CHAPITRE 8 « Résistance »
Alentour de Dijon, 11 décembre 1941
— « Hey, réveille-toi… » Je sentis une pression contre mon tibia et une intense douleur à la mâchoire m’arracha de mon sommeil.
J’ouvris difficilement les yeux, aveuglé par la lumière du jour. Le sol vibrait sous mes pieds et j’entendais le vrombissement métallique d’un moteur qui tournait à plein régime.
J’étais assis à l’arrière d’un camion militaire bâché et le froid me mordait le visage. Une violente migraine me martelait le crâne, je voulus me masser les tempes pour me soulager, mais je m’aperçus que j’avais les mains attachées par une corde épaisse.
Claude était là, en face de moi. Il m’esquissa un petit sourire sans joie. Nous n’étions pas seuls, deux soldats allemands assis au bout du camion nous surveillaient la main sur la gâchette de leur pistolet mitrailleur Mp30.
Je me remémorai rapidement les évènements qui s’étaient produits lors de mon dernier « voyage » : Claude et la Kommandantur de Dijon, la rencontre avec Éva, l’incendie… Et le coup de crosse que j’avais reçu en plein visage, qui expliquait certainement mon mal de tête.
J’observai le paysage recouvert d’une légère couche de neige. Nous avancions sur une petite route de campagne bordée d’arbres nus. Nous avions probablement quitté Dijon depuis un moment.
— Où sommes-nous ? demandais-je. D’un air sombre, Claude m’annonça.
— Ils nous emmènent dans la forêt…
Je compris alors que nous ne partions pas pour une simple promenade de santé.
— Tu n’as pas réussi à fuir ? demandai-je.
— Silence ! vociféra l’un des soldats en pointant son arme vers moi. Ignorant ce dernier, Claude répondit.
— Je n’étais pas loin de m’en sortir ! Mais un de ces salopards de collabo m’a arrêté ! Et me voilà de nouveau coincé avec toi !
— J’ai dit silence… cria l’allemand en lui envoyant un coup de crosse dans le ventre. Claude encaissa le choc sans émettre le moindre gémissement, puis relevant la tête, il hurla.
— Je t’emmerde Sale Schleu ! On va crever… alors va te faire foutre !
L’allemand tenta de le frapper à nouveau, mais le sergent assis en face de lui l’arrêta d’un geste de la main. Il annonça avec un sourire malveillant, dans sa langue natale.
— Ce n’est pas la peine de les tuer tout de suite, on a encore besoin d’eux.
J’étais frigorifié. L’uniforme que je portais n’était pas assez épais et mes doigts s’engourdissaient lentement. Les secouants pour les réchauffer, je sentis les cordes qui me liaient les mains frotter sur ma brûlure encore à vif.
J’appuyai ma tête contre la toile de la bâche kaki qui recouvrait la plate-forme du camion. J’étais prisonnier, probablement en route pour la mort…
Je songeais à mon lit chaud et confortable de Boston que j’avais quitté quelques minutes plus tôt. Cette situation dépassait toutes les lois de la physique !
Nous traversâmes un petit hameau typique de la région. Une église et quelques maisons aux pierres blanches et aux tuiles rouges couvertes de neige s’y dressaient fièrement.
Le véhicule fit une embardée. Déséquilibré, je glissai vers le soldat allemand qui me repoussa violemment. Alors que le camion reprenait de la vitesse, je distinguai deux jeunes garçons à vélo qui nous observaient tristement. Malgré leur jeune âge, ils semblaient parfaitement comprendre ce qui nous attendait. Claude leur fit un signe de la main que je ne compris pas. Ils firent rapidement demi-tour et disparurent à toute vitesse au coin d’une rue.
Après avoir dépassé un petit sanctuaire dédié à la vierge, le véhicule tourna et emprunta un chemin de terre éloigné de toute habitation. Ça n’augurait rien de bon…
J’avais entendu Justin nous répéter des dizaines de fois qu’à cette époque, beaucoup de personnes disparaissaient du jour au lendemain. La Wehrmacht souhaitait sans doute cacher au peuple français la façon dont elle exécutait sa justice.
C’était clairement le sort qu’ils nous réservaient…
Le camion s’arrêta si brusquement que je faillis tomber. Le chauffeur descendit de sa cabine puis bascula la ridelle arrière, avant de s’éloigner pour fumer une cigarette.
