8.1 * VICTORIA * HUIS CLOS COULEUR WHISKY

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CHAPITRE 8.1

HUIS CLOS COULEUR WHISKY


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V.R.de.SC

30.10.22

01 : 05


♪♫ FOOL FOR YOU — SNOH AALEGRA ♪♫




À peine Mati a-t-il refermé la porte de son bureau que me voilà en huis clos avec James, cernée de silence et de chaleur. De chaleur, oui, assurément... Pas celle du chauffage : l'autre. Tout un poème en vérité. Un picotement couleur whisky me court sous la peau, s'enrubanne autour de mon cœur, me fait sentir vivante — ou mijotée. Panée, sautée, caramélisée et flambée à point par un Écossais bien trop malté. Et on n’a même pas couché... à ma grande confusion. Mmh. La partie n'est que remise.

En deux — enfin six — enjambées, je gagne le fond de la pièce et m’accroupis près de la valise qui n'a rien d'une simple valise. C'est la caverne d'Ali Baba en personne, un concentré d'accessoires plus ou moins douteux, accumulés au fil de mes interventions au Rose, qui contient des indispensables bien réels, des petits items de survie qu’on n’avoue jamais transporter, mais qu’on bénit quand débarque la minute « panique mode ». Je farfouille et y débusque une brosse à cheveux, la malette à maquillage et des lingettes miracles pour visage en détresse. Réarranger nos atours pour passer de chaos ambulant à duo élégant et ne pas faire grincer les standards du lieu, telle est notre plan de bataille.

Debout, instrument de sauvetage cutané en main, je me retourne vers James, mission nettoyage en tête de mes préoccupations. Or mes yeux, tricheurs, se laissent entièrement aspirer par un spectacle des plus fascinant. Face à moi, mon aphrodisiaque du jour, du mois, de l’année se départit de sa chemise, bouton après bouton, pulsation après pulsation, sans se presser, avec la quiétude d'un campeur songeur, assis près d'un feu, attisant distraitement les braises de mon volcan interne avec son bâton de déclencheur d'éruptions neurosexuelles.

Je le sais, je devrais me détourner de ce corps hypnotique, me centrer sur autre chose que son torse luisant, ses muscles appétissants dont ma bouche s’est régalée tout à l’heure. Hélas, mon cerveau déclare hors-sujet par décret intérieur l’épisode « contrôle tes hormones » et mes pupilles font la queue pour un second round de binge watching effréné. Que voulez-vous, cet homme est sublime.

Absorbé, détaché, immergé dans ses propres pensées, tandis que ses doigts répètent leur danse, je suis tenue en haleine par le moindre détail : la ligne de ses clavicules, la puissance de ses biceps, ce V abyssal qui s’enfonce dans l’ombre de son pantalon. Même ses poils — discrets filaments qui projettent un chemin depuis son sternum jusqu’à son bas-ventre — me chavirent. C’est ridicule. C’est ridicule et délicieux. Délicieux et si déraisonnable. Et addictif. Et... On en parle du tatouage apparu sur l’os de son bassin ? Mon initiale en lettre gothique. Je n’en reviens toujours pas…

Alors, je prends des notes visuelles, très appliquées, et je sens à nouveau une fièvre familière grimper de mes reins à ma nuque et m'expédier le film torride de nos silhouettes sculptées l’une à l’autre, là-haut, sous la pluie battante, contre la porte close, sur le moelleux du canapé, puis le métal bancal du tabouret.

Vous savez ce dont je rêve ? Oui, bon, faire l’amour avec lui, évidemment. Pas un scoop, mais avouer ses fantasmes soulage. Toutefois, ce feu-là n’est que l'écorce de mon désir. Je meurs de glisser dans le sommeil bercée par son étreinte. Je l’imagine chez moi, dans mes draps, dans mes bras, le devine au réveil, dans la lumière matinale de ma cuisine, nous préparant des tasses fumantes de café. Et pourtant, je revis aussi toutes ces nuits sans fin, tourmentée par son absence et le venin de la colère acidifie soudain mon estomac.

Quelque chose en moi grince, m’aboie dessus : re-ssai-sis-toi ! Il est temps d’arrêter cette comédie de midinette affamée d’un frisson qui ne guérit rien. Je devrais vite changer de cap avant que mon ressentiment se cristallise en festin de dragon. Trop tard... Charmant à prononcer, cruel à mettre en œuvre. Les éclats de voix de tout à l'heure, les questions mille fois en suspension, les semis-révélations telluriques, tout se condense en une boule âcre logée dans ma gorge. Mon envie de lui côtoie celle de lui offrir ma rancœur et ma peau dans le même écrin et, sens du détail oblige : ruban de satin noir bien serré autour de sa trachée, en ponctuation délicatement meurtrière.

