12.3 * VICTORIA * COYOTES GIRLS
V.R.de.SC
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30.10.22
04 : 10
♪♫ GIMME MORE — BRITNEY SPEARS ♪♫
Pied gauche, pacte fragile. Pied droit, promesse tenue. Je m’applique. Concentration maximale. L’équilibre, ce funambule haut perché, vacille à chaque enjambée. Après quatre — non six — verres ou… Bon, d’accord, à cette heure tardive, va savoir combien de grammes de décadence circulent dans mon sang ! Mes neurones ont décroché la ligne et la jauge éthanol clignote dans le rouge.
Mes doigts se cramponnent à la rampe, ultime filet de sécurité contre la gravité et l’humiliation publique. J’ai l’élégance d’un flamant rose malade, mais, au moins, je reste verticalement opérationnelle. Han-han. Cet escalier n’aura pas ma peau. Ce serait ballot, quand même, de me vautrer maintenant. Pas devant une assemblée d’yeux mi-embués mi-paparazzi. Et même en partant du principe que personne ne se souviendra de ma chute demain, moi si. Ma bande ? Sans aucun doute, surtout Lauriane, championne intergénérationnelle pour ressortir mes plus belles conneries à table, et la prochaine cousinade aura lieu dans quatre jours. James ? Oh, il ferait probablement semblant de s’inquiéter, jouerait l’infirmier pour mon plus grand plaisir, mais chaque « bisou magique » masquerait un fou rire garanti.
Et puis, franchement, la robe, les danses, les roulages de pelles, les œillades enamourées, le quasi strip-tease sur le rooftop, tout ça pour finir aux urgences avec un coccyx luxé ? Non, merci. J’ai un homme fabuleux à escorter à bon port. Dans mon lit. Si fracture il doit y avoir, je préfère qu’elle soit… disons symbolique : bassin explosé sous les assauts consentis d’un expert bien membré, sous une couette, avec des soupirs carnivores. Pas à cause d’une marche vicieuse au beau milieu du Rubis Rose.
Dernier degré franchi : zéro gaufre. Victoire. Certes, modeste, mais dans mon état, l’équivalent d’un exploit digne d'un « petit pas pour moi, bon de géant pour ma soirée ». Je redresse le menton, réajuste mes bretelles. Flanquée de mes cinq acolytes — Nina et Leslie en unité de frappe à l’avant — je m’engouffre dans la foule. Petit couloir de gloire jusqu’à l’estrade qui encercle l’autel des décibels, et on y est.
Suis-je surprise ? Pas le moins du monde. Mati nous y attends déjà. Comment diable a-t-il flairé le manège ? Mystère et boule de gomme. Sixième sens ? Micro-implant espion sous nos talons ? Non, mieux : il a carrément installé un sonar anti-bordel juste pour nous. Mati a le don d’apparaître pile-poil où l’agitation fait surface, comme s’il l’avait fait germé lui-même. À bien y réfléchir… six super nanas qui déboulent pour foutre le feu : du pain béni pour l’image du club. Il kiffe ça, les débordements made in Vic & Co.
Tout à coup, flash info : la bande-son. Passer d’une vibe électro tapageuse à Dark Nights de Dorothy — pure montée orageuse de guitares sales et voix fauve éreintée — ça fait l’effet d’un changement de régime cardiaque. Un revirement d’ambiance si drastique qu’il aurait réveillé un coma éthylique, ce qui est probablement le cas. Quant à moi, ma batterie interne, aux anges, s’emmêle les caissons et balance des rolls déchaînés en secouant ses longueurs, prête à faire le show.
En bon prince des nuits blanches, Mati propulse tout d’abord Nina sur notre futur podium — parce qu’évidemment, aucune entrée officielle à ce bastion. L’antithèse de l’accessibilité. Pas de marches. Pas de main-courante. Juste un rebord à conquérir à la force des poignets avec un minimum de grâce et un maximum de cuisses gainées. Les lois de la jungle version clubbing : impitoyables envers les jupes serrées, les frileuses, les genoux timides.
Puis vient le moment délicieusement catastrophique.
Leslie. Face à Mati. Front contre front, sourcils contre sourcils. Sourire ? Aux abonnés absents. Tension : 100 %.
Il esquisse un léger mouvement dans sa direction.
— Pas la peine, balance-t-elle, raide comme une justice. J’ai pas besoin de ta suffisance virile.
— Je n’en doutais pas une seconde, réplique-t-il, plein de modestie carnassière. J’adore quand tu mords.
Elle lui lance un regard exaspéré.
C’est parti pour le spectacle. Leslie déclenche l’opération ascension. Sauf que l’escalade se révèle… acrobatique et ma meilleure amie, à l’image de la caution instable du groupe, a déjà un coup dans le nez. Elle soulève une gambette, tente de caler son talon, dérape un peu, jure, essaye l’autre côté. J’aurais parié sur la jambe gauche, personnellement. Sa robe remonte dangereusement, un bracelet se sacrifie en s’accrochant à un rivet. C'est… poilant !
