CHAPITRE 9 L’interrogatoire (Repris)

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 Le trajet me parut interminable dans ce coffre minuscule. J’étais plongé dans le noir et mon nez me démangeait. Je ne pouvais pas me gratter, ni même bouger pour trouver une position plus confortable. Mes geôliers discutaient à l’autre bout de la voiture. J’ouvris grand les oreilles pour écouter ce qu’ils disaient.

 — Tu n’aurais pas dû y aller, Claude ! gronda la jeune femme.

 — Je ne savais pas que ce groupe de résistants était surveillé par la Gestapo !

 — Tu as de la chance de t’en être sorti. Heureusement que Colette à plus de jugeote que toi, s’éleva la voix rauque de Jean. Elle m’a convaincue de rester à côté de la Kommandantur, au cas où. C’est toi qui a posé la bombe ?

 — Oui, enfin, c’est grâce à Augustin. Il m’a libéré et j’en ai profité pour faire exploser l’armurerie. Comment m’avez-vous retrouvé ?

 — J’ai vu les boches vous jeter dans le camion. On vous a suivi et on est allés chercher du renfort dans le village d’à côté, précisa Jean.

 — Une seconde de plus et nous étions morts… Il vous en a fallu du temps pour parcourir quelques kilomètres…

 — Ça faisait un bon moment que nous vous avions rejoints. J’ai ordonné à tout le monde de rester planqué et d’agir au dernier moment. Je voulais m’assurer que le gamin n’était pas avec les boches avant d’intervenir.

 — Et tu avais besoin d'attendre aussi longtemps ? s’indigna Claude. Ils ont failli nous tuer !

 — Tu es vivant, alors arrête de pleurnicher. Je me méfie des nouveaux. Il pourrait très bien être un espion.

 — Que va-t-on faire de lui ? demanda Colette.

 — Nous allons l’interroger. Je veux savoir qui il est, d’où il vient, pourquoi il a un accent pourri, et surtout, ce qu’il faisait à la Kommandantur.

 — Je te rappelle qu’il m’a sauvé la vie ! lui fit remarquer Claude. C’est comme ça que vous comptez le remercier ?

 — Et si c’était un piège pour nous infiltrer ? renchérit Colette. Il ne m’inspire pas confiance du tout.

 C’était le comble ! La dernière fois que j’avais vu Colette, c’était une très vieille dame au visage ridé et marqué par le temps. Même si la jeune femme que je venais de rencontrer était méconnaissable, j’étais sûr qu’il s’agissait de Colette Duval, la femme de Claude. Tout concordait. L’angiome, les prénoms, le soupirail, la photo… Il n’y avait jamais eu de coïncidences. La Colette Duval avec qui j'avais conversé en 2018 savait qui j’étais. Elle s’était souvenue de moi et m’avait laissé des indices pour je sauve son mari. Et maintenant que c'était fait, elle voulait presque se débarrasser de moi !

 J’avais vraiment le don pour me retrouver dans des situations grotesques et invraisemblables. D’abord, je m’étais réveillé dans un puits. Je m’étais ensuite déguisé en soldat allemand, j’avais croisé et sauvé une charmante demoiselle, j’avais aidé Claude, j’avais évité de justesse de me transformer en méchoui, j’étais revenu à Boston, j’avais attendu un mois entier dans l’espoir de vivre une belle aventure, tout ça pour finir saucissonné dans un coffre.

 Je délirais complètement. Ma maladie et le décès de Justin avaient eu raison de ma santé mentale. Un de ces jours, j'allais me réveiller dans une camisole de force, si ces hommes ne m’achevaient pas avant…

 Je devais trouver un moyen de me sortir de là. Je comptais bien mettre à profit le temps qu’il me restait pour me construire un mensonge et une histoire crédible. Au moindre faux pas, à la moindre mauvaise réponse, ils me tueraient sans hésiter.

