Prologue
Camp de concentration de Dachau, 30 avril 1945.
J’étais parvenu au bout de cette aventure qui avait bouleversé ma vie. Je n’arrivais toujours pas à croire que je me retrouvais ici, impuissant devant l’ambiance mortifère suintant de ce camp de concentration tout juste libéré. Je m’avançai parmi les soldats américains qui prodiguaient les premiers soins aux prisonniers affaiblis par des mois de maltraitance. Je portais le même uniforme, pourtant je n’étais pas vraiment l’un d’eux.
Les regards se tournèrent sur celle que je tenais dans mes bras. Mes larmes m’empêchaient de voir à quel point elle avait maigri. La vie l’avait quittée quelques heures seulement avant mon arrivée. Elle semblait sereine, enfin délivrée de ses souffrances.
Elle était morte en croyant que je l’avais abandonnée, et c’était la cruelle réalité: je l’avais laissée à son triste sort. La rage qui m’avait donné la force de la retrouver laissait place à un vide qui ne pourrait jamais être comblé.
Mes compagnons d’armes me regardaient tristement, tous savaient ce que j’avais traversé pour tenter de la sauver.
Une violente douleur me contracta la cuisse, ma jambe flancha et je tombai à genoux, refusant malgré tout de la lâcher.
Mon agresseur, qui venait de me tirer dessus, m'ordonna de la déposer au sol. Devant le canon de son pistolet, je m’exécutai.
Je caressai tendrement la joue de celle que j’avais tant aimée, puis me redressant avec difficulté, je fis face à mon ennemi.
Après quelques mots échangés, il leva son arme vers moi. Je tendis en vain ma main libre pour le retenir… Et dire qu’il nous avait tous trahis, lui, mon meilleur ami, que je considérais comme un frère…
Il y eut un second coup de feu. Touché en pleine poitrine, je basculai en arrière. Alors que j’agonisai, il s’avança au-dessus de moi, la haine déformant les traits de son visage. Il appuya sur la détente... Je n’avais plus peur, sans elle plus rien n’avait d’importance. Comment aurais-je pu deviner que l’héritage de mon arrière-grand-père m’entraînerait jusqu’ici ?
Il y eut une détonation, suivie d’un éclair…
73 ans plus tard, Boston, 27 avril 2018
Il y eut un éclair, suivi d’une détonation… puis l’orage lâcha le flot glacé qu’il ne pouvait plus contenir. La pluie ainsi libérée s’abattit brusquement sur la ville de Boston. En seulement quelques secondes, l’averse troubla la routine bien ordonnée des citadins. Une légère frénésie s’empara d’eux. Les plus prévoyants se saisirent de leur parapluie pour s’abriter, les autres tentèrent de se couvrir avec ce qu’ils avaient sous la main, ignorant qu’ils étaient observés par un vieillard mourant.
La tête appuyée contre la vitre froide de sa chambre d’hôpital, Justin Augun suivait ce petit manège d’un air nostalgique.
Tenant sa canne de sa main frêle et ridée, il sentait qu’il vivait ses derniers instants. Il n’avait aucun regret car il avait vécu bien plus longtemps qu’il n’aurait pu l’espérer.
— Monsieur Augun, vous devriez vous recoucher, conseilla l’infirmière, scandalisée de voir ce centenaire debout, dans son état. Elle était accompagnée d’une jeune femme qui poussa un long soupir d’exaspération.
— Tu devrais l’écouter Papy ! vu ta santé, ce n’est pas prudent de rester debout. Le vieil homme se retourna.
— Lisa, j’ai passé l’âge d’obéir…
Il fut pris d’une violente quinte de toux, qui manqua de le faire chuter. Avec bienveillance, l’infirmière, aidée par Lisa, le guida vers son lit.
Le médecin de garde arriva rapidement. En croisant son regard, Lisa comprit que son arrière-grand-père n’en avait plus pour longtemps. Elle demanda à l’infirmière de prévenir sa famille.
Une fois seule avec Justin, elle ne put s’empêcher de retenir ses larmes.
— Ne sois pas si triste, ma petite… murmura Justin dans un souffle.
Lisa lui prit la main.
— Qu’est-ce qu’on va devenir sans toi ? Tu as toujours été là pour nous…
— Ça fait bien longtemps que tu n’as plus besoin de moi.
Un nouvel éclair zébra le ciel et Justin aperçut à la fenêtre, une femme vêtue d’une ancienne robe rouge à la mode dans les années quarante. Ses cheveux blonds étaient arrangés dans une coiffure sophistiquée que l’on aurait pu trouver sur de vieilles photos d’avant-guerre.
— Qui est là ? interrogea-t-il.
Lisa se retourna. Ne voyant rien, elle annonça un peu inquiète :
— Il n’y a personne Papy…
— Je suis sûr qu’elle était là…
— Qui ça ?
Mais Justin ne répondit pas. Un silence pesant s’installa dans la pièce, rythmé par la respiration saccadée du vieil homme, puis, dans un souffle à peine perceptible, il murmura.
« Éva, je te prie de me pardonner pour tout ce que j’ai dû faire. Après tout ce temps, je vais enfin te retrouver… »
Le silence s’installa à nouveau et Justin cessa de respirer. Ses yeux se fermèrent pour l’éternité. Sa main droite, inerte, s’abattit sur le lit, dévoilant entre les tâches de vieillesse, une large plaie en forme d’étoile. C’était une blessure de guerre, cicatrisée depuis bien longtemps. Cette balafre lui avait rappelé à chaque instant tout ce qu’il avait accompli. Son visage paisible aurait presque pu laisser croire qu’il dormait profondément.
Quelques secondes plus tard, Lisa, bouleversée, chercha le pouls de Justin mais elle ne put que constater avec une profonde tristesse la mort de son arrière-grand-père.
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