CHAPITRE 14 « Une nouvelle vie »
Troyes, 28 février 1942
« Coucou, coucou »
Le soleil était à peine levé lorsque je fus réveillé en sursaut par cette maudite horloge. Encore groggy, je m’habillai à la hâte et me précipitai vers le rez-de-chaussée pour rejoindre la cuisine.
Marie avait déjà préparé le petit-déjeuner. Comparé aux maigres réserves que l’on trouvait dans le maquis, il s’agissait d’un véritable festin.
— On pourrait nourrir un régiment avec tout ça ! m’exclamai-je surpris.
— Un corps bien rempli est un corps qui travaille bien.
Je m’installai à table et m’emparai du journal. Nous étions le 27 février 1942. Deux mois s’étaient déjà écoulés depuis mon arrivée chez Marie, et j’exerçais désormais le métier d’hôtelier !
Grâce à la patience et aux conseils de Marie, j’étais rapidement devenu autonome. Mes journées étaient bien rythmées et il y avait fort à faire à l’hôtel-restaurant du crin blanc.
Ce dernier comptait dix-huit chambres réparties sur quatre étages, occupées la plupart du temps par des officiers de la Wehrmacht et quelques membres de la Gestapo mandatés pour effectuer des missions ponctuelles.
Après avoir servi les petits-déjeuners, je nettoyais les chambres. J’en profitais pour fouiller discrètement les affaires des nazis, et glanai le maximum d’informations pour la résistance.
L’après-midi, je parcourais en camion les campagnes environnantes afin de récupérer des produits frais dans les fermes alentours. Pour assurer le ravitaillement, les Allemands nous fournissaient un peu d’essence et des tickets de rationnement que j’échangeais contre du lait, des œufs, quelques poulets, et même du porc provenant de chez monsieur Clairçons.
Comme pour le vélo, j’avais dû apprendre à diriger cette immense carcasse métallique. Maîtriser le véhicule n’avait pas été une mince affaire. Après un poteau arraché, un banc écrasé, un nombre incalculable d’éraflures sur la carrosserie et des heures d’entraînement, j’étais enfin parvenu à dompter ce mastodonte.
J’avais parcouru la région de long en large et m’étais perdu à de nombreuses reprises. J’avais donc fini par demander à Marie si elle possédait un GPS… écarquillant les yeux, elle m’avait tendu une carte et une boussole…
Une fois mes livraisons effectuées, je passais généralement le reste de la journée en sa compagnie. Je l’aidais régulièrement à maintenir l’hôtel en bon état, en réparant les éviers bouchés, en changeant des ampoules ou en remplaçant des lames de parquet abîmées…
Le soir, elle m’apprenait la comptabilité et l’art de maquiller les comptes… Les premiers jours, je croyais qu’elle cherchait à faire du profit malgré la situation, mais je m’étais lourdement trompé.
— Je te préviens, m’avait-elle dit en me fixant à travers ses grosses lunettes rondes, ce que je t’apprends, c’est uniquement pour lutter contre les nazis. À la fin de la guerre, tu oublies tout ça.
— Oui, oui… Avais-je répondu en souriant.
Les Allemands, qui ne se privaient de rien, nous autorisaient à prendre des quantités de nourriture largement supérieures à leurs besoins. Marie avait élaboré un stratagème consistant à diminuer les portions que nous servions au restaurant afin de récupérer un maximum de denrées. Personne ne semblait s’apercevoir de la supercherie.
Je profitais de mes tournées pour fournir au maquis l’excédent de provisions au nez et à la barbe des occupants, en utilisant certaines fermes comme lieux de rencontres. René, qui travaillait dans le garage de son père, avait aménagé une cache sous le camion. Le fameux système « D » français prenait tout son sens ! Les soldats en charge des contrôles s’étaient habitués à me voir régulièrement et avaient fini par relâcher leur vigilance, ce qui me facilitait grandement la tâche.
