Trois règles
Il y avait trois règles tacites au sein de la famille de Simon. Ne jamais parler des problèmes ; ne jamais montrer ses émotions ; et ne jamais aborder le sujet de son oncle – règle qui renvoyait sans équivoque à la première.
Simon avait été bien entouré dans son enfance, pourtant toujours seul. Si sa famille était un troupeau de moutons, il était un zèbre. Plus tard, ce sentiment s’était renforcé lorsqu’il avait intégré le monde du travail. Il ne comprenait pas les gens, et c’était réciproque. Jamais à sa place, un peu à l’écart, à part.
Ce soir-là, la ville semblait silencieuse. À travers la fenêtre du salon de son appartement parisien, Simon observait le soleil terminer sa course derrière les immeubles, alignés comme une rangée de dents.
Un mauvais rhume ne le lâchait pas depuis près d’une semaine. Sans sentir ce qu’il mangeait, le jeune homme avala une plâtrée de pâtes bolognaise. Il invita Perrito, son caniche, à lécher les dernières traces de sauce, avant de laisser son assiette vide glisser dans l’évier encombré de vaisselle sale, et de quitter la cuisine.
La tête lourde et douloureuse, il se coucha quelques instants plus tard, comme étourdi. Perrito le rejoignit pour se blottir au pied du lit, et l’accompagna dans les méandres du sommeil.
*
À la machine à café, Simon ignora ses collègues, absorbés dans une conversation aussi palpitante que la notice d’utilisation d’une perceuse électrique. Lorsqu’il pénétra dans son bureau, le jeune homme réprima une exclamation de stupeur.
Toutes ses affaires avaient été remplacées par celles d’un nouveau collaborateur. Il savait ce que ça signifiait : son patron imbuvable, qui n’avait jamais pris de pincettes, le mettait à la porte, pour tous ses écarts, ou peut-être juste parce qu’il ne supportait plus sa bizarrerie.
Simon n’avait même pas envie de le confronter en lui plantant le Code du Travail sous le nez, ou ailleurs. Il n’attendrait pas d’explications, pas de réunion. Ne jamais parler des problèmes.
Il tourna les talons et quitta la structure, sans regret, ni regard pour ses collègues qui tergiversaient toujours aussi ardemment autour de leur gobelet fumant.
*
Simon errait dans son appartement, incapable de se souvenir de ce qu’il avait fait la veille, ou le jour précédent. Il avait envie d’une bière. Quand il ouvrit le frigo, cependant, il le trouva vide. Il appela Perrito. Le caniche n’accourut pas à ses pieds.
Après plusieurs appels infructueux, Simon fit le tour de son logement. Tourmenté, il ne remarqua pas les marques sombres sur les murs de la cuisine, traces de suie laissées par un début d’incendie.
Le jeune homme eut beau chercher, siffler, crier, Perrito était introuvable.
Simon ne pleura pas. Ne jamais montrer ses émotions.
Il conclut que le cabot s’était enfui, et s’il en était ainsi, il n’avait pas d’autre choix que de s’y résigner.
*
Les murs de sa chambre avaient été repeints. Simon n’aimait pas cette teinte pastel, délavée, qu’il découvrait à la place de sa tapisserie claire, tout autour de lui. Quelqu’un se jouait de lui, quelqu’un se payait sa tête… Ces éléments nouveaux chez lui depuis quelque temps, ces changements incompréhensibles… Il y avait forcément une explication cohérente.
Mais qui pouvait lui en vouloir au point de le torturer psychologiquement ainsi ? Devenait-il fou ? Si ce n’était pas le cas, comment justifier tout ce qui lui arrivait, ou cette sensation étrange qui l’étreignait, comme une distorsion de sa réalité, du temps ?
Désorienté, il se demanda si c’était ce qu’avait ressenti son oncle Benoit, avant de s’ôter la vie dans une phase d’instabilité. Ne jamais aborder ce sujet.
Il chassa ces pensées, perdu et dévasté.
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