Elle ? Pas une once de concession. Hors de question de quémander quoi que ce soit au… spécimen mâle en présence. On connait le topo : elle préférerait se déboîter l’épaule et finir cul nul que de lui filer ce plaisir.
Lui ? Imperturbable. Mains dans les poches, sourcil levé, muet comme une tombe, il observe la scène. Les filles derrière moi étouffent leurs ricanements — par solidarité féminine. J’ai déjà mordu ma lèvre par deux fois pour ne pas exploser de rire.
Finalement, Leslie se hisse d’un coup de rein et d’orgueil, se rétablit, lâche un soupir trempé de défi et remet sa tenue en ordre.
— Tu vois ? commente-t-elle sans daigner croiser son regard.
— Absolument. Du grand art. Une vraie panthère. Agile, tenace, joliment pourvue.
Elle le jauge d’un œil de feu et l’achève d’un « la ferme » tonitruant. Sans lui laisser le temps d’en placer une, elle se lance à l’assaut de la chanson, balayant d’un coup sec sa queue de cheval dans son dos. Toujours aussi digne. Toujours aussi fière.
À mon tour.
— Je suis pas née pour grimper comme une chatte sauvage, alors, sois un gentil matou et tends-moi une papatte amicale, plaisantè-je en direction de Mati.
— J’ai la perm de poser mes mains sur toi ou ton garde du corps en chef va débarquer pour me remodeler le visage ?
— Arrête tes conneries… piaillè-je, désinvolte, avant d’ajouter : Pourquoi ? T’as la trouille que mon mec te botte le derrière ?
Ses yeux s’arrondissent. Un éclat d’ironie apparait au coin de ses lèvres.
— Oh… Intéressant. Ton mec, tu dis ? Donc, c’est redevenu officiel.
Je cligne. Et cligne encore. Mes paupières se ferment et se rouvrent en rafales, comme un projecteur en fin de vie, incapable de stabiliser l’image. C’est du morse paniqué qui sort de mes yeux.
Trop tard : les mots ont ruisselé de ma bouche pâteuse avant que ma conscience n’ait allumé les gyrophares. Deux secondes d’arrêt. Déglutition. Silence de Gorgone. Bouffée torride. Genre, palpitations qui me soufflent la furieuse envie de m’éventer avec mes paumes, puis de m’immerger dans un lac glacé façon rituel de survie. Oh… Oh, misère… Un loch. Un Highlander à l’accent assassin. La chaîne Hot & Wet[1] est lancée : James torse nu, muscles saillants m’arrache à la surface, m’enroule dans ses bras. Froid mordant, chaleur endiablée. Lèvres sur lèvres, sur gorge, sur épaule. Paumes voraces déployées en territoire conquis. Picotement d'excitation partout –
— Charmante, ta tête de poisson hors de l’eau.
Hein ? Oh oui… la sienne aussi est… charmante, quand elle plonge dans l’océan entre mes cuisses...
Rhooo, mais Victoria, cesse de fantasmer sur James comme ça et range tes fichues hormones, sinon on va t’embarquer pour pornographie mentale ! Baisse le thermostat et calme-toi. Je secoue la tête.
— Vicky ? On y va ou t’attends une illumination ?
La voix de Lauri me happe par la nuque. Je sursaute, soustrait mes pensées à leurs vacances X.
Après un coup de tête nonchalant et une moue malicieuse, Mati se plie à ma demande initiale sans me narguer davantage. Il m’agrippe par les hanches et me perche sur le rebord.
— Amuse-toi… mais si vous déclenchez une émeute, vous gérez les dégâts. Et on évite la complainte administrative demain au bureau, compris ?
— Reçu cinq sur cinq, chef, opinè-je, guillerette, quoique toujours un brin sonnée par ma déclaration sismique.
Mon mec… Titre usurpé ou vérité renaissante ?
Vingt minutes plus tôt, je me débattais dans un conflit atomique de sentiments, incapable de trouver l'épithète adéquat pour qualifier James. Et là, paf ! Pavé dans la mare : je balance un « mon mec » loin d’être nomade : est-ce que je me voile la face ou est-ce que j’avance enfin ? Ouais, bah, laisse mijoter tout ça pour demain, va !
