CHAPITRE 3  Journal d’Éva (Repris)

7 minutes de lecture

 Augustin survola la lettre à de nombreuses reprises, mais il dut se rendre à l’évidence. Elle n’avait aucun sens. Comment était-il censé retrouver et aider son arrière-grand-père puisque ce dernier était mort et enterré ? Qu’était-il supposé comprendre ? Y avait-il un sens caché derrière ces lignes, ou Justin avait-il perdu la tête sur les derniers jours de sa vie ?

 Il rangea la lettre dans sa sacoche et examina un moment le coffret en acajou. Son regard s'attarda sur les inscriptions gravées sur le couvercle.

 ανήκει σε : ἀδικία

 Έρως Επικτάρατος

 La première lettre paraissait en parfait état, mais les autres étaient à moitié effacées. À l’intérieur de la boîte, un bracelet en argent serti de pierres noires était accroché à un petit carnet en cuir troué en son centre.

 Poussé par la curiosité, Augustin l’ouvrit et eut un mouvement de recul. La plupart des feuilles étaient imbibées de sang séché. Une balle avait transpercé l’ouvrage et s’était logée à l’arrière de l’épaisse couverture.

 La page de garde étant vierge, le jeune homme passa à la suivante. Même si l’intégralité du texte était rédigée en allemand, il n’eut aucune difficulté à comprendre ce qui y était écrit. Justin avait veillé à ce que ses arrière-petits-enfants apprennent à parler couramment cette langue.

Journal d’Éva Kaltenbrun, 08/12/1941

J’ai ressorti le carnet que tante Sophia m’avait offert il y a plusieurs années. Je n’avais plus écrit une seule ligne depuis la mort de maman. Ma famille est à Berlin, et moi, je suis en France. Ici, je n’ai personne à qui me confier. Ce journal est mon seul exutoire.

On m’a demandé de transmettre des documents au Général Hoffman à Dijon. Je pensais que ce voyage m’éloignerait un peu des horreurs auxquelles j’ai assisté à Paris. Dès mon arrivée, j’ai réalisé que j'avais tort. J’ai croisé deux membres de la Gestapo. Ils traînaient une femme en dehors de la Kommandantur. Elle était couverte de sang. Je l’entendais supplier les soldats de ne pas la tuer. Lorsque nos regards se sont croisés, j’ai senti les larmes me monter aux yeux. Nous savions toutes les deux qu’elle ne survivrait pas. Quel gâchis, elle était si jeune…

Je me suis précipitée dans la cave de la Kommandantur où les officiers entreposent tous les objets de valeur qu’ils volent et confisquent aux Français. Quand j’ai entendu des coups de feu retentir, je n’ai pas pu le supporter. Cette pauvre jeune femme avait été abattue comme un chien. Je me suis assise sur une caisse et j’ai pleuré pendant de longues minutes.

Ce matin, lorsque j’ai quitté ma chambre d’hôtel, j'ai vu que des hommes avaient été pendus à l’entrée de la ville. Je ne supporte plus de voir des innocents mourir, des familles brisées, mais je n’ai pas le courage de m’y opposer. Je ne peux pas me permettre d’exprimer mes doutes et encore moins de critiquer le régime. Je sais pertinemment de quelle manière ils se débarrassent de leurs opposants. Même si j’aime beaucoup mon pays, j’ai honte d’être Allemande. J’ai de plus en plus de mal à approuver les choix de mon père et j’en viens presque à regretter d’être une Kaltenbrun.

Pendant quatre ans, j’ai été obligée de chanter pour la gloire du Reich, mais je ne pouvais plus continuer. J’ai refusé de prôner cette propagande nazie plus longtemps et ça n’a pas plu à mon père. Il était déçu et furieux contre moi, car je ne correspondais plus à l’image de la petite fille modèle qu’il avait essayé de m’imposer toutes ces années.

J’ai donc préféré fuir Berlin pour ne plus devoir lui obéir. J’ai demandé à mon oncle, le colonel Frederick Kaltenbrun, de l’accompagner jusqu’à Paris en espérant pouvoir m’émanciper. Une fois en France, j’ai accepté un poste de fonctionnaire à la Kommandantur de la Capitale.

J’ai toutefois très vite compris qu’ici non plus, je n’étais pas la bienvenue. Même si je m’efforce de parler leur langue, les Français me regardent comme si j’étais un monstre. Je ne peux pas leur en vouloir. Pour eux, je suis une ennemie. Je me sens tellement seule. Je ne suis à ma place nulle part.

Journal d’Éva 09/12/1941

Comment ai-je pu perdre le bracelet de maman ? J’ai retourné toute ma chambre d’hôtel, mais je ne l’ai pas retrouvé. Ce matin, en me maquillant, j’ai remarqué qu’il avait disparu. À part quelques photos et le stylo avec lequel j’écris, c’était le seul souvenir qui me restait d’elle. Il n’avait jamais quitté mon poignet. J’avais tellement l’habitude de le porter que je ne me suis même pas rendu compte de son absence.

