12.4 * VICTORIA * TROIS PORTES D'ECART
V.R.de.SC
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30.10.22
04 : 30
♪♫ ??? — ??? ♪♫
Essoufflée, les joues incandescentes d’excitation, je lance des phares gesticulants pour attirer l’attention de Mati. Au lieu de faire le piquet, il aurait pas pu nous dégoter un toboggan gonflable pour la descente, non ? Que nenni, épreuve à la dure : sinon où est le sel ?
Pendant qu’Isla bénéficie de l’aide de l’ascenseur sur pectoraux, j’en profite pour faire un rapide topo aux filles. Flora ne réfléchit pas une seconde et nous emboîte le pas. Nina, jette un œil vers le bar et décide d’y rejoindre Baptiste, sa boussole interne pilotée vers l’envie. Rien d’étonnant. Leslie, naturellement, quittera la scène quand on coupera le courant. Les rois ont leur trône, les stars, leur estrade. Néanmoins, Lauri la convainc de gagner la piste. Ah la la, avec les bons leviers, la diplomatie est un jeu d’enfant. La clé ? Suivez la flèche : les éclairs d’yeux de ma cousine foncent droit vers un coin précis de la salle. Au bout : un inconnu taillé dans l’ombre. Le cache-cache visuel n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde : Lauri a visiblement flairé un candidat potentiel. Magistral. Tant mieux pour elle, elle mérite une escapade ludique après ce que lui a fait vivre son connard de Versaillais. Après tout, on est pas ici pour filer la laine. La soirée a encore des cartes surprises à distribuer.
Oh non. Oh ciel. Oh l’énorme boulette… Félicitations, cher encéphale, superbe synchronisation neuronale. Lauri. James. Un seul toit… Ma cousine de passage crèche chez moi et mes ambitions polissonnes viennent de se faire kamikazer en live. Comment ai-je pu occulter ce méga giga détail ? Que dis-je… cet éperon continental fiché en travers de mes projections lubriques ! Merde, alors ! Un étendoir et une cousine… double coup de grâce. Trop de paramètres pour ma modeste arithmétique hormonale, donc carambolage logistique garanti. Grrrr, je n’en veux pas de cet escape game érotique, moi, j’ai pas la patience…
J’ai horreur de ce genre de configuration. L’intimité, j’y tiens. Et bourrée… disons que je tiens pas. Faire chanter les ressorts du matelas avec des invités derrière une cloison ! Inconcevable. Le respect acoustique avant tout. Discrétion et dignité, sacro-saint credo. Je suis pas une sainte nitouche, mais l’idée de… copuler avec mes proches en audience forcée, c’est absolument en dehors de mes capacités. Minimum trois portes d’écart, ou séance annulée. Le désir n’aime pas les échos familiaux. Papa pourra en témoigner !
Par chance, j’ai grandi dans un château, où chaque génération possède son aile. Ma chambre se trouve d’ailleurs séparée de celle de mes frangins par une super salle de jeu, un espace charnière — un no man’s land parfois aussi — où nos mondes se frôlaient sans fusionner complètement. Je me remémore nos batailles sonores d’anthologie : Daft Punk assourdissait ma Beyoncé, qui elle-même se faisait tirer la bourre à coup de décibels par les Artic Monkeys, Linkin Park ou 30 Seconds to Mars de Bastos. Seul l’album Nevermind de Nirvana parvenait à rallier les troupes et pacifier nos croisades tapageuses.
Mes charmants frères n’ont malheureusement pas la même retenue que moi. Leurs exploits nocturnes — et pas que sous la Lune, soit dit en passant — j’en ai eu ma dose et ma claque. Ces deux petits cons ont traumatisé mes chastes oreilles d’adodelescente avec leurs concertos de débauche. Enfin… c’était pas tant eux que j’entendais — Dieu merci — mes leurs caquetantes partenaires. Bref. Pour ma part, ce sont surtout les annexes et le parc qui ont vu défiler mes premiers soupirs d’initiation au monde des grandes. Je précise : aucun petit-ami n’a franchi le seuil de ma chambre d’enfance. Jamais. Mais, j’ai amplement pratiqué le pelotage et le chapardage de lèvres sous les étoiles sans jamais me faire gauler. Pas comme ce balourd de Gab : son fessier en plein meeting, un épisode que j’aurais voulu effacé de ma rétine à tout jamais ! Quant à Bastien, chopé en flagrant délit de baignade clandestine avec une sirène alpine, hôtesse du gite du domaine le temps d’un été, blonde, plantureuse et surtout mariée, il a écopé d’une saison entière de corvée nettoyage de piscine. Pas par charité, juste pour éviter que certains détails ne circulent trop vite.