Qu'est-ce que ça trahit de moi ? Une femme prête à saboter morale et intégrité, à rouvrir la plaie pour y verser elle-même le sel juste pour être sûre qu'il saigne aussi, à le punir en jouissant, se venger en le désirant ? Non, ce n'est pas l'histoire que je veux écrire. Je me répète que je vaux mieux que ça, ce qui, hélas, reste à prouver. Je ne suis pas certaine d'être à la hauteur de cette prétention et crains que la réalité ne m'inflige un démenti sur mesure. Après tout, à l'heure qu'il est, ce ne sont ni ses caresses ni les vestiges de sa bouche sur mon corps qui défilent en boucle dans mon esprit, mais bel et bien mon éclat de rire, strident, convulsif, érigé en refus catégorique. Cet homme m’a balancé un « je t’aime » cataclysmique et j’ai plaqué son sérieux contre le mur de ma légèreté, avec mes trois grammes d’imbécilité. J'ai réagi par… par… badinage, comme si je ne savais pas recevoir l’amour autrement qu’en le dégradant jusqu’à l’instinct. Un souffle fracassant contre de la fusion sans fond : quel troc minable ! Vraiment n’importe quoi. Parce que ça dépassait l’entendement, j’ai cru à une erreur, une illusion, un piège. Mon cœur s'est emmêlé les pinceaux et… j’ai paniqué.

Soudain, un bruit assourdi, électronique et insistant, se fraie une voie dans le mutisme dense qui nous enveloppe. La sonnerie d'un portable — un Apple, donc, pas le mien — indique un appel entrant. James pêche son interface dans son pantalon, jette un œil à l'écran éclairé, sourcils contrariés, ne répond pas. L'intrusion lui pince un nerf, semble-t-il, pique surtout ma curiosité. Une ombre traverse sa mâchoire, infime, vite chassée, et déjà ses doigts pianotent. Intriguée malgré moi, je l’étudie. Une question monte, insidieuse, mais je la refoule avec la même discrétion qu’une chair de poule sous une pluie froide.

En parlant de téléphone, le mien a dû s'égarer dans le triangle des Bermudes du carré VIP entre deux verres et ma tête en l’air — ma robe de ce soir n’offrant aucun recoin stratégique. Celle que je m'apprête à revêtir n'est pas mieux lotie niveau refuges textiles. Et très sincèrement, qu'il vive sa petite odyssée nocturne : s'il a un minimum d’éducation mondaine, il réussira à revenir vers moi au moment opportun. Sinon, ça m'apprendra : les objets se montrent étonnamment doués pour se faire adopter, surtout ceux qui sonnent.

Enfin, Monsieur Beauté-Insolente-Seigneur-des-SMS lève le bout du nez, me scrute par-dessous ses cils, l’air de s’excuser à moitié.

— Isla, souffle-t-il.

Un mot, pas plus. Mon hochement de tête silencieux suffit à relâcher la pression qui serrait mes tempes. Mes épaules s’abandonnent à une détente bienvenue. Sa sœur s’interroge probablement sur ce qui retarde ainsi son jumeau… Bah non, nigaude ! Elle avise sans peine que j'en suis la raison. Alors, elle doit se demander ce qu’on mijote ensemble, et qua… Oh ! Est-ce qu’elle imagine que… Flûte ! Bien sûr que oui ! Et mes amis ? Sans aucun doute. Entre évidences et déductions, tout le monde a dû tiré la même conclusion : la reprise des hostilités, France vs Écosse, tacles dans la passion, cœurs au centre et maillots déchirés. Plutôt mouillés, dans notre cas, de pluie, non de fièvre, mais le scénario est planté.

Comment je me sens ? Idiote… mais inexplicablement exaltée. Le combo impudeur brûlante et fausse indifférence me lancine. J’ai l’impression d’être une bête curieuse exposée, coupable sans crime. Le creux de mon ventre se contracte, ma tête voudrait glisser hors du moment, mon corps dérive encore dans le coton diffus du plaisir de le ré-avoir près de moi. Peu importe ce qu’ils pensent tous. En fait, si, ça compte quand même, mais, pas maintenant. Ajournons ce micmac au menu des débats d’après et rangeons l’embarras au placard… On verra plus tard, très très plus tard.