 Je me remémorai tout ce que j’avais vu, entendu, vécu, et tentai de parfaire mon imposture en m’inspirant du mieux possible de la réalité. J’espérais que mon scénario tiendrait la route…

 Environ deux heures plus tard, la voiture s’immobilisa et le coffre s’ouvrit. Quelqu’un m’attrapa par les épaules et me traîna jusqu’à une chaise.

 Mes mains furent attachées aux accoudoirs et on me retira enfin le sac. La lumière vacillante d’une lampe tempête m’aveugla. Lorsque mes yeux se furent habitués, j’aperçus une toute petite pièce à l’intérieur de laquelle s’entassaient quelques caisses et des cageots de pommes. Les murs, recouverts d’une chaux blanche, s’effritaient par endroits.

 — Ça va ? me demanda Claude d’une voix hésitante.

 — Détache-moi !

 — Je ne peux pas, Augustin.

 — Comment ça tu ne peux pas ? J’aurais mieux fait de te laisser pourrir à la Kommandantur !

 — Je suis désolé, Augustin, mais mes amis sont un peu méfiants.

 Jean s’était installé en face de moi, sur un tabouret. À côté de lui, Colette s’était assise sur une chaise et me dévisageait. Les deux autres résistants s’étaient adossés au mur et me regardaient de travers.

 Un sentiment de profonde injustice m’envahit et une bouffée de chaleur jaillit dans ma poitrine. J’avais sauvé la vie de Claude et malgré ça, j’étais traité comme un criminel.

 — Détachez-moi tout de suite, bande de salopards ! tempêtai-je de toute la puissance de ma voix.

 — On a juste quelques questions à te poser, m’annonça Jean, impassible. La suite dépendra de tes réponses.

 Le dos droit comme un « I », il croisa les bras et me jaugea du regard.

 — Qui es-tu ?

 — Je m’appelle Augustin. Je vous l’ai déjà dit !

 — Es-tu un espion ?

 — Non ! Et si j’en étais un, vous pensez que je vous le dirai ?

 — Si tu ne te montres pas plus coopératif, on te laisse là cette nuit pour méditer…

 Je ne tenais pas du tout à rester enfermé dans cette pièce exigüe et oppressante pendant des heures. Je fermai les paupières et respirai lentement.

 — C’est bon, posez-moi les questions que vous voulez, marmonnai-je à contrecœur.

 — Que faisais-tu à la Kommandantur ? Tu n’es pas du coin, personne ne te connaît ici.

 — Je me suis faufilé dans un soupirail pour éviter les patrouilles qui grouillaient dans la rue. Comme je ne savais pas où j’étais, j’ai exploré les lieux le plus discrètement possible pour trouver une autre sortie. C’est là que je suis tombé sur Claude.

 — Pourquoi voulais-tu éviter les patrouilles ?

 Je me remémorai la conversation des deux officiers de la Gestapo que j’avais croisés dans les couloirs de la Kommandantur.

 — J’étais à bord d’un avion de reconnaissance anglais. Nous nous sommes perdus et avons été touchés par la DCA[1] en survolant Dijon. Les deux pilotes qui m’accompagnaient sont morts. J’ai sauté en parachute et j’ai atterri dans la ville en pleine nuit. Comme je portais encore mon uniforme d’aviateur anglais, je craignais d’être arrêté par les Allemands.

 — Pourquoi es-tu vêtu d’un uniforme nazi ?

 — Je l’ai trouvé sur une étagère dans la cave. J’ai brûlé le mien dans la chaudière à charbon à côté du soupirail.

 — Tu nous prends vraiment pour des idiots ! s’esclaffa Colette d’un air dédaigneux.

 — Ça suffit, Colette ! trancha Claude. Il dit la vérité. Dans la nuit précédant mon arrestation, un avion de reconnaissance a été abattu. Ce sont les gars qui me l’ont raconté à Dijon.