Me voilà perdue dans ce flot de pensées, brocardant mes frangins comme de misérables lapins en rut — ce qu’ils sont vraiment la plupart du temps — lorsque j’atteins le haut des escaliers.
Nina a galopé comme une étoile filante dans l’orbite amoureuse de son barman de copain. Leslie et Lauri, nos deux âmes célibataires, ont planté leur campement au rez-de-chaussée. Je jette un dernier regard à ma cousine occupée à roucouler à l’oreille du fameux beau brun. La flamme brûle déjà à plein régime. Parfait ! Je croise mes doigts — tous, même mes orteils — dans l’espoir ahurissant, pour ne pas dire, indécent que Lolo se trouve un plan cul de circonstance pour clôturer sa soirée en beauté. Magne-toi et sors l’artillerie lourde, couz' !
Au point où j’en suis et, en dépit du fait que je sois rétive au possible et allergique par principe à la promiscuité orgasmique, je renierai de gaîté de cœur ma famille et dérogerai à mes règles contre une nuit d’extase avec mon Highlander… Bonjour la gênance carabinée au petit-déjeuner, par contre, mais, je survivrais. On survivra… J’endurerai sans rechigner ses vacheries concernant ma future fort probable complainte de cris à décorner les anges parce que je vous jure que, si James atterrit — ou trébuche ou titube, osef — dans mon lit tout à l’heure, ma volonté de bienséance et de pudeur s’effondrera en moins de temps qu’il n’en faut pour soupirer : « Encore ». À moins qu’il me bâillonne ou m’étouffe ! Quoique, retenir mes gémissements ? han-han… mission impossible. Expression libre, voilà le mot d’ordre de nos retrouvailles. S’il existe un terrain où je peux vraiment ouvrir les vannes, c’est bien au pieu !
À mesure que je progresse vers le carré VIP, Flora dans mon sillage, j’aperçois vite fait Isla campée au milieu de l’espace feutré, mains sur les flancs, posture guerrière. Je devine sans peine qu’il se trame un… truc et je ne vais pas tarder à le découvrir.
Au détour du voilage qui cloisonne le salon, mes yeux accrochent la source de l’irritation apparente de la belle rousse : son jumeau. La tension palpable sur ses traits durcis démontre une altercation imminente. James fulmine contre sa sœur, mais, à cause du brouhaha ambiant et de leur accent mélodieux, pas un traître mot ne filtre à mes oreilles curieuses. Un dialogue crypté… ça c’est frustrant.
Je m’infiltre dans leur champ d’un pas hésitant, le cœur en alerte. Antoine de face, puis, James me remarquent illico. Ce dernier se fige net, sa bouche se scelle instantanément, ses pupilles s’arrondissent, et ses bras capitulent, abandonnés à leur propre fatalité.
Isla relance l’échange d’une voix mesurée. Cette fois, des brides de leur conversation me parviennent à nu.
— All anyone's tryin tao do, Jamie, is help ye het better and see ye on yer feet again.[1]
Son intonation danse entre tendresse, ténacité et désespoir. Tente-t-elle de raisonner son frère ? De l’apaiser ? Mais à quel propos ? De quoi doit-il se remettre ? Ce poids invisible qui les écrase me taraude.
— Bébé, maybe now's not the best time[2], glisse Antoine, prudent.
Effort dérisoire de calmer les eaux. Isla ne relève pas. Ses prunelles toujours rivetées à celles identiques de son frangin, elle enchaîne sans la moindre hésitation.
