CHAPITRE 17 « Une invitée surprise »
Éva s’avança dans la loge et me dévisagea avec curiosité. Une profonde angoisse m’envahit lorsque je croisai son regard. Elle esquissa un petit sourire et semblait beaucoup s’amuser de la situation.
Je déglutis avec peine, quelle poisse ! C’était la seconde fois que je la rencontrais aujourd’hui, et sa présence me mettait en grand danger. Malgré mes craintes, elle fit semblant de ne pas me connaître.
— Je nous ai réservé la meilleure place, annonça Heinrich en désignant la scène d’un air hautain.
Elle s’installa dans un fauteuil rouge, visiblement mal à l’aise, et Heinrich s’assit à côté d’elle en l’observant, le regard lubrique.
— Il vient ce vin ? ronchonna-t-il.
— Oui, monsieur.
Reprenant mes esprits, je sortis de ma poche le tire-bouchon et j’entrepris, comme me l’avait appris Marie, d’ouvrir la bouteille.
— J’espère que vous apprécierez cette soirée en ma compagnie, mademoiselle Kaltenbrun.
Éva ne répondit pas et sursauta lorsqu’Heinrich posa une main sur sa cuisse. Elle le repoussa instinctivement et se recroquevilla dans le fond de son fauteuil.
— Allons, ne soyez pas aussi farouche… susurra-t-il au creux de son oreille.
Éva, les yeux rivés sur moi, m’implorait de l’aider. Il n’y avait aucun doute, cet homme écœurant n’hésiterait pas à abuser d’elle. Une colère sourde s’empara de moi et je sentis mes entrailles se contracter.
Que devais-je faire ? J’avais envie de lui sauter à la gorge et de frapper ce gros porc ! Je serrai les poings pour tenter de me calmer. Il fallait que je garde la tête froide, car la moindre erreur de ma part me condamnerait à une mort certaine.
Le plus raisonnable aurait été de partir, mais mes jambes refusaient de bouger. Je ne pouvais pas me résoudre à l’abandonner…
— Votre vin monsieur ! marmonnai-je, la mâchoire crispée.
Les yeux pétillants, il recula pour me laisser approcher. Il était tellement concentré sur Éva que le plan de Louis ne pouvait plus fonctionner.
J’avais l’intention de faire tomber du vin sur lui pour faire diversion. Il serait obligé de se rendre aux toilettes et Éva en profiterait pour s’échapper, ce qui permettrait à Claude d’accomplir notre mission.
Je pensais naïvement qu’il s’agissait d’une bonne idée, mais Éva semblait avoir autre chose en tête…
— Vous ne servez pas les femmes d’abord dans votre pays ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
— Je suis navré, mademoiselle, mais je n’ai qu’un verre…
— Donnez-lui et partez ! s’énerva Heinrich.
Je m’approchai d’Éva et le lui tendis. Lorsqu’elle l’effleura du bout des doigts, je lâchai le haut du verre. Contre toute attente, elle fit de même…
Le verre tomba sur ses genoux, et le liquide rougeâtre se répandit sur sa magnifique robe. Elle laissa échapper un petit cri.
— Pardonnez-moi mademoiselle ! m’excusais-je en me précipitant vers elle pour essuyer le vin.
— Je vous interdis de me toucher ! Je vais le faire moi-même ! s’indigna-t-elle en m’arrachant le torchon des mains.
— Espèce d’abruti ! hurla Heinrich, le visage écarlate. Nettoyez-moi tout ce bordel, et disparaissez !
La situation m’échappait complètement et je sentis mes joues s’empourprer. Lorsqu’Éva eu terminé d’éponger le vin, elle me lança le torchon à la figure et se leva.
— Je retourne dans ma loge, monsieur Wageber. J’en ai eu assez pour ce soir !
Ce dernier l’accompagna vers la sortie en tentant de la retenir.
— Je suis navré mademoiselle. Aurais-je le plaisir de vous revoir à la fin de la représentation ?