 — Malheureusement, ils ne sont plus là pour confirmer… rétorqua Colette en affichant une moue dubitative.

 — Tais-toi, Colette, sinon je te fais sortir, la réprimanda Jean en continuant de m’examiner. Tu es donc un soldat anglais ?

 — Non, je suis américain.

 — Et qu’est-ce qu’un Américain pouvait bien foutre dans un avion anglais ?

 — L’Angleterre avait besoin d’aide. Comme il recrutaient des volontaires, je me suis engagé. J’avais à peine commencé mon entraînement lorsqu’on m’a assigné à cette mission de reconnaissance. On m’avait assuré qu’il n’y aurait aucun risque.

 — Et qu’est-ce que tu croyais ? L’armée n’est pas une colonie de vacances. Il ne s’agissait pas d’un vol touristique, c’est la guerre ici !

 — Ça va merci, je suis au courant !

 — Et donc, tu as décidé de traverser l’Atlantique pour faire joujou aux indiens et aux cowboys alors que ton pays est en paix ? ajouta Jean d’un air sceptique.

 Je détournai les yeux et soupirai. J’avais passé deux bonnes heures à préparer mon mensonge, mais visiblement, toutes les réponses que je leur apportais ne leur suffisaient pas. Mon regard se posa soudain sur les quelques affiches épinglées et le bloc-éphéméride mural à la date d’aujourd’hui : le 11/12/1941.

 — Ce n’est plus le cas ! annonçai-je en espérant les distraire. Les Japonais ont attaqué Pearl Harbor[2] et le président Roosevelt leur a déclaré la guerre. Au moment où nous avons décollé, j’ai appris que nous étions également entrés en guerre contre l’Allemagne.

 Un murmure parcourut l’ensemble des Résistants présents dans la pièce.

 — Et ben ça alors, c’est une sacrée surprise ! Il était temps ! s’exclamèrent Colette, Claude et les deux autres résistants.

 Ils se précipitèrent tous vers moi et me bombardèrent de questions. Jean les foudroya du regard et leur ordonna de se taire.

 — Ça n’explique toujours pas pourquoi tu t’es porté volontaire, insista Jean lorsque le calme fut revenu.

 — Je voulais juste me rendre utile ! Qu’y a-t-il de mal à ça ?

 — Qu’est-ce qui me prouve qu’on peut te faire confiance ?

 — Oh, je ne sais… Parce que j’ai sauvé la vie de Claude, par exemple ?

 — À ce propos, il nous a rapporté que tu as également sauvé une nazie.

Je lançai un regard accusateur à Claude qui haussa les épaules en arborant une mine contrite.

 — Je n’ai pas eu le temps de réfléchir, repris-je. J’ai juste vu une femme en détresse…

 — Ah ! Nous avons affaire à un chevalier !

 — Il a répondu à toutes tes questions, Jean, souligna Claude. Nous pourrions peut-être sortir un peu pour discuter ?

 Jean acquiesça d’un signe de tête et le groupe se retira pendant de longues minutes. Quelques instants plus tard, ils revinrent dans la pièce. Jean s’avança vers moi, un couteau à la main.

 — Qu’est-ce que vous allez me faire ? criai-je, affolé.

 — Tu as de la chance. On a vérifié les informations que tu nous avais données et elles sont exactes. Tes explications ne sont pas très claires, mais Claude se porte garant pour toi. Je vais te libérer. Tu vas rester ici jusqu’à ce qu’on trouve un moyen de te renvoyer chez toi.

 — Non, je ne veux pas quitter la France ! protestai-je alors qu’il me détachait les poignets.

 — Pourquoi ?

 Justin souhaitait que je le retrouve et que je l’aide. Je savais qu’il était originaire de Dijon. J’avais la certitude que ma rencontre avec Claude à la kommandantur n’était pas un hasard. Il avait compté parmi les meilleurs amis de Justin et vivait sûrement à quelques kilomètres de chez lui. Il pourrait peut-être me conduire jusqu’au domicile de mon arrière-grand-père.