— It’s no’ just yersel ye’re hurtin’, ye ken? We’re all watchin’, hopin’ ye’ll stop slippin’ further away. Ye’re no’ made o’ stone, Jamie. Allow someone in before ye break yersel in two. Again.[3]
James ouvre la bouche, prêt à riposter, je suppose, mais son regard se dérobe et vient s’échouer dans le mien. Foudroyant… Ce torrent fulgurant d’émotions refoulées me frappe de plein fouet. Détresse, douleur, vulnérabilité. Paralysée, le souffle coupée, incapable de trouver la moindre réaction appropriée, je laisse mon esprit s’échiner à reconstituer, mot à mot, le sens des paroles d’Isla.
— If it’s no’ us, then her.[4]
— Victoria, murmure-t-il, en me fixant droit dans les yeux.
— Aye, Victoria, répète Isla avec douceur. Ye’re fair smitten wi’ her, Jamie, an’ dinna think we cannae see it. Ye’d cross fire an’ flood for her, wouldnae ye? Thae were yer ain words, wisnae they ?[5]
Qu’a-t-elle dit ? Ses phrases détiennent une poésie brute, mais je nage dans un océan d’incompréhension face à l’intonation et aux tournures écossaises. J’ai beau avoir un niveau C2 en anglais, je réalise que le scots requiert un apprentissage à part.
Antoine coulisse alors contre sa chérie et la décale méthodiquement. Isla capte enfin ma présence. D’abord, sa bouche s’ouvre en un rond parfait, puis ses lèvres se pincent et sa mine pique vers le sol. Culpabilité ? Embarras ? Une intuition cinglante me serre le ventre. J’ai comme l’impression que je n’aurais pas dû entendre cette discussion… Est-ce que je viens de fourrer mon nez là où je risque de m’ébouillanter les doigts ?
— Euh… tout va bien ? hasardè-je, œil balançoire entre James et sa sœur.
Dois-je m’alarmer ? M’évaporer ? Jouer la bonne samaritaine ?
Isla relève le menton.
— Oui, ne t’inquiète pas, on -
— Tout va bien, l’interrompt aussitôt son frère. On s’en va.
On ? Qui ça, « on » ? On, c’est l’indéfini le plus traître de la langue française.
— Reste avec elle. Antoine et moi, on -
— Ma vie, mes décisions, Izy, la coupe-t-il à nouveau.
L’interpellée ricane.
— Tu peux toujours faire l’autruche, mais ça n’empêche que tu dois tenir ta parole.
OK… pause. Qu’y a-t-il à comprendre dans cette affirmation ?
— Je gère, pas besoin de manœuvres pour me pousser à agir.
— Ah, ouais ? Tu comptes te terrer dans ta tanière combien de temps au juste ? Ça fait un mois déjà.
Un mois ? Un mois que quoi ? Que s’est-il passé il y a un mois ? Et moi, j’étais où, un mois en arrière ?
À la crispation de sa mâchoire et de ses poings, James encaisse mal le coup.
Perdue au milieu de leur passe d’armes, je cherche du renfort auprès d’Antoine. Tout aussi bredouille que moi, il hausse les épaules. Message reçu : on ne s’en mêle pas. De toute façon, pour m’en mêler, faudrait d’abord faire apparaitre un fil d’info en bas de mon écran mental. Bien, bien, nous voilà ipso facto contraints de jouer les murs invisibles entre deux éclairs. J’hésite encore à hisser le drapeau blanc, mais j’ai peur d’enflammer le poudrier.
Silence. Pas du genre paisible, mais visqueux. Dans la faille, je surprends un bref échange oculaire entre le couple. Je reste à l’écart du courant et ça… m’énerve. James, lui, ne bronche toujours pas. L’incertitude gravée sur ses traits me donne envie de lui secouer les miches. Finalement, sa main grimpe à sa nuque, son regard glisse en biais. Pas vers moi. Pas vraiment vers sa sœur non plus. Plutôt vers la sortie.
La vague de froid est rude. Et pas seulement entre eux : moi aussi, je commence à grelotter d’appréhension.
— Ma chérie, finit par souffler Antoine, on ferait mieux de les laisser entre eux.
— Ça, c’était mon plan, à la base, lui signifie-t-elle.
C’est au tour de James de se fendiller d’un ricanement.
