CHAPITRE 13 « En famille »

6 minutes de lecture

 Tout se déroula très vite. Je n’avais aucun contrôle sur les images qui prenaient vie dans ma tête. Mon champ de vision était extrêmement réduit et la plupart des détails restaient flous et indistincts.

Je me retrouvai devant une femme allongée dans un lit, qui semblait m’observer. Malgré mes efforts, je ne distinguais pas clairement les traits de son visage.

— Bonjour ma Paulette. M’entendis-je annoncer d’une voix grave et caverneuse, très différente de la mienne. Ma main, que je ne maîtrisai pas, vint caresser les cheveux de la jeune femme…

— Bonjour mon amour.

Elle me sourit et m’embrassa. Je ressentais presque la douceur de ses lèvres.

 Je commençai à comprendre que je voyais à travers les yeux d’une autre personne, comme si j’étais spectateur d’un vieux film en caméra subjective, et dont la bande avait été abîmée.

Paulette me susurra à l’oreille.

Tu devrais te lever, tu vas être en retard et ton père va encore se fâcher…

— Ne t’en fais pas, lorsque la guerre sera terminée et que nous ouvrirons notre propre échoppe, nous n’aurons plus de comptes à lui rendre. Dis-je.

Elle me sourit et caressa son ventre en murmurant tendrement :

— J’ai hâte de pouvoir élever notre enfant dans une belle maison…

Je m’habillai rapidement, puis, sortant de la chambre, j’empruntai un escalier. En bas de celui-ci, j’ouvrai une porte et me retrouvai dans une petite épicerie à l’ancienne, avec des rayonnages en bois remplis de marchandises. Un homme, dont je ne voyais pas le visage, me salua d’un hochement de tête.

— Tu es en retard, comme d’habitude. Fit-il, visiblement agacé.

— Désolé père, je n’avais pas vu l’heure. Lui répondis-je timidement. L’homme soupira et s’avança vers moi en me tendant un tablier…

— Occupe-toi de la boutique. J’ai un inventaire à faire à la cave et ça risque de me prendre la journée ! m’ordonna-t-il sèchement. Je m’emparai du tablier et l’enfilai.

— Au moins, tu t’es levé, ce n’est pas le cas de ton frère. Me lança-t-il en me jetant un dernier regard.

— Philippe n’est que mon demi-frère… M’entendis-je maugréer.

— Je ne veux pas de ça chez moi ! il est de la famille, ne l’oublie pas. Il ajouta d’un ton autoritaire.

— Je ne sais pas ce qui se passe entre vous deux, mais tant que vous vivrez sous mon toit vous devrez vous supporter et vous respecter. Conclut-il en s’éloignant…

Les images s’estompèrent soudainement lorsque Justin m’interpella.

— Est-ce que ça va ?

Reprenant mes esprits, je lui répondis.

— Oh, ce n’est rien, je suis juste ému de me retrouver ici avec vous.

 Enchanté de ces retrouvailles avec mon arrière-grand-père, j’oubliai rapidement cet étrange événement.

 Claude nous quitta en prétextant qu’il avait un travail à terminer. Il était surtout impatient de rejoindre Colette à l’école où elle apprenait le métier d’institutrice.

 Justin me questionna longuement sur ma vie aux États-Unis, et je lui répondis volontiers en improvisant mes réponses au fur et à mesure.

 Captivés par notre échange, nous nous rendîmes compte que la nuit était tombée depuis longtemps lorsque Marie nous proposa un digestif provenant de sa réserve secrète.

— Tu voudrais donc que je t’embauche ? lança-t-elle en me servant un verre.

— Oui, si c’est possible.

— Bien sûr, j’ai toujours besoin de personnel ! Je suis contente que tu veuilles nous aider, tu ne te laisses pas abattre. Tu es bien le fils de ton père ! Tu n’es pas comme ce fainéant de Justin, continua-t-elle en foudroyant l’intéressé du regard.

— J’ai fait des études de droit ! Ce n’est certainement pas pour me salir les mains dans les cuisines. Se défendit-il d’un air supérieur.

Exaspérée, elle se leva puis rangea frénétiquement la vaisselle sur le plateau.

— Dois-je te rappeler que ton école t’a viré à cause du petit trafic que tu y faisais ? Ton père était scandalisé en l’apprenant… Et moi aussi ! renchérit-elle en haussant la voix.

— Je le sais très bien, il a même refusé de payer l’avocat. Pour ta gouverne, j’étais innocent.