— Je ne pense pas, je suis épuisée et contrariée. Bonne soirée, monsieur Wageber. Lança-t-elle en disparaissant dans le couloir.
Alors que j’essuyais le sol, Heinrich revint vers moi en hurlant.
— Vous êtes un incapable, j’irais me plaindre à votre supérieur !
Maintenant qu’Éva était partie, j’espérais pouvoir reprendre ma mission.
— Monsieur…
Mais il ne me laissa pas le temps de parler.
— Taisez-vous ! Si vous ouvrez encore la bouche, je vous promets que ce sera la dernière chose que vous ferez de votre vie !
Lorsque nos regards se croisèrent, je compris qu’il ne plaisantait pas et mes mains se mirent à trembler. Je ne savais pas comment j’allais me sortir de cette situation…
— Franz ! cria-t-il soudainement, en me faisant sursauter.
L’officier que j’avais rencontré quelques minutes plus tôt entra dans la pièce.
— Oui, monsieur.
— Dégagez cet abruti d’ici, et que je ne le revoie plus !
— Suivez-moi ! ordonna Franz en m’empoignant fermement par le bras.
— S’il résiste, tuez-le ! ajouta Heinrich, il vient de me gâcher la soirée.
— Très bien, monsieur.
Lorsqu’il me poussa vers la sortie, j’eus le temps d’apercevoir qu’Heinrich se servait du vin.
L’officier me conduisit sans ménagement vers les escaliers. Je perdis l’équilibre, manquant de me rompre le cou.
La mission s’était transformée en véritable fiasco, j’avais lamentablement échoué, et par ma faute, Claude se retrouvait coincé à regarder Heinrich boire son vin.
En me voyant revenir, Louis se précipita vers moi.
— Que s’est-il passé ?
À bout de souffle, je lui expliquai brièvement ce qu’il venait de se produire. Contre toute attente, Louis ne sembla pas s’inquiéter et tenta de me rassurer.
— Tu n’aurais rien pu faire de plus, et tout n’est pas perdu. Tu vas devoir y retourner.
— Il va me tuer… murmurai-je, effrayé en repensant au regard d’Heinrich.
— Sauf si tu lui remets ceci ! c’est une lettre de Liliane Morgane. Répondit Louis en sortant une enveloppe de sa poche.
— Tu n’aurais pas pu me le donner avant ?
— J’espérais ne pas devoir m’en servir. Ce qu’a dû écrire Liliane est très équivoque, et je ne voulais pas qu’elle se mette en difficulté inutilement. Mais maintenant, nous n’avons plus vraiment le choix.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que j’y retourne. Imagine que j’échoue à nouveau… Je pense que ce serait plus prudent que tu y ailles toi-même.
— C’est impossible. Heinrich me connait et ne me fait pas confiance, c’est pour ça que j’ai besoin de vous. Je sais que tu as peur et que c’est risqué, mais nous sommes trop près du but pour renoncer. Demain, ces documents partiront vers l’Allemagne, c’est notre dernière chance d’intervenir.
— Les gardes ne me laisseront pas passer. Protestai-je en soupirant.
— Fais le tour par les loges. Tu te souviens de l’escalier de service que je t’ai montré lors de la visite ?
— Oui.
— Très bien ! tous les comédiens sont sur scène, tu pourras donc te faufiler discrètement.
Traversant le théâtre le plus vite possible, j’atteignis rapidement le couloir desservant les loges des artistes. J’étais proche de l’escalier lorsque j'aperçus une porte entrouverte. Je m’arrêtai net en découvrant dans le reflet d’un miroir, Éva, qui était en train de se changer.
Je ne pus m’empêcher de l’admirer quelques instants. Alors qu’elle commençait à retirer sa robe, elle leva la tête vers le miroir et ses yeux se posèrent sur moi. Un sentiment de honte m’envahit et je m’éloignai rapidement, espérant qu’elle ne m’avait pas vue. Si l’une de mes sœurs m’avait surpris en train d'agir ainsi, j’aurais reçu une bonne claque.
