
Un peu, mon vieux. Femme moderne cherche homme tolérant, acceptant moiteur ambiante.
— J’espère bien que c’est un compliment, dis-je en le coinçant du regard.
Mes bras sont lourds. Je les faufile autour de sa taille. James en profite pour glisser sa paume derrière mon oreille. Il sait viser.
— Bien sûr.
— Garde en tête que je cache quelques atouts peu catholiques… certains très contre-intuitifs.
— Tu m’en donnes déjà un aperçu assez convaincant.
Il dit ça comme s’il venait de tomber sur un gisement d’or.
James se penche. Ses lèvres attirent les miennes, et ce qu’elles déposent, c’est une pulsion veloutée, une avalanche de douceur. Typiquement celle qu’on éprouve en se blottissant sous un duvet bien propre, lessivé et parfumé après une longue journée de boulot.
Je soupire, fort. Quasi gémissement. Pas discret. Pas digne non plus. Tristement prévisible. Et puis plus rien. Il s’arrête. Mes paupières restent fermées cinq secondes. Son front s’installe délicatement sur le mien.
— T’es vraiment K.O, si t’arrives même plus à répondre quand je t’embrasse…
Nez à nez, je lui souris.
— Je suis pas K.O. Je recharge.
— Tu fais une pause clope intérieure ?
— Mieux. Pause « bisous doudou ». Très rare, très réparateur. On devrait en prescrire en pharmacie.
Il pouffe et coulisse son pouce sur ma joue.
— OK, Lass. Mais on va quand même penser à bouger avant que tu t’endormes dans mes bras.
— Bouger ? Quelle idée ! D’ici, j’entends même plus la musique. Et puis, tu sous-estimes peut-être l’impact de tes baisers sur une fille en hypo-affection.
— J’essaierai de modérer la prochaine salve. Histoire de pas t’achever alors.
— T’as intérêt. Ou je vais finir gelatinée, et c’est toi qui devras me porter jusqu’au lit.
Et j’adorerais te sentir me soulever encore et encore…
— Marché conclu. Mais je te préviens, je prends ça comme une autorisation implicite pour te border.
S’il savait comme j’en rêve, de ce fichu matelas partagé...
Je ferme les yeux, béate de gratitude, et niche mon visage contre sa poitrine.
— T’as le droit. Juste… fais gaffe à l’étendoir.

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