CHAPITRE 3. « Journal d’Éva» 22

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Journal d’Éva, 9 décembre 1941

Ce carnet est mon seul exutoire… J’espère sincèrement que personne ne tombera dessus…

Je suis retournée à Dijon pour transmettre des documents. Je pensais que ce voyage me changerait les idées. J’ai réalisé que j’avais eu tort dès mon arrivée, lorsque j’ai croisé deux membres de la Gestapo…. Ils traînaient sans ménagement en dehors de la Kommandantur une femme qui portait les traces de son interrogatoire. Elle m’a regardé de son œil encore valide, semblant implorer la clémence. Nous savions toutes les deux ce qui allait se produire. Quel gâchis, elle était si jeune...

Cette pensée m’était insupportable. Malheureusement, je ne pouvais pas me permettre d’afficher mon émotion. Nous n’avons pas le droit d’émettre le moindre doute, et encore moins de critiquer le régime. Je suis donc descendue dans la cave située sous le bâtiment réquisitionné pour établir la Kommandantur. Tous les objets « confisqués » y sont entreposés avant d’être expédiés vers l’Allemagne. Je me suis assise un moment sur une caisse et me suis mise à pleurer.

J’aime mon pays, néanmoins j’ai de plus en plus de mal à supporter les actes de mon gouvernement. Ce qui se passe n’est pas digne de notre peuple. Je sais que d’autres Allemands pensent la même chose que moi, mais personne n’osera prendre le risque d’en parler.

Il y a un peu plus de six mois, j’ai dû suivre mon oncle, le colonel Frederick Kaltenbrun, dans cette ville magnifique qu’est Paris. J’ai vite compris que je n’étais pas la bienvenue. Les Français me regardent comme si j’étais un monstre. Je perçois dans leurs yeux cette haine qu’ils cultivent à notre égard.

Même si je m’efforce de parler leur langue, je ressens leur animosité. Qui pourrait les blâmer ? Nous les avons envahis, nous les avons spoliés, humiliés, violentés. Depuis plusieurs siècles, nos pays s’attaquent l’un l’autre. La rancœur se mêle à l’horreur et s’accentue à chaque conflit.

Ce matin, je suis restée pétrifiée en voyant ces deux pauvres garçons pendus à l’entrée de la ville. Et maintenant cette jeune femme… Ces atrocités sont-elles nécessaires ?

Je me sens tellement seule. En Allemagne, les dirigeants sont devenus fous et je ne peux même plus parler sans craindre pour ma vie. Ici, en France, ils nous détestent. Je ne souhaite qu’une chose : me sentir chez moi quelque part, et avoir de vrais amis sincères…

Ça fait maintenant six mois que je sers l’Allemagne en tant que secrétaire, mon père a fait de son mieux pour que je sois envoyée ici. Je sais qu’il ne me l’avouera jamais, mais il m’en veut. Je ne corresponds pas à ce qu’il attend de moi. Pendant 4 ans j’ai chanté pour le Fürher, mais je ne pouvais plus continuer. J’ai refusé de prôner cette propagande nazie, ce matraquage de l’horreur. Mon père était furieux et déçu. Nous savions tous les deux que la Gestapo ne me laisserait pas le choix. Alors, pour ne pas salir notre nom et pour me protéger, mon père a préféré m’envoyer loin de Berlin. J’ai donc été contrainte d’accepter ce poste à Paris. Comme je parlais français, c’était plus facile pour lui de justifier mon nouveau poste de secrétaire particulière.

Journal d’Éva 10 décembre 1941

Je suis démoralisée ! J’ai retourné tout l’appartement dans lequel je suis installée, mais je ne l’ai pas retrouvé. C’est ce matin en faisant ma toilette que j’ai remarqué son absence. Comment ai-je pu perdre le bracelet de ma mère ? À part quelques photos et le stylo avec lequel j’écris, c’était le seul souvenir qui me restait d’elle. Il n’avait jamais quitté mon poignet. J’avais tellement l’habitude de le porter que je ne me suis même pas rendu compte de son absence.