 — J’ai de la famille ici.

 — Quel est ton nom ?

 Grâce aux informations que j’avais découvertes à propos de Tristan sur le site généalogique, j’avais pris le temps de m’inventer une fausse identité dans le coffre de la voiture.

 — Augun. Mon père, Tristan, m’a raconté que son frère, Joseph, vivait à Dijon. Je n’avais pas prévu de venir en France aussi vite, mais maintenant que j’y suis, j’aimerais rencontrer ma famille.

 — Tu es le fils de Tristan Augun? s'exclama Jean qui se montra soudain beaucoup plus chaleureux. Bah merde alors ! Le monde est petit ! J’ai connu les frères Augun quand nous étions gamins. J’ignorais qu’il avait eu un fils. Comment se porte-t-il ?

 — Il est mort des suites d’un accident de la route.

 — Je suis désolé. Je ne savais pas… Ça fait plus de vingt ans que je ne l’ai plus revu. Joseph Marie et lui se sont disputés. Joseph est parti de son côté à Dijon, Marie est restée à Troyes et Tristan est parti vivre aux États-Unis. Ils ne se sont plus jamais reparlé. C’est triste de voir une famille se déchirer ainsi. Pourquoi ton père n’a-t-il jamais cherché à renouer le contact avec son frère et sa sœur ?

 — Il était bien trop fier pour téléphoner ou envoyer un mail le premier, mentis-je en donnant la première excuse qui me passait par la tête.

 — C’est quoi un Mèleu ? s’enquit Claude d’un air ahuri.

 — Euh… C’est comme ça qu’on appelle les lettres dans mon pays, bafouillai-je pour tenter de rattraper mon anachronisme.

 — Elle est un peu bizarre, votre langue, se moqua Claude, visiblement satisfait de mon explication.

 — Vous connaissez l’adresse de Joseph ?

 Les visages de Claude et Jean s’assombrirent aussitôt.

 — Je suis navré de te l’apprendre mon p’tit gars, mais toute la famille de Joseph a été assassinée par les nazis l’année dernière, m’annonça Jean. Il n’y a eu qu’un seul survivant. Ton cousin, Justin.

 Joseph et Henriette étaient donc déjà morts. Mais dans ce cas, qu’était devenu Justin ?

 — Où est-il ? Je peux le rencontrer ?

 — Chaque chose en son temps, gamin. Il vit à Troyes, chez votre tante, Marie. Mais avant que tu puisses quitter cet endroit, il faut qu’on te dégote de faux papiers d’identité.

 Justin habitait donc à Troyes, à quelques heures seulement de Dijon ! Je n’en revenais pas. J’allais peut-être pouvoir revoir mon arrière-grand-père, et ce, quatre-vingts ans avant sa mort ! C’était incroyable, et encore une fois, surréaliste. Je priai pour ne pas me « réveiller » à Boston avant d’avoir eu la chance de le rencontrer à nouveau.

 — Je n’ai pas envie d’attendre plus longtemps ! Je veux partir dès demain.

 — Tu n’es pas chez les ricains, ici. Tu ne peux pas circuler sans papiers. Toutes les routes sont surveillées par les nazis. Il y a des contrôles à tous les coins de rue, et crois-moi, ils ne font pas de cadeaux aux personnes incapables de justifier leur identité. Ça risque de prendre un peu de temps, mais je te promets qu’on te fournira les documents nécessaires.

[1] DCA : Ensemble militaire de défense contre les attaques aériennes.

[2] L’attaque de Pearl Harbor a eu lieu le 7 décembre 1941. En réponse, les États-Unis ont déclaré la guerre au Japon dès le lendemain. Par le jeu des alliances, l'Allemagne a déclaré la guerre aux États-Unis trois jours plus tard, soit le 11 décembre.

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