CHAPITRE 20  Une oreille attentive (Repris)

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 Malgré ses réticences, Augustin dut bien admettre qu'il avait apprécié le film. Il avait au moins eu le mérite de faire patienter le jeune homme jusqu’à la tombée de la nuit.

 Maintenant qu’il était seul dans sa chambre, il allait enfin pouvoir rouvrir le journal d’Éva, et peut-être retourner en 1942. Il avait décidé de réunir les mêmes conditions que les fois précédentes. Il avait relevé son lit médicalisé pour s’assoir puis avait placé sa sacoche et son téléphone à côté de lui. Il avait ensuite déposé le coffret et le carnet sur ses genoux, mais aucun halo lumineux ne s’en échappait.

 Son cœur se serra. Il feuilleta les pages de l’ouvrage, mais rien ne se produisit. Allait-il vraiment pouvoir retourner dans le passé ? Si oui, dans combien de temps ? Son corps ne tiendrait pas longtemps dans cette chambre froide. Il terminerait congelé au milieu des desserts. Dans ce cas, il lui serait impossible de voyager à nouveau.

 Éva s’était-elle aperçue de sa disparition ? Que deviendrait-elle ? Elle semblait être plus débrouillarde et rusée que lui et s’en sortirait probablement très bien sans son aide. Augustin avait réitéré ses recherches sur le web, mais n’avait trouvé aucune nouvelle information au sujet d’Éva. Si les autorités l’avaient arrêté, ils l’auraient mentionné dans l’article de journal que le jeune homme avait consulté la veille. Il essaya de se rassurer en se persuadant qu’elle s’était tirée d’affaire.

 Il contempla le carnet un long moment dans l’espoir de découvrir ce qui déclenchait ses sauts dans le temps, mais aucune idée brillante n'illumina son cerveau. Il n’en captait pas la logique, si toutefois il y en avait une. Justin aurait quand même pu lui fournir le mode d’emploi au lieu de le laisser tâtonner.

 Le jeune homme commençait à perdre patience. Il avait ratissé internet, consulté des forums et des blogs de magie noire, de magie blanche, de voyages dans le temps, de légendes occultes, de paranormal et d’extraterrestres. Il avait même tenté d’invoquer « Bloody Mary » et « Candyman » devant un miroir. Il avait commandé une planche de Ouija qui serait livrée dans quelques jours. Il s’était entaillé le doigt et avait versé son sang sur le journal intime. Il avait dessiné un pentacle puis placé l’ouvrage au milieu en récitant des incantations. Son assistante de vie lui avait ramené des bougies, mais elle avait refusé de participer aux « rituels », trop inquiète à l’idée d’être hantée par de quelconques entités.

 Après des heures d’expérimentations infructueuses, il se sentait épuisé et à bout de nerfs.

 Audrey, qui traversait le couloir pour se rendre aux toilettes, entendit son frère sangloter dans sa chambre. Elle poussa la porte et écarquilla les yeux.

 — Augustin ! Qu’est-ce que c’est que tout ce bordel ? s’exclama-t-elle en apercevant les bougies et le pentacle.

 — Ce n’est rien. J’ai juste voulu m’amuser un peu.

 — À qui essaies-tu de jeter un sort ?

 — Laisse-moi tranquille, s’il te plaît, Audrey. Tu ne peux pas m’aider !

 — Mais…

 — Je te dis de me laisser tranquille ! hurla Augustin, les poings et la mâchoire crispés.

 Son corps fut soudain secoué de convulsions. Ses yeux se révulsèrent. Plusieurs alarmes se déclenchèrent et clignotèrent sur les appareils médicaux disposés autour de son lit. Audrey n’eut même pas le temps de réagir que l’assistante de vie de son frère se ruait déjà dans la chambre et composait le numéro du médecin de famille.

*

* *

 Le docteur Bernigam, un cinquantenaire à la forme olympique, arriva sur place une demi-heure plus tard. Il haussa un sourcil en voyant le pentacle et les bougies, mais ne fit aucun commentaire. Il questionna Audrey, ausculta Augustin et posa son diagnostic.

 — Je pense qu’il s’agit d’une simple crise d’angoisse. Sa tension est très haute. Je vais lui donner un anxiolytique et tout devrait rentrer dans l’ordre. Je vous enverrai une ordonnance demain pour poursuivre le traitement, expliqua-t-il en sortant une seringue et un flacon de sa trousse. Il risque d’être un peu comateux les prochains jours, mais les effets secondaires s’estomperont avec du repos.

 Après avoir injecté le produit dans le bras d’Augustin, s’être assuré que sa tension retombait, il rangea ses affaires et Audrey le raccompagna jusqu’à la sortie.

 Cette dernière referma la porte à double tour et retourna dans la chambre de son frère. Elle s’assit sur son lit et lui posa une main sur l’épaule.

