6.4 * VICTORIA * AU-DESSUS DE LA BALANCE

12 minutes de lecture

CHAPITRE 6.4


AU-DESSUS DE LA BALANCE


* *

*


V.R.de.SC

30.10.22

00 : 00


♪♫ ??? — ??? ♪♫



La pluie, au-dessus de nous, redouble de précision sur le verre, dessinant mille petits hiéroglyphes liquides, et j’ai l’impression absurde que chacun d’eux traduit mon trouble mieux que mes mots : hésitation, tiraillement, attraction, repli — une danse de phénomènes internes que je peine à museler. Je voudrais être imperméable, mais hélas, la porosité me gagne, et chaque battement de mon cœur marque en moi le souvenir brûlant de ce qu’il est, lui, là, si proche, si immobile, si dangereusement palpable.

Je passe une main sur mon plaid, juste pour m’occuper, me convaincre que je possède encore mes gestes. Il m’observe, évidemment. Je l’ai surpris mille fois l’été dernier, à m’étudier, me dévisager, m’admirer, toujours avec une intensité silencieuse, une fixité douce, jamais de manière intrusive, assez néanmoins pour que je sente sa présence dans mes os. J’imaginais qu’il notait chacun de mes mouvements, frémissements, micro-expressions. Parce que j’agissais en miroir, en toute occasion, à la dérobée ou sans rien cacher, les yeux dans les yeux.

Une part de moi souhaite lui secouer les puces. Lui dire d’arrêter de me regarder. De s’avancer ou de reculer. De parler ou de ne surtout pas le faire. De choisir un cap, un seul, juste pour que cessent ces oscillations qui dérèglent mon souffle et diluent mes pensées en un brouillard tiède. Mais l’autre part… l’autre part contemple dans ses prunelles bleutées cette nuance d’épuisement, de regret peut-être, de volonté contenue, et s’y attache avec la ferveur d’une plante grimpante cherchant un appui, même inapproprié.

— Désolé d’avoir parlé en écossais.

— Ne le sois pas… bredouillè-je d’une voix étouffée ça… ça ne me dérange pas. C’est juste que je suis…

Quoi ? Pour quel adjectif opter ? Submergée ? Désabusée ? Désorientée ? Trépidante ? En colère ? En plein embrouillamini émotionnel et mental, c’est certain.

Face à mon mutisme, alors que ma phrase se désagrège dans l’air, la musique cassée qu’il charrie dans sa gorge, grave, voilée, grignotée d’amertume, s’élève pour l’achever :

— … dégoutée de me voir, j’imagine…

Jusqu’ici absorbée par la danse nerveuse de mes orteils, je remonte les yeux sans bouger la tête, et le choc m’arrête net : Dieu, cet homme magnifique semble porter sa peine sur chaque ligne de son visage. À moins que ce ne soit moi qui enjolive, greffe mes propres fissures sur les siennes, surinterprète. Peut-être que sa déclaration n’a rien de la détresse que j’y projette.

— Non. Je ne dirais pas ça, je… je ne m’y attendais pas.

L’attention tourné vers l’ombre, mes ongles triturent machinalement le coin de couverture pour canaliser mon trouble, et je murmure à mi-voix, plus pour moi-même que pour lui :

— Regarde-moi… je ressemble probablement plus à un épouvantail gorgé d’eau et tout fripé qu’à—

James tranche ma réplique à mi-chemin et fait éclater mes mots en éclats éparpillés.

— Même avec tes cheveux en bataille et ce plaid sur les épaules… je te trouve toujours fascinante.

Moi qui craignais être un désastre cosmétique, mascara dégoulinant et tignasse imprégnés de tabac, il semblerait que mon pouvoir d’attraction parvienne une fois de plus à tirer son épingle du jeu. Rassurée ? Non.

— Tu sous-entends que je peux encore taper dans l’œil d’un illusionniste qui me refait le coup du lapin dans le chapeau ou d’un type aux allures de barbare qui se figure que mes cuisses vont s’ouvrir par magie ?!

Han ! Nom de Dieu ! Qu’est-ce qui me prend ? Ma paume atterrit sur ma bouche, moitié pour étouffer ma langue bien trop pendue, moitié pour me protéger de ma propre audace. Trop tard… Le mal est fait. Il blêmit, recule. Ses traits se tendent, son regard à la fois plus dur et plus meurtri que jamais me pénètre avec la froideur d’un vent d’hiver. Les particules dans l’air palpitent et se condensent. Mes muscles ventraux se tordent de culpabilité et de stupeur.

Je déraille. Impossible de trier ce qui me traverse, impossible de dresser des murs. Je n’arrive plus à compartimenter, à tenir mes émotions à distance et cette perte de prise me file une panique monstre.

