CHAPITRE 14 Une nouvelle vie (Repris)

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Troyes, 01 mars 1942

 Le coucou de l’horloge de Marie chantonna de bon matin. Lorsque j’ouvris les yeux, le soleil n’était même pas encore levé. Je me traînai hors de mon lit et enfilai mes vêtements en bâillant à m’en décrocher la mâchoire.

 Je dévalai l’échelle de meunier et l’escalier pour rejoindre la cuisine de l’hôtel. Marie avait déjà préparé le petit-déjeuner.

 — On pourrait nourrir un régiment avec tout ça ! m’exclamai-je en apercevant l’étalage de viennoiseries et de tartines grillées.

 — L’hôtel est presque complet aujourd’hui. Dépêche-toi de manger et apporte tout ça au restaurant.

 Je m’installai à table, me servis un peu de café, attrapai le journal et lus les gros titres.

LA TRIBUNE de l’Aube et de la Haute-Marne. Samedi 28 février 1942 — dimanche 1er mars 1942. Le numéro : UN FRANC.

EN CRIMÉE, ÉCHEC COMPLET DES ATTAQUES RUSSES. En Afrique, activité de reconnaissance.

« IL FAUT ANÉANTIR LA FLOTTE FRANÇAISE », écrit un journal américain.

Les critiques des députés britanniques se font acerbes.

Comment l’ex-général de Gaulle parvint à s’échapper en 1940.

 Je ne réalisai pas que deux mois s’étaient écoulés depuis mon arrivée chez Marie. Je n’étais toujours pas retourné à Boston. Qu’était donc devenu mon corps en 2018? Avait-il disparu ? J’espérais que ma famille n’était pas trop inquiète, qu’elle n’avait pas retourné ciel et terre pour me retrouver. Je n’avais aucune possibilité de joindre mes sœurs ou de rentrer chez moi. Le journal intime d’Éva Kaltenbrun me permettait de voyager du présent vers le passé, mais j’ignorais de quelle manière repartir. Le carnet devait être en sa possession à l’heure actuelle, mais nos chemins ne se croiseraient probablement jamais plus. Il fallait bien admettre que cette excuse m’arrangeait beaucoup. Même si j’avais très envie de la revoir, je ne désirais pas être de nouveau coincé dans mon fauteuil roulant.

 J’avais eu tellement de travail à l’hôtel que les journées avaient défilé à toute vitesse. Marie m’avait appris à nettoyer et préparer les chambres, accueillir les clients à la réception, servir les repas au restaurant et tenir les comptes.

 Il y avait onze chambres réparties sur trois étages, occupées la majorité du temps par des officiers de la Wehrmacht et des enflures de la Gestapo. La plupart des officiers étaient mandatés pour effectuer des missions ponctuelles et ne restaient jamais très longtemps.

 Après le service du petit-déjeuner, je nettoyais les chambres et en profitais pour fouiller les affaires des nazis, puis je transmettais toutes les informations récoltées au maquis.

 — Augustin, le camion est plein. Après avoir dressé les tables, tu pourras apporter ça à l’oncle Maurice ? me demanda Marie en posant un panier rempli de victuailles à côté de moi.

 — Euh… Bien sûr ! acquiesçai-je en sursautant. J’en profiterais pour y aller avec Justin !

 — Ça ne sert à rien de l’attendre, il est en train de dormir. Je ne pourrai rien tirer de ce garçon ! Heureusement que tu es là pour m’aider. Ne traîne pas trop, tu auras pas mal de choses à faire à ton retour.

 Je soupirai. Encore une occasion ratée de me rapprocher de Justin. Malgré toutes mes sollicitations, il se terrait dans le silence et refusait de s’ouvrir à moi. J’avais beaucoup de mal à le cerner. Certains soirs, il quittait l’hôtel et rentrait juste avant le couvre-feu complètement ivre. Je me sentais démuni et impuissant face à son comportement. Je ne reconnaissais pas l’homme avec qui j’avais partagé tant de bons moments à l’aube de sa vie.

 Lorsque j’eus terminé de préparer la salle du restaurant, j’attrapai le panier, m’installai au volant du camion et quittai Troyes. Apprendre à diriger l’engin n’avait pas été une mince affaire. Après avoir arraché un poteau, écrasé un banc, rayé la carrosserie, j’étais enfin parvenu à dompter ce mastodonte.