Aussitôt sur mes pieds, je rejoins Nin et Leslie, talonnée par Lauriane, Isla et Flora, prêtes à faire vibrer la scène à nos côtés. Les hits s’enchainent, les faisceaux tournoient en spirales, et moi avec. Je me gorge de l’instant, pousse la chansonnette à pleins poumons, lutte pour suivre le bon rythme, malgré la douleur sourde dans mes orteils, mes mollets, mon dos et jusqu’à mes racines qui réclament trêve. Mon crâne tangue, victime malheureuse d’une conjonction de chaleur, d’alcool et d’adrénaline. Qu’importe, de toute façon, ma nuit au club touche à sa fin imminente. L’heure fatidique de tirer le rideau sur ma soirée d’anniversaire approche. Sitôt ce dernier tour de piste achevé, je rentre au bercail. Avec James. Et il passe à table. Au sens propre et au figuré.
Rires et clameurs embrasent la salle — les nôtres, ceux de la fosse et de chaque âme encore éveillée. Les filles et moi éclatons en salves de joie. Nos silhouettes s’entrechoquent en échos chauds et je brode dans mes pas une partition de séduction affûtée. Uniquement pour lui.
Entre deux mouvements chaloupés, mes prunelles le débusquent dans le carré VIP. Suggérer, challenger, attiser. Je le bombarde d’œillades incendiaires qui n’ont rien, mais alors, rien de candide. Mille fois plus audacieuses comparées à mon allure habituelle.
Il me scrute intensément, annihilant le décor, réduisant à néant l’agitation ambiante, jusqu’à ce que je ne perçoive plus que l’aimantation de son attention sur moi. Pourquoi me décarcasser en danses effrénées, me tortiller à l’unisson de mes copines façon Coyote Girls, quand, au fond, ma seule vraie envie consiste à m’enliser dans l’assurance câline de ses bras, dévorer du regard l’irrésistible insolence de ses fossettes à chacun de ses sourires, et siroter la fraîcheur tranchante de sa bouche au goût tourbé ? Sans mentionner ses yeux, ses incroyables et oniriques yeux bleus. Des prismes hypnotiques, tantôt abysses équatoriales, tantôt saphir de Ceylan. Des merveilles qui me rappellent le liseron qui pousse sur le mur sud de la cave au domaine. Sérieux, à quoi bon m’exhiber ici, me donner en spectacle devant cette foule délirante, si tout mon être n’est captif que de lui et lui seul ?
Parce que tu cherches à le séduire, Victoria. Et… peut-être aussi… à le punir. N’oublie pas qu’il t’a plaqué. Pour une raison que tu ignores encore, bien que ton esprit détraqué lui a déjà dressé mille chefs d’accusation différents. Du tragique au déjanté, qu'est-ce que je lui en ai inventé des excuses, des hypothèses, des histoires à dormir debout même ! Je suis allée jusqu’à l’imaginer marié, en mission top secrète pour sauver le monde, devenu vampire et condamné à me fuir à jamais, ou… disparu dans un accident dont personne ne s’est rendu compte. Apparamment, rien de tout ça… enfin reste encore à le prouver.
Il est grand temps qu’il réalise que tu peux tenir droite sans son appui, mais qu’il serait stupide de sa part de ne pas vouloir être à tes côtés. Il doit percevoir la combattante qui se relève et rit en défi aux éclairs, non la pauvre fille à terre, qui chouine et rumine la méga veste qu’elle s’est mangée. C’est vrai quoi ! Faut qu’il comprenne que je ne mendie pas son attention, je la commande. C’est la moindre des choses.
Ouvre tes jolies mirettes, mon gars, ou retourne te planquer au fin fond de tes landes brumeuses, festoyer — ou guerroyer, pour ce que j’en sais — avec tes moutons, ton tartan, ta charmante paire de couilles et ta flasque de whisky malté à la trahison. Oui, oui, je l’admets, ma rancune est tenace et ma libido bouillone en éruption impétueuse. Excusez. J’ai le tournis des grandes occasions.
D’ailleurs, matez-le, avec les deux sentinelles audoises à ses côtés ! Que c’est adorable de les voir s’agiter comme des petits chatons stressés.
James, Antoine et Camille, sur leur pied de guerre, guettent depuis la balustrade, tels trois mousquetaires défiant l’ombre d’un intrus qui se la jouerait trop hardi. Seraient-ils prêts à déclencher une bataille de cape et d’épée si l’une de nous trois osait inviter un bel inconnu dans notre cercle ? J’ai presque envie de leur envoyer un popcorn et de tenter l’expérience, juste pour voir. Vous estimez que ce serait cruel. Oui, avis partagé. Pourquoi cet emballement soudain dans mon esprit, ces paris risqués et ces jeux dangereux ? Pourquoi convoquer un rival fictif alors que James demeure l’unique garçon entre ces murs — et accessoirement dans toute la galaxie — à enflammer mes nerfs ? Un mot : la douleur.