Qu’est-ce qu’il m’a lâché, déjà, tout à l’heure ? Qu’il n’était pas prêt à me revoir. Une vérité jetée comme un pavé dans l’eau, mais qui fait des cercles plus larges qu’il ne l’imagine. Se pourrait-il qu’Isla ait manigancé sa présence ici ce soir ? Un joli guet-apens sous couvert de bringue huppée destiné à bousculer le cours des choses… ou du moins, à bousculer le jumeau indécis.
— Ouais, il y en a qui s’ennuient tellement qu’ils en viennent à organiser des soirées surprises… pour les autres.
Tout concorde et s’assemble : mon hypothèse se confirme. Isla a bel et bien tiré les ficelles. Ce qui ne m’éclaire absolument pas sur la raison pour laquelle Monsieur a coché la case « zéro Victoria » dans son agenda.
— Ach, c'mon, Jamie, ye cannae hide fae yer ain heart forever. Whit’s the use o’ scribblin’ her oot if she keeps knockin’ doon yer door ?[6]
— Encore eût-il fallu que je sache à quel interphone sonner, étant donné que j’ignorais qu’il se promenait dans les parages…
Trois paires d’yeux convergent vers moi. Oups. J’ai parlé tout haut… Isla plisse les paupières, une lueur malicieuse dans le regard, tandis qu’un rayon complice s’installe doucement sur sa bouche. À son tour, elle émet un petit raclement de gorge. Tic de famille.
— Aye, lass ! Pardonne la bornitude de mon frangin, tête de mule notoire, au cas où tu ne l’aurais toujours pas découvert. Chapeau pour avoir décrypté notre accent épineux. Mea culpa aussi : j’aurais dû parler en français, c’est mal poli. Mais c’est de sa faute. Si tu veux, je te file quelques insultes en scots pour lui remettre les idées en place.
— Pas la peine, marmonne James entre ses dents.
— Oh que si ! Elle en aura bien vite besoin vu ton sale caractère. Et d’un casque pour supporter tes râleries et tes mauvais traits d’esprit aussi. Qu’est-ce qu’il peut être lourdingue parfois, celui-là, le chambre-t-elle.
— Haud yer wheesht, will ye ?[7]
Sa sœur m’a félicité trop tôt : c’est quoi un « ouichte » ?
Isla s’abaisse vers mon l’oreille :
— Si jamais il t’embête, réponds-lui : « Jist jog oan ! ». C’est un équivalent pour « Va voir ailleurs si j’y suis ». Ou si tu souhaites un truc plus coloré : « Faw off, ye numpty ! ». Ce qui peut se traduire grossièrement par « Dégage, Ducon » ou « Parle à mon cul, ma tête est malade », selon Antoine.
Amusée, j’acquiesce, puis jette un coup d’œil espiègle à James, qui se retient visiblement de rouspéter. Fort heureusement, il semble un tantinet plus relax et d’un coup gagne dix points de mignonnerie. Bien que cette moue bougonne jusque là inconnue a titillé mes nerfs et… mes envies… Faut croire que les allures de sale gosse m’allument un peu.
L’atmosphère se détend un chouia et j’ose enfin me décaler près de James tandis qu’Isla et Antoine s’apprêtent à prendre congé. Une émotion insondable flotte sur le visage de sa jumelle lorsqu’elle l’enlace et lui chuchote quelque chose en aparté. J’opte pour une mise en garde fraternelle en mode : « Je t’aime, mais me cherche pas trop ».
— Dinnae fash, mo piuthar.[8]
Isla recule et humecte ses lèvres, l’air de réfléchir. Une mine solaire égaye sa bouche quand elle me fixe enfin.
— Encore joyeux anniversaire, Victoria. Ça m’a fait plaisir de te revoir. Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, je serai là. Indépendamment de mon frère… et de ce qu’il décidera de faire.
Prise de court, je lui renvoie son sourire et la remercie du bout des lèvres.
— Toi, tu me remercieras demain, Jamie.
Sa réponse ? Son fameux raclement de gorge sexy qui me donne des palpitations. Je glisse mes doigts dans les siens : il s’y accroche aussitôt.

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