J’empruntai à la hâte les marches qui menaient aux balcons privatifs. Au moment où j’entrouvris la porte de service donnant accès au couloir, j’aperçus Heinrich Wageber se diriger vers moi. Il tenait dans sa main la bouteille de Petrus à moitié vide.
Je sentis mon cœur s’accélérer et j’avais trop peur de sa réaction pour l’aborder. Je compris rapidement que je n’aurais pas le temps de descendre et décidai de me réfugier dans un placard à balais. Une forte odeur de javel m’agressa les narines et je me retins difficilement d’éternuer.
J’entendis les pas lourds d’Heinrich qui s’éloignaient dans l’escalier. Soulagé, je quittai prudemment ma cachette pour rejoindre le couloir et me précipitai vers le balcon privatif. Claude, qui attendait derrière la porte, soupira en me voyant entrer.
— Tu en as mis du temps. Je me suis presque endormi. Où est Heinrich ?
— Il est parti vers les loges.
Il ouvrit la mallette et en sortit les documents. En contrebas, la pièce de théâtre avait déjà commencé.
— Je me dépêche de prendre les photos, tu me préviens dès qu'il revient.
— D’accord.
Je retournai vers l’escalier de service d’où je pouvais facilement surveiller Heinrich. Ce gros porc était en train d’espionner Éva ! J’avais fait la même chose que lui quelques minutes auparavant, mais j’essayai de me convaincre que la situation était bien différente, espérant soulager ma conscience…
J’entendis du bruit dans le couloir et Claude sortit de la loge en m'adressant un petit signe de la main pour me signaler que tout s’était bien passé. Il se dirigea vers la loge que nous avions réservée pour attendre la fin du spectacle.
J’aurais dû l'imiter, mais lorsqu'Heinrich entra dans la suite d’Éva, j’eus une mauvaise intuition. N’ayant aucun doute sur ses intentions, je m’avançai vers la porte à pas feutrés.
— Sortez immédiatement ! rugit Éva, qui semblait furieuse.
— Vous ne disiez pas non tout à l’heure ! marmonna Heinrich, complètement ivre.
Prise de panique, elle recula, mais se retrouva coincée contre sa coiffeuse. Voyant qu’il s’approchait d’elle en titubant, elle tendit le bras pour se protéger, mais il lui saisit brutalement le poignet.
— Arrêtez, je ne vous permets pas ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux.
Elle tenta de se débattre, mais d’Heinrich l’écrasait de tout son poids.
— J’ai tous les droits, laissez vous faire. Dit-il en essayant de l’embrasser.
— À L’AIDE, cria-t-elle désespérément.
— Ne soyez pas stupide, personne n'osera intervenir.
En voyant cette ordure profiter de la vulnérabilité d’Éva, une intense bouffée de chaleur m’envahit. Mes oreilles bourdonnaient et mes muscles se crispèrent. J’avais l’impression de ne plus être moi-même. La dernière fois que j’avais été confronté à ce genre de situation, immobilisé dans mon fauteuil, je n’avais rien pu faire. Cette fois-ci, tout était différent, je pouvais agir.
Je me saisis d’un parapluie à la poignée en bakélite et me précipitai vers Heinrich en le frappant à l’arrière du crâne.
Malgré la violence du coup, il se retourna et s’approcha de moi, les yeux injectés de sang et le visage défiguré par la haine. Je voulus lui asséner un second coup, mais il attrapa mon arme improvisée, essayant de me l’arracher des mains. Nous luttâmes quelques secondes et le manche m'échappa des doigts. Heinrich, déséquilibré, tituba et glissa sur la bouteille vide de Pétrus qu’il avait laissé tomber au sol. Il chuta lourdement et l’arrière de sa tête vint percuter le rebord d’un meuble dans un craquement sinistre…
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