 Deux fois par semaine, grâce à la carte de la région que Marie m’avait confiée, je sillonnais les campagnes environnantes et achetais des produits frais dans les fermes alentours.

Comme nous ne disposions pas d’assez de tickets de rationnement, Marie avait exigé que les Allemands nous fournissent de l’essence pour le camion et de l’argent pour assurer le ravitaillement.

Les Allemands qui ne se privaient de rien ne regardaient pas trop à la dépense. Marie en profitait pour réduire les portions que nous servions au restaurant et fournissait l’excédent de denrées au maquis. René, qui travaillait dans le garage de son père, avait aménagé une cache sous le camion pour nous permettre de passer les barrages routiers sans nous faire démasquer. Lors des contrôles, je brandissais le panier de Marie et expliquais aux Allemands que je devais déposer des provisions à l’oncle Maurice.

 J’arrêtai le véhicule devant une masure délabrée, en lisière de forêt. Un vieillard en sortit et pointa son fusil sur moi.

 — Ah ! C’est toi Augustin ! me dit-il avec soulagement en baissant son arme.

 — Bonjour, oncle Maurice.

 — J’tai d’jà dit d’arrêter de m’appeler comme ça, espèce de p’tit con ! Maurice, c’est mon nom de code, et tu le sais !

 — Désolé, Marcel, dis-je en réprimant un sourire. Vous pouvez prévenir les gars du maquis de mon arrivée ?

 Il marmonna quelques paroles inaudibles et rentra dans sa maison.

 Marcel, vétéran de la Grande Guerre, ne s’était jamais remis de ses traumatismes. Il vivait désormais en ermite et surveillait l’accès à la forêt. Lorsque des patrouilles passaient dans le coin, il alertait mes compagnons du danger grâce à une ligne télégraphique que Claude avait installée.

 Je le remerciai d’un signe de la main et m’engageai vers le sentier menant au maquis. Une fois arrivé à destination, Jean vint à ma rencontre.

 — Ah, une nouvelle livraison de la part de Marie ?

 — Oui. Il y a de quoi tenir une semaine, répondis-je en lui donnant le panier.

 Il ouvrit la trappe secrète et émit un long sifflement en découvrant les caisses remplies de lait, d’œufs, de poulets, de fruits et de légumes.

 — Ta tante m’impressionnera toujours ! C’est un sacré bout de femme.

 J’effectuai mon rapport sur les dernières informations collectées à l’hôtel, puis Jean m’invita à le suivre jusqu’à la forteresse pour saluer mes camarades. J’eus à peine le temps d’entrer dans le bâtiment que j’entendis les hurlements exaspérés de Claude résonner dans le couloir.

 — BORDEL DE MERDE. J’EN PEUX PLUS DE CETTE MACHINE.

 — Salut, Claude. Qu’est-ce qui t’arrive ? demandai-je, les mains dans les poches.

 — Ah, c’est toi ! Plutôt que de te tourner les pouces, viens donc m’aider à dépanner cette radio à la con.

 Cet imposant poste émetteur-récepteur constituait notre unique moyen de communiquer avec Londres. Il nous fallut presque deux heures pour déterminer l’origine de la panne, puis une heure supplémentaire pour la réparer.

 Je m’apprêtai à repartir lorsque Jean déboula dans la pièce.

 — On vient de recevoir un message de Marcel ! Il y a une moto qui se dirige droit vers nous.

 Nous nous précipitâmes à l’extérieur et nous cachâmes derrière les arbres en braquant nos fusils vers la route qui conduisait au maquis.

 Un instant plus tard, une moto s’immobilisa juste devant nous. Le motard mit pied à terre et retira son casque.

 — Hey, salut les gars ! J’ai le droit à la haie d’honneur, on dirait !

 — Baissez vos armes, c’est Louis ! ordonna Jean en sortant de sa cachette.

 Louis… Pas de doute possible, il s’agissait du cinquième résistant que madame Duval m’avait présenté sur cette fameuse photo de guerre.

 Jean s’avança vers le nouvel arrivant et lui serra énergiquement la main.

 — Bon sang, Louis ! Qu’est ce qui te prend de venir ici ? Je te rappelle qu’il y a des règles. Tu ne peux pas débarquer comme ça à l’improviste.

 — Désolé, mais c’est urgent ! Il faudrait que Claude m’accompagne pour une mission ! Tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui parle bien allemand ?

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