— James… je ne voulais pas—

Un grognement plus tard :

— Je ne suis pas venu pour coucher avec toi.

L’âpreté de sa tonalité me cloue sur place, un mélange de fermeté et d’agacement que je n’avais encore jamais entendu chez lui.

Mes doigts s’enfoncent dans la trame du plaid, y imprimant mon scepticisme, m’y enrôlant contre ma propre anxiété.. Pourquoi ne suis-je pas soulagée ? Je devrais mieux respirer, non ? Ou, tout du moins, éprouver une sorte de sécurité théorique et une petite accalmie mentale qui devrait brider mon doute viscéral… lequel, bien entendu, s’accroche comme du sel sur ma peau. Hélas, l’évidence se dérobe, glisse entre mes côtes. Quelle femme, face à une telle confession, pourrait prétendre que son cœur ne se contracte pas, que son esprit ne vacille pas entre prudence et désir de croire ? Mais… d’un autre côté, ne devrais-je pas me vexer un tantinet ? Il n’a pas envie de moi ?

Minute… Et si je faisais fausse route ? Si sa présence n’était en rien synonyme de reconquête ? James a-t-il seulement laissé transparaître un souffle d’intention de renouer notre lien ? J’entends pas juste physiquement.

Rohhh… mais quelle énigme que cet homme ! Ses gestes, ses silences, chaque inflexion de sa voix paraissent tracer des labyrinthes impossibles à déchiffrer. Et moi, je m’y égare, tentant vainement de recoller les fragments d’un sens qui se dérobe à chaque battement de paupière. Je navigue à vue, incapable de distinguer l’ambition de l’illusion.

Suffit ! Ce charmeur qui avance masqué mériterait que je lui saute à la gorge ou lui grimper dessus. Non ! Ni l’un ni l’autre. Sois une adulte, Vicky, pas une furie. À ce stade, je suis surtout un interrupteur : on/off, selon son regard. Et son regard a l’air… déconfit. Oups, j’ai bel et bien poussé le bouchon trop loin ? Faut-il qu’il mette autant de feu dans ses prunelles, alors que je suis une bombe à retardement !

— Je suis désolé, finit-il par susurrer, déposant les armes.

— Déjà dit, répliqué-je, la répartie engluée d’épuisement.

— Vaut mieux deux fois qu’une, non ?

— Mmh, chignè-je. Dans ce cas, que veux-tu que je te dise ? Persiste et martèle : c’est en frappant qu’on enfonce le fer, paraît-il.

Sa bouche se plisse, sa tête se penche.

— C’est en griffant que tu es devenue tigresse ? ose-t-il.

Ma langue heurte mon palais dans un claquement d’incrédulité, mes pupilles s’envolent. M’offre-t-il un compliment contourné ou une estocade polie ? Quoi qu’il en soit, il m’a subtilisé l’avantage et déplacé le terrain sous mes pas. Ai-je déjà mentionné à quel point je le trouve agaçant ?

Un statu quo ? Terriblement frustrant. Par conséquent, non merci : je tends la lame, il n’a qu’à suivre.

— As-tu pour vocation de finir déchiqueté, Scottish man ? Je grogne aussi, et, à l’occasion, je distribue des cicatrices souvenirs. Tu dois t’en rappeler, non ? Es-tu si curieux de tester les limites de ma patience… et de mes dents ?

Mes propos ne sonnent-ils pas sacrément… suggestif ? Je voulais juste lui montrer que je mords, pas que je l’invite à la chasse, pas vrai ?

Contre toute attente — enfin, pas vraiment, si l’on considère son attitude en dents de scie depuis son come back aux grondements d’avalanche sur monde instable — James désamorce tout de go. Pas d’humeur. Étrangement, ce mur invisible entre nous me rend plutôt triste. L’été dernier, on brûlait. Cet automne, on gèle.

— Non, Victoria. J’ai pas envie de—

Parfait, une nouvelle phrase avortée suivie d’un soupir à faire s’effondrer un glacier. À cette allure, il ne devrait même plus s’embêter à finir, je devine d’avance le point de chute dramatique. Note pour plus tard : avec un petit ami écossais adepte des ellipses émotionnelles, s’équiper d’une lampe frontale, échauffer les neurones avant chaque interaction, accepter les niveaux bonus non annoncés et penser à sauvegarder souvent. Sérieusement, la prochaine fois qu’il m’offre trois mots d’affilée, je m’autoriserai le toupet de l’embrasser à pleine bouche. Allons bon, prions qu’il termine au moins ça jusqu’au bout !

Mais soudain il reprend :

— Tout ce dont je rêve, c’est que tu me pardonnes un jour.