Les deux soldats nous ordonnèrent de quitter le véhicule, puis d’un mouvement de tête, le sergent nous « invita » à le suivre dans un petit sentier qui s’enfonçait dans la forêt.
Après quelques minutes de marche dans la neige fraîche qui crissait sous nos pas, nous débouchâmes sur une petite clairière.
Le sergent pointa du doigt des pelles et des pioches adossées contre le tronc d’un vieux châtaignier.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ? murmurai-je perplexe.
— Creuser nos propres tombes… répondit Claude d’un air lugubre.
Résigné, il tendit ses mains et le sergent s’empara de sa baïonnette pour couper nos liens.
Malgré le froid et mes vêtements trop légers, j’attrapai vite chaud en creusant dans le sol gelé, dur comme de la pierre. Nous n’avancions pas vite, essayant désespérément de retarder la macabre échéance.
J’avais envisagé de me rebeller, mais c’était peine perdue face aux armes qu’ils possédaient. Je poursuivis donc ma besogne, espérant qu’un miracle se produise.
Lorsque le soleil amorça sa descente vers l’ouest, satisfait de la profondeur des tombes, le sergent impassible, déclara.
— Ça suffira largement.
À sa demande, nous déposâmes nos outils sur le sol.
L’un des deux soldats nous positionna devant nos tombes respectives et j’aperçus alors des dizaines de monticules qui tapissaient la clairière.
—Au moins on aura de la compagnie. Ironisa Claude, cynique.
Nos bourreaux nous tendirent une cigarette que je portai instinctivement à ma bouche. N’ayant jamais fumé de ma vie, je pensai que je n’aurais pas d’autre occasion pour essayer…
L’un des soldats sortit un briquet en or gravé du sigle du troisième Reich. Lorsqu’il alluma ma cigarette, nos regards se croisèrent. Malgré son jeune âge, ses yeux étaient remplis de haine.
Alors que la fumée pénétrait dans mes poumons, je me mis à tousser et fus pris d’une violente nausée... Les deux Allemands se mirent à rire et Claude les imita. À mon tour, je fus pris d’un rire nerveux.
D’un regard convenu, les deux soldats reculèrent. Penchant la tête, je contemplai la tombe qui accueillerait mon propre cadavre.
S’il s’agit d’un rêve, il serait temps que je me réveille. Pensais-je.
Les deux Allemands levèrent leurs armes vers nous. Claude resta stoïque, comme s’il avait accepté la fatalité. Instinctivement, je fermai les yeux, angoissé à l’idée de ne pas savoir ce qui se produirait lorsqu’ils appuieraient sur la détente…
Si je meurs ici, me réveillerais-je simplement dans mon lit à Boston, ou ma vie s’arrêtera-t-elle instantanément et définitivement ?
Comment réagiront mes sœurs ? Je regrette de ne pas avoir passé plus de temps avec elles ces derniers jours au lieu de me morfondre.
Moi qui pensais naïvement avoir été envoyé ici pour accomplir quelque chose de spécial… Visiblement je me suis trompé…
Il y eut deux rafales…
— Tu peux ouvrir les yeux, idiot ! lança, Claude.
Surpris d’être encore en vie, je découvris avec stupéfaction le corps des deux Allemands gisant dans la neige. En voyant leur sang s’écouler lentement sur le manteau blanc, je fus pris du même malaise que j’avais ressenti lorsque Claude avait égorgé le soldat dans la cave.
J’entendis des éclats de voix autour de moi. Une dizaine d’hommes armés et vêtus de vieux uniformes rapiécés émergèrent de la forêt.
Une jeune femme brune se rua vers Claude et le prit dans ses bras.
— J’ai eu si peur ! dit-elle en l’embrassant.
— Tu ne devrais pas être là, Colette, c’est dangereux, murmura Claude en lui rendant son baiser.
— Tu aurais préféré que je t’abandonne aux mains des Allemands ? C’était hors de question ! Tu as de la chance que les fils Ménard aient eu la présence d’esprit de nous prévenir. Je t’avais dit de ne pas partir seul, mais tu ne m’écoutes jamais ! explosa-t-elle, en s’égosillant.