La nuit, lorsque j’étais seul dans ma chambre et n’ayant rien à faire, je réfléchissais parfois aux « règles » qui m’étaient imposées. Chaque fois que je m’apprêtais à révéler un fait historique qui ne s’était pas encore produit, de violentes décharges me parcouraient le corps et me retournaient l’estomac. Lorsque j’insistais, il m’arrivait même d’oublier certains événements… j’en déduisais donc qu’il m’était interdit de modifier le passé et que j’avais été envoyé ici pour une autre raison. Il ne me restait plus qu’à découvrir laquelle…
Je sursautai lorsque Marie s’approcha de moi en déposant énergiquement un panier sur la table.
— Augustin, peux-tu apporter ça à l’oncle Maurice ? me demanda-t-elle, en me faisant un clin d’œil appuyé.
— Bien sûr ! répondis-je en observant le panier rempli de victuailles. J’en profiterais pour y aller avec Justin !
— Ça ne sert à rien de l’attendre, il est certainement en train de dormir. Je ne pourrai rien tirer de ce garçon ! Mange s’il te plaît et ne te préoccupe pas de lui. Ne traîne pas trop, tu auras pas mal de choses à faire à ton retour !
Je soupirai longuement, déçu de rater cette nouvelle occasion de me rapprocher de Justin. Malgré mes sollicitations, il était resté désespérément distant ces dernières semaines… je me demandai ce que j’étais censé faire ou dire pour gagner sa confiance.
Avant de m’envoyer ici, il aurait quand même pu me dire que ce serait si difficile de l’aborder !
Après avoir terminé mon petit-déjeuner, je me levai et m’emparai du panier. Pour économiser l’essence, je décidai d’effectuer cette livraison à vélo.
Avant d’arriver au maquis, je m’arrêtai devant une petite maison en lisière de forêt. Un vieil homme visiblement méfiant en sortit en me braquant avec son fusil.
— Ha ! c’est toi Augustin ! me dit-il avec soulagement.
— Oui, bonjour oncle Maurice !
— J’tai d’jà dit de pas m’appeler comme ça, espèce de p’tit con ! Maurice c’est juste un nom de code, et tu le sais !
Amusé, j’éclatai de rire.
— Tupeux me laisser passer Marcel ?
— Oui, vas-y, je vais prévenir les autres !
Marcel, vétéran de la Grande Guerre, ne s’était jamais remis de ses traumatismes et vivait désormais en ermite. Il surveillait l’accès à la forêt et alertait mes compagnons en cas de danger, grâce à un une ligne téléphonique cachée dans sa modeste maison.
Je le remerciai d’un signe de la main et m’engageai vers le sentier menant au maquis de Pungens. C’était Jean qui avait eu l’idée de lui donner ce nom, à cause du sapin qui masquait une partie de la forteresse.
Après avoir déposé les vivres et transmis les messages, je saluai Claude qui était venu réparer la radio.
Ravi de pouvoir passer un peu de temps avec lui, je lui proposai mon aide. L’imposante machine constituait notre unique moyen de communiquer avec Londres. Il nous fallut presque deux heures pour déterminer l’origine de la panne, puis une heure supplémentaire pour la rafistoler.
J’étais sur le point de partir, lorsque le vrombissement mécanique d’un moteur se fit entendre. Je suivis Claude qui se précipita vers les hauteurs surplombant le chemin menant au camp. Mes camarades nous emboitèrent le pas, puis se cachèrent derrière les arbres de chaque côté du sentier, armés de leurs fusils.
Quelques secondes plus tard, un motard apparut et s’arrêta juste devant nous. L’homme, vêtu d’un veston de cuir et de grosses lunettes rondes, retira son casque et nous interpella.
— Hey les gars ! pas de panique, c’est moi !
— Baissez vos armes, c’est Louis ! cria Jean en sortant de l’abri. Il s’avança vers le nouvel arrivant et lui serra énergiquement la main.
— Bon sang Louis, qu’est-ce qui te prend de venir ici ?
— Désolé, mais c’est urgent !
— J’espère que ça l’est, vu les risques que tu fais prendre à tout le monde ! lui lança Jean d’un ton désapprobateur.
— Ça l’est, crois-moi. Je vais avoir besoin d’aide.
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?
— Il faudrait que Claude m’accompagne pour une mission ! Tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui parle bien allemand ?
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