Journal d’Éva, 10/12/1941

Aujourd’hui, j’ai failli mourir dans l’incendie qui s’est déclaré à la Kommandantur de Dijon. C’est la deuxième fois que ce jeune homme me vient en aide. Sans lui, je serais morte brûlée vive avant l’arrivée des pompiers. J’ai à peine eu le temps de le remercier… Il s’est fait arrêter quelques minutes plus tard. Apparemment, il avait posé une bombe dans l’armurerie de la Kommandantur. J’ai pourtant du mal à y croire. S’il avait été un terroriste, pourquoi aurait-il pris la peine de risquer sa propre vie pour sauver la mienne ? Ce qui est étrange, c’est que je l’ai croisé dans les couloirs du bâtiment peu de temps avant l’explosion. Nous avons discuté ensemble un instant. J’ai trouvé qu’il avait beaucoup de charme. Il portait l’uniforme de la Wehrmacht et parlait allemand. Lorsqu’il m’a secouru, cependant, il s’est exprimé en anglais avec ce même accent qu’avaient les diplomates américains que j’ai rencontrés avant la guerre.

Je suis persuadée que ce n’est pas un tueur. J’en ai rencontré tellement ces dernières années que je suis capable de les reconnaître rien qu’en croisant leur regard. Il avait l’air perdu, comme s’il ignorait ce qu’il faisait là. Après m’avoir sauvée des flammes, il m’a entraînée à l’extérieur et nous avons de nouveau échangé quelques mots. J’ai été surprise de voir qu’il portait mon bracelet autour du poignet. J’étais tellement soulagée de le récupérer… J’ai essayé de prendre sa défense auprès de l’officier, mais c’était peine perdue. Je suis sûre qu’ils l’ont déjà fusillé à l’heure qu’il est. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir responsable de sa mort.

 Augustin voulut tourner la page suivante, mais celle-ci lui résista. Toutes les autres feuilles étaient tachées de sang et collées les unes aux autres. Du bout du doigt, il força délicatement pour essayer de les séparer, mais elles commencèrent à se déchirer.

 Le jeune homme referma l’ouvrage d’un geste sec, contrarié de ne pas pouvoir en lire davantage.

 Pourquoi Justin lui avait-il légué un vieux carnet abîmé qui semblait tout droit sorti d’un film d’horreur ? Comment était-il censé percer le fameux secret de son arrière-grand-père s’il lui était impossible d’accéder au contenu de ce journal ?

 La tête dans les mains, Augustin ferma les yeux, se massa les tempes et rassembla les maigres informations dont il disposait. Si Justin avait conservé ce bracelet et ce sinistre carnet à l’abri des regards pendant toutes ces années, c’était sans doute pour une bonne raison. À qui donc appartenait tout ce sang ? Et cette balle… Que faisait-elle là ? Justin aurait-il pu commettre un geste impardonnable qu’il regrettait ? Peut-être avait-il entretenu une liaison avec cette chanteuse allemande dans le passé, ou qu’elle avait été une ennemie qu’il avait dû supprimer ?

 Augustin se saisit de son téléphone et lança son moteur de recherche. Au même moment, une lueur bleutée émanant du journal attira son attention. Il souleva alors la couverture en cuir du petit carnet. Sur la page de garde, un texte manuscrit venait d’apparaître. L’écriture ressemblait à la sienne…

« J'ouvris… »

 Augustin sentit sa main s’engourdir. Il releva la tête et les fourmillements se dissipèrent aussitôt.

« J’ouvris lentement les yeux… »

 Des picotements se répandirent le long de ses avant-bras. Il avait la désagréable sensation qu’une pellicule visqueuse et humide se propageait sur sa peau. Il jeta un coup d’œil à sa main et laissa échapper un petit cri d’horreur. Du sang coulait le long de ses doigts. Il ramassa à la hâte un paquet de mouchoirs, mais lorsqu’il voulut s’essuyer les mains, le sang avait disparu. Son imagination lui avait joué un tour. Il s’agissait probablement d’un effet secondaire provoqué par le lourd traitement prescrit par son médecin.

« J’ouvris lentement les yeux. Je flottais… »

 Cette fois-ci, tous les muscles de son corps se mirent à vibrer. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, son estomac chavirait, sa tête tournait comme s’il était victime d’un violent mal de mer. La peur qui l’envahissait lui serrait la gorge et l’empêchait de respirer. Il essaya de détourner les yeux, mais il avait perdu tout contrôle de lui-même.

« J’ouvris lentement les yeux. Je flottais dans les limbes… »

 Les lettres s’illuminèrent, se décollèrent des pages, puis s’élevèrent en tourbillonnant dans les airs. Elles formèrent un vortex de lumière éblouissant qui tournoyait autour de lui. Aveuglé, désorienté, il sentait son corps s’agiter de convulsions et de la bile remontait de son œsophage. Il avait l’impression de quitter son corps. Les mots résonnèrent dans son esprit juste avant qu’il ne perde connaissance :

« J’ouvris lentement les yeux. Je flottais dans les limbes d’une eau sombre et glacée… »

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