Son regard plonge vers le sol, puis se hisse aussitôt, noyé de déceptions.

— Même si, moi, je me pardonnerai surement jamais de t’avoir perdu, révèle-t-il, résigné.

Ah… Je vois enfin le monstre qui le hante. Un monstre fait de regrets, vraisemblablement de fautes et de silences. Il doute de lui. Donc, il doute de nous. Je devine qu’il a d’ores et déjà scénarisé notre échec, fabulé tous nos potentiels lendemains. Pourquoi ? J’aimerais le rassurer, lui dire que rien n’est joué, que tout peut se réinventer, mais le poids de sa tristesse est si tangible que j’ai peur de poser la question. Malheureusement, je redoute déjà la vérité qui se profile.

— Que dois-je te pardonner, au juste ?

À nouveau, il choisit de se taire. A nouveau, et bien que je ferais mieux de m’astreindre à la conciliation, l’irritation me gagne.

— J’ai bien une liste longue comme dix bras de reproches à te faire, James. Mais si tu attends mon pardon, je suppose que la réalité dépasse mon imagination, n’est-ce pas ? Quel chapitre de cette histoire sommes-nous en train d’écrire, exactement ? Un interlude ou l’épilogue ?

Sa main glisse à la diable derrière sa nuque. Décidément, son langage corporel est bien plus bavard que sa langue, ce soir. Voilà qui confirme mon propre trouble. Merveilleux. Et puisqu’il faut bien une cerise sur le gâteau, sa chemise détrempée accroche ses muscles et sculpte sa silhouette, assez pour me rappeler ce à quoi je me dois de résister. Ce petit bout de peau clavicule, là, réveille illico mes démons lyriques : je lui compose une ode ou j’épanche ma soif de lui ?

— C’est compliqué, je—

— Et c’est reparti ! James, tu rabâches.

— Tu as raison. Excuse-moi. Je… Moi, ici ce soir, c’est vraiment pas calculé. J’ignorais que tu serais là, et… euh, j’étais pas préparé à te revoi —

— Tu n’étais pas prêt à me revoir ?

Comme si j’étais une mauvaise surprise à éviter ? Un fantôme gênant ? Bouh ! Je fais peur ?

— Aye, j’ai besoin d’un peu plus de temps pour…

Il bute sur sa révélation. Son visage devient un champ de tensions mal dissimulées : confusion, frustration, détresse. Bon sang de bonsoir, qu’est-ce qu’il élude au juste ? Cache-t-il un secret entre ses dents, une bombe sous sa langue ? Bon, très bien, à moi de lui tirer les vers du nez un par un.

— Depuis quand t’es à Toulouse ?

Le bleu de ses iris se voile, frôle la fuite. Ses lèvres se compriment en ligne fine.

— James, réponds-moi. Depuis quand es-tu revenu ? Tu repars quand ?

Rien. Silence radio. Rah !

Une hypothèse fait jour dans mon esprit.

— Tu ne comptais pas tomber sur moi, c’est ça ? En fait, tu n’avais aucune envie de me revoir ? La vache, moi qui estimais—

— Bien sûr que j’avais envie de te revoir.. J’attendais juste le… bon moment.

— Le bon moment pour quoi ? m’agacè-je.

Je ne comprends rien à ce qu’il raconte.

— Pour… pour…

James Liam Cameron perd ses moyens. Encore. Je me frotte les yeux mentalement et retient un rire convulsif. Posture, hésitation, ce spectacle est si décalé de l’homme que j’ai connu. Je l’observe par les brisures d’un miroir : impossible de recomposer l’image.

Si sa confession prend autant de temps à sortir, c’est soit énorme, soit complètement bidon. Pétard, j’en ai assez ! Il me ponce les nerfs. Il me fatigue. Qu’il garde ses mystères, ses détours, son flou. Moi, j’éteins. Cette conversation est stérile.

— Tu es dans une impasse, James. Et, honnêtement, je n’ai plus l’énergie de décoder tes mutismes. J’ai déjà suffoqué dans ton premier trou noir. Je n’irai pas me recoller au suivant. Ton texto disait vrai : tu n’es peut-être pas celui que je croyais.

Lasse de tourner en rond, je me mure. Ras-le-bol de pédaler dans le vide ! Sans un mot ni un regard de plus, je le contourne.

Échauffée ou frigorifiée, quand mes pieds quittent la terrasse en teck pour la dalle glacée, je ne cille même pas. La pluie ? De la gnognotte. En quelques enjambées, je ramasse mes chaussures abandonnées sur le tonneau sans même tenter de les enfiler. Direction l’entrée du rooftop. Manque de chance : pour l’atteindre, je dois nécessairement recroiser James — à moins de me ridiculiser à faire un détour excessivement long.