Je suis heureuse qu’il soit là. Plus qu’heureuse. Un bonheur intense, aveuglant dans sa douceur. L’étreinte du réel dépasse mes espérances évanescentes. Mon rythme cardiaque, bien qu’affolé depuis son retour, a enfin retrouvé un tempo supportable. Pourtant, un incendie non fixé se propage toujours en moi, ravivant sans cesse la cendre de mes angoisses. Une sorte de brûlure résiduelle, un reliquat de colère qui refuse obstinément de se résorber. Lui seul détient le pouvoir d’asphyxier ce feu et de réduire mes doutes au silence. Encore faudra-t-il que ses explications soient à la hauteur et que la sincérité de sa détresse puisse me convaincre pour de vrai. Cette exigence pèsera sur chacune de ses paroles à venir.
Peut-être ai-je ce besoin secret, pervers, vindicatif de lui infliger une part de ma souffrance. Peut-être que je veux qu’il goûte au poison de la jalousie en me voyant avec un autre. Car moi, j’ai cogité des heures peuplant son absence de conquêtes en brochette, visualisant ses mains ailleurs, ses baisers distribués à des bouches cajoleuses bien plus aguerries que la mienne… Un venin mental qui ronge sans répit.
Grrrrr, enlève-toi ce scénar débile du crâne, Vic ! D’abord, t’as tout sauf envie d’aller te frotter à un autre type. Ensuite, jouer la manipulatrice, ça ne te ressemble pas. Et surtout, bien des voies plus nobles s’offrent à toi pour garder le contrôle sans planter des aiguilles dans le cœur d’un homme qui dit t’aimer ou ternir ta propre lumière. Alors, stop. Rappelle-toi qui tu es vraiment.
J’éjecte les pensées parasites d’un geste sec et m’arrime au présent. Assez de complaintes stériles.
Autour de moi, mes alliées survoltées parsèment l’air de rires clairs et ondulent sur la playlist sélectionnée par Leslie. Leur joie contagieuse m’enveloppe. D’ailleurs, mon regard croise celui pétillant de l’instigatrice. Les pulsations dominicaines de Despecha nous convoquent. On cale notre centre sur un deux-temps torréfiée, hanches en vagues, petits pas latéraux glissés façon merengue. Son effervescence m’aspire et mon corps réactive sans hésiter son langage de prédilection. Et puis… tiens donc. Isla. Et si je braquais mon radar sur l’autre spécimen Cameron en liberté ? Eh bein, pas farouche pour trois sous la frangine. Ses mèches couleur feu incendient notre promontoire.
Hop, hop. En deux deux, je zigzague entre Flora et Lauri pour atteindre ma nouvelle cible. Mes mouvements se calquent sur les siens, nos bulles se chevauchent, le mimétisme sème des étincelles complices. La magie de la danse gomme le brouillon et recolle les morceaux : meilleure glue instantanée au monde. Ô combien plus économique qu’une thérapie.
Hélas… moins d’une minute plus tard, la jumelle de James m’interpelle d’un signe et s’incline vers moi pour couvrir les basses.
— Je remonte au carré VIP.
Traduction : elle file. Il est vrai qu’elle m’avait promis une chanson : on a dépassé la trilogie depuis perpète. Problème ? La tout de suite, mes neurones refusent de planter un tube de Britney. J’en fais une affaire personnelle : la fidélité musicale, ça compte. Avant qu’elle ne s’échappe de l’estrade, je lui souffle un plaidoyer chargé de tous mes espoirs.
— S’te plaît, un dernier tour et, après, parole de scout, je te raccompagne auprès d’Antoine et vous commande un Uber en personne.
J’écrase ses protestations moyennant des moues boudeuses, des regards implorants façon Chat Potté et autres supplications ronronnantes. Au bout du compte, Isla se laisse séduire, non pas pour un, mais deux morceaux supplémentaires — sans doute plus par politesse que réel désir. Quoique : qui peut résister à la magie des Spice Girls ? Wannabe nous propulse vers la fin d’un show extatique qui coule dans les veines comme un mix entre shot d’adrénaline BBF et élixir de jouvence. On saute, on hurle en cœur le refrain, on se bouscule et se chauffe en gloussant. Jusqu’au moment où Isla plaque sa paume près de sa bouche et m’annonce son verdict à l’oreille :
— Boudu… t’es pire qu’une pile électrique trempée dans un torrent de Red Bull ! Pas étonnant que mon frère soit dingue de toi.
Din… dingue de moi ? Ces quelques petites syllabes collent à mon cerveau à l’instar du caramel sur les dents. Et voilà que ça décoiffe mon âme d’un mistral puissant, assez pour gonfler la voile de ma fierté, embarquer un curieux passager et tracer la route d’un désir qui file droit au bas-ventre. Cap sur le frisson assuré, escale obligatoire au port du plaisir. Mes yeux s’envolent direct vers l’étage supérieur. Mince… James a disparu. Pas grave, j’arrive.

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