Et si je cessais de végéter comme une cruche ? À force de frotter encre et pigments, j'ai probablement aboli non seulement mon mascara, mais aussi trois couches d'historique cosmétique, jusqu'à la crème réparatrice testée, achetée et appliquée hier soir avec tant d’espoir, celle qui promettait monts, merveilles, éclat défatiguant et mine réjouie. Oui... oui... Je gobe tout et n'importe quoi en termes de soin de peau, quitte à faire raquer mes économies. Bref.

Coup d'œil au Dieu incarné en présence, poing enroulé autour de sa chemise, l'air je-la-plie-ou-je-la-jette ?

Je souris.

— On passera au local technique. Il y a un sèche-linge, ça ira vite.

Un acquiescement, minuscule et silencieux et, telle une groupie juchée sur des patins imaginaires, je m'élance vers lui sans attendre. Aussitôt dans son périmètre, une secousse m’agite le bas-ventre : son odeur musquée m’expédie une rafale sauvage en plein sinus. Une seconde, je frôle l’absurde envie de m’éventer du plat de la main pour conjurer la fuite progressive de mon sang-froid. Lutter contre un tsunami hormonal sur pattes avec un mouchoir de poche invisible, voilà mon destin.

Je récupère la relique textile toujours imbibée de sa chaleur. Non, mais franchement… N’importe quelle pièce de tissu rêverait d’épouser pareil relief musculaire, n'est-ce pas ? Cette chemise a eu son moment de gloire. À mon tour de reprendre le flambeau : manœuvre de contact rapproché enclenchée. La tentation revendique mon audace immédiate. Paumes à plat sur ses pectoraux, j’inspire profondément, hume son parfum, érige mes talons à la verticale et dépose un bisous sage sur sa commissure.

James se statufie. Ses iris bleus s’affolent. Je me trompe ou mon Écossais vient de faire un double backflip mental ?

Mon être entier se délecte de ce pouvoir tacite distillé par son regard fébrile. Mon pouls s’accélère. Plonger dans ses yeux d'azur équivaut à s'exposer à une décharge de 220 volts. Ce courant entre nous me déroute et me captive à la fois. Mais, je mise sur le recul mesuré, glisse en arrière, réinstaure un espace vital, me réapproprie mon calme. C'était sans compter sur l'autorité douce de James. Main en coupe sur ma joue, lèvres contre lèvres, et instantanément le monde bascule, mon esprit se vide. Ne subsiste que la caresse de sa bouche, le vertige de sa proximité, sa chaleur sauvage. Mon corps, riquiqui à côté du sien, s'enrôle dans un nuage de tendresse incarné. Je suis grisée, submergée de sensations numineuses, en sécurité. Un baiser long, interminable, et pourtant d’une sobriété quasi scientifique, déployé dans le strict cadre du contact bioérotique. Version haute couture, par contre. Je fonds.

Au bout d'un souffle de siècle, clap de fin du smack le plus romantique de mon existence. Si mes paupières s'entêtent à rester closes, elles le demeurent d'autant plus que ma gorge dénonce mon état par un petit gémissement qui empourpre à coup sûr mes pommettes. Je sens, sans le voir, le sourire de James se poser sur moi, léger et malicieux. Bravo, gros malin ! Mission « désarçonner Victoria » accomplie avec brio, effets secondaires internes inclus : nerfs, pouls, ovaires, ambiance canarval de Rio. Mon moi se trémousse de la tête aux pieds.

— Il y a des toilettes pas loin ?

Sursaut de plaisir. Entendre sa voix m'électrise. Il est bien réel. Son nez a chatouillé le mien avant sa réplique. J'ouvre les yeux, manque de défaillir comme si ce beau diable avait décidé de transformer mon système circulatoire en fontaine de pétales de roses sur lit de chocolat au lait et mes genoux complotent à ma honte.

Je déglutis avant de répondre :

— Oui, bien sûr. La porte juste là, désignè-je en pointant la direction. Tu y trouveras des serviettes, je pense. Si besoin.

Un hochement de tête loquace plus tard, il valide et se faufile vers le cabinet, loin de mon regard curieux. En attendant, je m'attaque à mes cheveux. Mille nœuds infernaux, comme d’habitude, et des frisotis à gogo, mais patience, pas question de les ligoter avant qu’ils ne sèchent un peu.

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