 — J’ai envie de mourir… murmura Augustin dans un souffle.

 — Pourquoi dis-tu des choses comme ça ? s’indigna Audrey qui sentait les larmes lui monter aux yeux.

 — Je t’en prie Audrey, ne fais pas celle qui ne comprend pas ! Regarde-moi ! Je suis en train de devenir un légume !

 — Arrête…

 — Non ! J’en ai marre. Je n’ai aucun avenir, je n’ai pas d’amis, je ne peux même pas me torcher tout seul ! Qui voudrait d’une telle vie ? Je suis un fardeau. Ce serait mieux pour tout le monde, moi y compris, si je disparaissais.

 — Qu'est-ce qui te prend, tout à coup ? Nous avons pourtant passé une bonne journée, avec Lisa.

 — Oui, oui… Vous m’avez promené comme un petit toutou, et demain, vous reprendrez tous vos vies, alors que moi, je resterai coincé dans ce fauteuil de merde !

 Augustin aurait aimé expliquer à sa sœur ce qui le préoccupait réellement, mais c’était impossible. Les mois qu’il avait vécu à Troyes l’avaient transformé. Il avait goûté au plaisir d’être délivré de son handicap. Il avait rencontré Marie et Justin, il avait noué une amitié avec Claude, Jacques et René, il avait vu des gens mourir, et surtout, il y avait Éva… Plus rien ne serait comme avant. Il ne pourrait plus jamais oublier ce sentiment de liberté, ces émotions, ces sensations nouvelles qu’il avait ressenties.

 Bouleversée par la détresse de son frère, Audrey le prit dans ses bras et éclata en sanglots.

 — Je suis désolé de t’avoir parlé comme ça… répondit Augustin, touché par la réaction de sa sœur.

 — Ne t’excuse pas. Tu as le droit d’être en colère. Je ne sais pas quoi te dire pour te remonter le moral, mais sache que je serai toujours là pour toi.

 — Audrey, tu gaspilles toute ton énergie à t’occuper de moi. À cause de ma maladie, tu n’as presque pas d’amis, tu n’as jamais pu t’investir dans une relation amoureuse et tu n’as pas de travail.

 — Ce n’est pas de ta faute. Je n’ai pas encore trouvé ma voie, mais ça viendra. Et puis, tu sais, il n’y a pas un seul mec qui t’arrive à la cheville.

 — Pffff… Menteuse, répliqua Augustin en souriant.

 — J’adore passer du temps avec toi ! Tu es toujours là pour m’écouter, me conseiller et me rassurer. Je n’ai besoin de personne d’autre que toi et Lisa.

 — Tu es ma sœur. Ce n’est pas à toi d’assumer ma maladie. Tu sais très bien que je vais bientôt mourir. J’aimerais que tu profites un peu de ta vie. Ton amie, June, t’a proposé de l’accompagner en Europe, alors accepte !

 Audrey renifla bruyamment, attrapa un mouchoir et s’essuya les yeux.

 — Je refuse de te laisser seul à l’appartement pendant des jours.

 — Je ne serai pas seul. Il y aura mes assistantes de vie. Et puis, je survivrai bien une semaine sans toi, ajouta Augustin en caressant la joue de sa sœur.

 —Tu as peut-être raison, ça fait très longtemps que je ne suis pas partie en vacances. J’attendrai quand même que James soit rentré de son congé. Je me sentirai plus sereine de savoir qu’il est là pour veiller sur toi.

 Audrey récupéra tout le bazar laissé par son frère, le déposa sur le bureau, mais une bougie roula par terre. La jeune femme se pencha pour la récupérer. Sous le lit, quelque chose attira son attention. Elle tendit le bras pour l’attraper, se releva et agita une photo sous le nez d’Augustin.

 — C’est à toi ? demanda-t-elle.

 Augustin y jeta un œil et manqua de s’étrangler. Sur le petit cliché en noir et blanc, Éva Kaltenbrun posait face à l’objectif et affichait un sourire enjôleur. Elle portait une jolie robe d’été. Un pendentif en forme de cœur ornait son cou. Elle était assise sur un muret en pierres recouvert de lierre. Derrière elle, on pouvait deviner les vestiges d’un moulin partiellement camouflés par la végétation.

 Le jeune homme resta sans voix. Comment cette photo avait-elle atterri sous son lit ? Était-elle tombée du journal la première fois qu’il l’avait ouvert ? C’était peu probable. La femme de ménage nettoyait sa chambre deux fois par semaine. Elle l’aurait forcément remarqué et lui aurait rendu.

 — Oui, c’est à moi. Tu peux me la redonner, s’il te plaît ? lança Augustin en tendant la main.

 Audrey recula et retourna le cliché qu’elle contempla quelques instants.