Fiché sous les trombes d’eau, il ne bouge pas. Il me scrute.

Fixe-moi encore deux secondes et je t’envoie mes stillettos à la figure, Monsieur Monolithe !

J’enlace les bords de la couverture et m’élance. Le ciel nous tombe sur la tête, littéralement — une vraie averse. Lourde, compacte, décidée à nous lessiver jusqu’à l’os. Elle nous trempe de la tête aux pieds. En vérité, son assaut aqueux se perd dans le brouillard de mes pensées. Tant mieux. Il camoufle à merveille les larmes qui ruissellent le long de mes joues. Si James m’observe, il ne verra rien d’autre qu’un visage mouillé. Merci, la pluie, mon mensonge hydrologique de secours.

J’inspire, fort, absorbe un peu de courage dans l’air. Je ne veux pas fuir. Pas vraiment. Ce que je veux, c’est lui. Là. Contre moi. Tout de suite. Magnifique ! Me voilà repartie pour un tour ! Passez-moi la camisole, que j’y enferme ma libido à double tour. Je m’arrose la raison d’une bonne douche froide. Rester serait offrir en sacrifice les derniers lambeaux de mon discernement. Alors, au prix d’un effort incommensurable, je traverse la terrasse tête baissée. Mes pieds collent au passé : chaque pas semble plus lourd que le précédent. Un seul regard vers lui, et je me désintègre. Discipline, Victoria. Dompte-toi. Tiens bon encore dix secondes.

Tandis que je m’apprête à le contourner, James se déporte d’un rien, puis, dans un mouvement aussi soudain que délicat, sa paume cueille mon poignet. Le piège à émotions se referme. Comme frappé par un sort, mes muscles stoppent net et un hoquet s’échappe de mes lèvres. Le contact de sa peau diffuse une onde étourdissante à travers toutes mes terminaisons nerveuses. Mes doigts crispés autour de mes talons déserteurs trahissent mon déséquilibre : j’essaie de garder prise sur quelque chose, n’importe quoi. Mon ventre se contracte, puis s’ouvre à une chaleur liquide, impérieuse. Le déferlement se mue en une vague sensuelle et, au creux de cette ardeur naît une clarté étrange, semblable à un soulagement fondateur, une paix venue d’avant les blessures. En cet instant, tout mon être se réveille au souvenir d’être touchée par cet homme.

Mon corps s’enraye et refuse d’avancer. L’élan de partir ? Coulé à pic par l’impulsion farouche de rester. Il pivote. Son torse frôle mon épaule. Puis s’approche encore. Trop près. Bien trop près. Mon cœur tambourine à un rythme frénétique. Son souffle meurt contre mon oreille — rauque, précipité, brûlant malgré le froid. Mon dos capte chaque vibration de son influence physique indéniable. Je pourrais m’abîmer en lui si je reculais d’un centimètre. Mais je résiste à m’effondrer dans sa gravité avec l’obstination d’un météore sentimentalement incompétent. Comment réussit-il cet exploit ? M’éparpiller et me rassembler dans le même battement ?

Tout à coup, ses doigts quittent mon poignet. Une seconde de vide, mais, presque aussitôt, sa main s’ancre, chaude et sûre, contre ma nuque. Je fonds, flanche, flambe, ferme les paupières, exhale. Haannn… La décharge de bonheur m’étourdit.

James, plus grand, plus large, m’enveloppe telle une seconde couverture protectrice, pendant que la pluie s’acharne sur mes mollets et mes cheveux. Il sait exactement ce qu’il fait. Et moi, je me laisse faire… avec mon consentement fois mille. J’ai l’impression d’être volée au froid, à la solitude, de revenir chez moi.

— Victoria, please…

Son front se pose délicatement contre ma tempe. Lui. Sa chaleur, un baume plus fiable que tous les mots. Son souffle, baptême. Ses lèvres, je vacille rien qu’à l’idée. Le désir s’accumule, déferle, broie ma raison, réclame des sensations.

— Dis-moi que tout n’est pas foutu. Dis-moi que j’ai encore le droit de t’aimer, qu’il reste une chance....

Rien de faux dans sa voix. James chuchote son espoir fragile et le suspend au-dessus du vide de la balance de mes sentiments.

La vie, ce soir, refuse les cases. Je ne rentrerai pas dans leurs contours. Les conséquences suivront, inéluctables. Mais j’en ai assez d’attendre la permission de ressentir. À cet instant, ma décision est prise. Tant pis pour demain.

Annotations

Vous aimez lire D. D. Melo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0