Journal d’Éva, 11 décembre 1941

Aujourd’hui j’ai failli mourir suite à l’explosion qui s’est produite dans le vestibule de la Kommandantur de Dijon. Si ce jeune homme ne m’avait pas à nouveau sauvé la vie, je serais morte brûlée vive avant l’arrivée des pompiers. Je n’ai pas eu le temps de le remercier car il a été aussitôt arrêté.

Je ne peux pas m’empêcher de penser à ses yeux verts, à son regard bienveillant et un peu candide, qui l’espace d’un instant, ont rempli mon cœur d’allégresse. C’est comme si je le connaissais depuis toujours. J’aurais tellement aimé qu’il me prenne dans ses bras…

Je me sens stupide de m’enticher comme ça d’un homme que je ne connais pas. C’est un résistant, et je suis sûre qu’il n’hésiterait pas à me tuer. Mais j’ai envie de croire que quelque chose de spécial s’est produit entre nous. Malheureusement, je pense que je ne le reverrai jamais…

  Augustin sentit ses joues s’empourprer. Même si 77 ans s’étaient écoulés depuis que ces lignes avaient été écrites, il se sentait gêné d’entrer ainsi dans les pensées de cette jeune femme. Était-ce vraiment correct et convenable de s’immiscer dans les souvenirs de cette inconnue ? Sa curiosité étant plus forte que sa conscience il voulut continuer à lire, mais les pages suivantes étaient collées les unes aux autres à cause du sang séché. Il ne se souvenait pas avoir remarqué ce détail lorsqu’il avait découvert l’ouvrage. Il força délicatement, mais en voyant que la page commençait à se déchirer, il n’insista pas.

 Frustré de ne pas pouvoir en lire davantage, il décida de le ranger. En le refermant, il constata que sous l’inscription écrite en grec ancien, un texte venait d’apparaître.

 L’écriture lui semblait étrangement familière et pour cause : elle ressemblait à la sienne.

« Je me suis éveillé… » Augustin sentit sa main s’engourdir. En levant les yeux, les fourmillements qui parcouraient ses doigts disparurent, et il reprit sa lecture.

« Je me suis éveillé et j’ouvris… »

 Il ressentit immédiatement cette même sensation de picotements mais il décida de l’ignorer. Il eut cependant la désagréable impression que ses doigts devenaient poisseux. Observant sa main, il constata avec stupeur que du sang coulait sur sa peau.

 S’était-il coupé avec l’une des pages ? Il ferma les yeux un instant pour réfléchir. En les rouvrant, il découvrit que le sang avait disparu. Le traitement qu’il était en train de recevoir l’avait certainement fatigué. Il prit une grande inspiration et décida de poursuivre...

« Je me suis éveillé et j’ouvris lentement les yeux… »

 Cette fois-ci, son corps entier fut envahi de picotements et d’engourdissements. Augustin sentit l’angoisse lui serrer la gorge. Son estomac semblait faire le yoyo et sa tête se mit à tourner comme s’il était pris d’un violent mal de mer. Son cœur s’accéléra, mais malgré la peur qui l’envahissait, la curiosité fut encore la plus forte.

« Je me suis éveillé et j’ouvris lentement les yeux, découvrant avec … »

 Les lettres s’illuminèrent devant ses yeux ébahis. Les caractères se décollèrent des pages et s’élevèrent dans l’air en tourbillonnant autour de lui. Son vertige s’accentua et il sentit de la bile remonter dans son œsophage. Un vortex de lumière vive se forma autour du livre. Complètement aveuglé et désorienté, il avait la sensation de quitter son corps. Sa tête lui faisait un mal de chien, son cœur s’emballait. Les mots du livre résonnèrent dans son esprit, juste avant qu’il ne perde connaissance :

« Je me suis éveillé et j’ouvris lentement les yeux, découvrant avec effroi que j’étais plongé dans l’eau… »

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