— Ce n’est pas ce que la justice a conclu ! Trancha-t-elle

— Et bien elle se trompe, je te l’ai déjà dit.

— Je suis fatiguée de ces disputes à répétition ! J’ai passé l’âge de supporter ton insolence. Je t’ai recueilli alors que tu n’avais plus rien et malgré ça, tu ne fais rien pour m’aider. Tu pourrais au moins trouver un emploi au lieu de rester enfermé dans ta chambre à longueur de journée.

— Et pour faire quoi ? Tout est fermé, personne n’embauche ! S’agaça Justin.

— Moi j’ai du travail à te proposer ! Pourquoi refuses-tu de m’aider ?

— Il est hors de question que je serve les Boches qui ont tué mes parents ! s’écria Justin, au bord des larmes. Il se leva et se précipita dans sa chambre en claquant la porte.

Marie, qui s’agrippait nerveusement au dossier de la chaise, s’excusa.

— Je suis navrée que tu aies dû assister à ça. Je suis complètement dépassée et je ne vois pas comment m’y prendre avec lui.

 Je me sentais gêné et ne savais pas quoi dire pour détendre l’atmosphère. Même si la colère de Marie était justifiée, je comprenais la rancœur de Justin et j’avais beaucoup de peine pour lui. Comment aurais-je réagi à sa place, s’il avait fallu que je plie l’échine devant ceux qui avaient tué mes parents ?

— Il n’était pas comme ça avant… m’expliqua Marie en se servant un digestif qu’elle avala d’une traite.

 Elle ingurgita deux autres verres et sembla enfin se détendre. Encouragée par l’effet de l’alcool, elle devint plus loquace et me raconta que son fiancé était mort durant la Grande Guerre. Pour oublier sa peine, elle avait consacré toute sa vie à l’hôtel qu’il lui avait légué. Elle me confia également qu’elle n’avait jamais trouvé la force d’ouvrir son cœur à nouveau.

 Elle haïssait profondément les allemands, qu’elle estimait responsables de la mort de son bien-aimé. Malgré ça, pour sauver l’hôtel, elle avait ravalé sa fierté en acceptant à contrecœur d’accueillir les officiers de passage à Troyes.

*

* *

— Voilà ta chambre, m’indiqua Marie en ouvrant une porte qui grinça lentement.

J’entrai dans une pièce exiguë aménagée sous les combles, dont l’unique fenêtre était masquée par de lourds rideaux en velours. Près du lit, une douce et agréable chaleur s’échappait d’un imposant radiateur en fonte.

— Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ?

— Tatata, ne recommence pas. Je ne veux plus en entendre parler ! Tu es de la famille, alors tu restes ici. Une bonne nuit de sommeil te fera du bien. Je ne sais pas où tu as passé ces derniers jours, mais tu as une mine affreuse ! me dit-elle en me pinçant affectueusement la joue.

— Je vais me coucher. Ne laisse pas la lumière allumée trop longtemps, nous risquerions d’avoir des problèmes avec les nazis. Ajouta-t-elle.

— Oui Madame Augun.

— Au bout du couloir, il y a un escalier qui mène directement à l’Hôtel, alors ne fais pas de bruit, les chambres des clients sont situées juste en dessous de la tienne. Nous visiterons les lieux demain.

— Bien sûr, Madame Augun. Elle fronça les sourcils.

— Arrête avec ta Madame Augun ! Je ne suis quand même pas si vieille que ça ! Appelle-moi Marie s’il te plaît, et tu peux me tutoyer !

— D’accord, Marie. Elle s’éloigna en fermant la porte.

 Une fois seul, je m’allongeai sur le lit en observant le plafond. J’allais donc travailler comme serveur en espionnant les nazis. Cela me semblait bien plus palpitant que de rester coincé dans un fauteuil. Je pouvais enfin être le propre acteur de ma vie et me rendre utile.

 Marie et Justin m’avaient accepté sans la moindre hésitation. Rien ne pouvait entacher cette journée forte en émotions, sauf peut-être l’étrange phénomène qui s’était produit au contact de Justin.

 Mon imagination m’avait certainement joué un tour. C’était plutôt logique, depuis mon arrivée, j’avais vécu tellement de choses incroyables que j’étais un peu perturbé. J’enchainais les aventures invraisemblables et je me demandai sérieusement si je n’étais pas en train de devenir fou…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire ThomasRollinni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0