— Arrête de te donner en spectacle ! marmonna Claude, gêné par le comportement de sa fiancée. Furieuse, elle se tourna vers moi et me fustigea du regard.
— Et lui, c’est qui ?
— Il s’appelle Augustin. Il m’a aidé…
— Aidé ? Ce n’est pas l’impression que j’ai eue ! ajouta un homme d’une voix caverneuse.
Il s’avança vers nous et le groupe s’écarta pour le laisser passer. Un colt dépassait légèrement de son manteau en cuir. Il tenait un fusil par-dessus son épaule, à la manière d’un chasseur. Il avait le regard vif et perçant et le bas de son visage était caché par une épaisse barbe noire.
Passant devant le corps sans vie des Allemands, il ordonna aux autres.
— Récupérez les armes et tout ce qui pourrait nous être utile, jetez les morts dans les tombes et recouvrez-les.
Claude, toujours ceinturé par Colette, demanda.
— Merci patron pour ton intervention. Qu’avez-vous fait du chauffeur ?
— On l’a étranglé pour qu’il ne donne pas l’alerte ! répondit-il.
— Les Allemands vont revenir chercher leurs hommes, protesta Claude.
— La plupart des membres de la Gestapo ne savent pas où finissent leurs prisonniers. Lorsqu’ils s’en rendront compte, il sera trop tard pour les retrouver. Il se tourna soudainement vers l’un de ses hommes qui s’était emparé du briquet en or.
— Laisse ça ! on n’est pas des voleurs, on ne prend que ce qui est vraiment utile, et surtout pas de babioles du Reich !
— Il n’en a plus besoin !
— Toi non plus. Répliqua le « patron » d’un ton bourru.
— Mais… sous le regard glacial de son chef, le résistant renonça à terminer sa phrase et remit le briquet dans la poche de l’allemand. Il ajouta en ronchonnant :
— De toute façon une balle l’a abîmé…
— Et que fait-on du camion ? interrogea Claude.
— Il est loin de la route, brûlez-le pendant la nuit.
— Ce n’est pas une bonne idée, objecta Claude. Les Allemands vont encore se venger sur la population.
— Et qu’est-ce que tu proposes ?
— Je ne sais pas…
Une anecdote que j’avais entendu dans un reportage me revint alors. Pour éviter les représailles des nazis, des résistants français avaient eu une excellente idée.
— On peut faire passer ça pour un accident ! m’exclamais-je alors.
Tous les regards se tournèrent vers moi.
— Et comment feriez-vous ça ? questionna Colette, dubitative.
— J’aspergerais d’alcool l’intérieur du camion, et laisserai quelques bouteilles vides. Puis je précipiterais leur véhicule dans un cours d’eau peu profond, pour qu’il ne coule pas complètement. Les nazis penseront que leurs soldats ivres auront eu un accident…
— Et pour les corps, comment expliques-tu qu’ils soient criblés de balles ? me coupa Claude, réticent.
— On les laisse dans les tombes, les Allemands penseront certainement que leurs corps auront été emporté par le fleuve.
Le chef regarda l’un des résistants, un vieil homme, qui annonça d’un large sourire :
— Ça pourrait marcher ! Il y a pas mal d’accidents, certains Schleus ne tiennent pas l’alcool.
— Toi non plus tu ne tiens pas l’alcool ! Railla Colette d’un ton acerbe. Les interrompant sèchement, leur chef ajouta :
— D’accord, on fait comme ça. Toi et Jacques vous vous en occupez. Enterrez les cadavres ici et jetez le camion dans la seine quand il fera suffisamment sombre.
Les deux hommes s’éloignant, le « patron » se tourna vers moi.
— Je m’appelle Jean Ferrand. À qui ai-je l’honneur ?
— Augustin Augun. Désignant mon uniforme du bout du doigt, il m’interrogea en fronçant les sourcils.
— Nazi ?
— Non, monsieur, bredouillai-je, j’ai volé ces vêtements.
— C’est moi qui les lui ai donnés ! ajouta Claude. Le visage impassible, Jean me tendit la main.
— Dans ce cas bienvenu Augustin Augun, et désolé…
— Pourquoi vous excus…
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase… Quelqu’un me frappa violemment l’arrière du crâne…
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