 — Pour que tu ne m’oublies pas, mon amour. Éva, photo prise le 28 juillet 1942, lut Audrey à voix haute.

 Augustin se renfrogna. Il se sentait étrangement contrarié de savoir qu’Éva avait un petit ami.

 — Regarde, il y a quelqu’un dans les fourrés, juste derrière elle ! annonça Audrey qui plissait les yeux et fronçait le nez.

 — Quoi ?

 — Attends, je vais chercher la loupe de papa.

 Elle quitta la pièce et revint un instant plus tard. Elle montra à Augustin la tête d’un homme, dissimulée derrière un buisson.

 — Qu’est-ce qu’il fait là, ce type ? Je suis sûre que c’est un pervers, marmonna-t-elle. Bon, alors, qui est cette femme ? Pourquoi tu as sa photo ? On dirait qu’elle date des années cinquante.

 — Je ne sais pas moi, je l’ai trouvé par hasard.

 — D’accord. Dans ce cas, je peux la jeter ! fit Audrey en faisant mine de la déchirer.

 — NON !

 — Je me doutais bien que tu me cachais quelque chose ! Je croyais qu’on n’avait pas de secrets l’un pour l’autre.

 Augustin n’avait plus la force ni l’envie de lutter. Il avait besoin de se confier à quelqu’un. Il lui était impossible de parler à sa sœur de son « voyage », mais en revanche, il pouvait lui révéler l’existence du journal intime et du bracelet que Justin lui avait légué. Peut-être qu’Audrey émettrait des théories intéressantes susceptibles de l’aiguiller. Après avoir fait promettre à sa sœur de n’en parler à personne, il lui raconta de quelle manière il avait découvert le coffret laissé par Justin.

 — Pourquoi papy possédait le journal de cette femme ? s’enquit Audrey d’un air soupçonneux.

 — C’est ce que j’aimerai comprendre. Il a également laissé une lettre qui m’était destinée.

 Augustin sortit l’enveloppe de sa sacoche et la montra à sa sœur.

 — C’est du charabia, ton truc. Papy a pété un câble avant de mourir.

 — Mais non, pouffa Augustin. Il s’agit d’un message crypté. C’est une technique ancienne utilisée pour faire passer des informations secrètes et confidentielles.

 Le jeune homme traduisit mot à mot le contenu de la lettre à sa sœur qui pinçait les lèvres.

 — Je ne comprends pas pourquoi il a gardé ce carnet toutes ces années. Et puis, pourquoi voulait-il absolument que tu sois le seul à le découvrir ? Tu penses que cette Éva était son amante ?

 Même si l’idée ne l’enchantait guère, Augustin devait bien avouer qu’il avait envisagé cette hypothèse. Il espérait du fond du cœur que Justin n’était pas le petit ami mentionné par Éva sur la photo. Même s’il leur avait toujours affirmé que Maryse avait été l’unique amour de sa vie, Augustin doutait de plus en plus de la sincérité et de l’honnêteté de son arrière-grand-père. Le comportement de Justin dans sa jeunesse, toutes les cachotteries et les secrets qu’il avait accumulés durant sa vie ne présageait rien de bon.

 — Je ne sais pas. Peut-être. J’ai cherché des informations sur internet à son sujet, mais je n’ai presque rien trouvé.

 — C’est vraiment bizarre. Vu tout le sang qu’il y a sur les feuilles, j’espère qu’il ne l’a pas tué.

 — Pourquoi aurait-il fait ça ? Papy n’est pas un meurtrier.

 — Je ne sais pas, moi ! C’était une Allemande. Peut-être qu’elle était dangereuse, que c’était une espionne, comme dans le film « Alliés », lança Audrey en bâillant. Bon, je suis exténuée et je dois me lever tôt demain. On en reparlera plus tard. Bonne nuit, petit frère.

 Elle embrassa le front d’Augustin puis quitta la pièce en faisant frotter ses chaussons sur le parquet.

 Un mois plus tard, Boston, 27 juillet 2018

 Augustin se retrouvait seul à l’appartement, ce soir là. Son assistante de vie dormait dans ses quartiers. Ses parents et James étaient absents et Audrey s’était envolée pour Ibiza. Le jeune homme contemplait le violent orage qui se déchainait au-dessus de Boston. Un mois s’était écoulé depuis son retour.

 Chaque soir, il avait feuilleté les pages du journal, mais la magie semblait s’être définitivement éteinte. Trois semaines plus tôt, la fille de madame Duval avait répondu à son email en lui rapportant que Colette était décédée dans son sommeil. Tous ses espoirs s’étaient effondrés.

 Depuis, le jeune homme n’avait plus goût à rien. Il n’écoutait plus de musique, ne lisait plus, ne jouait plus aux jeux vidéos et avait abandonné ses études. Il passait ses journées seul dans sa chambre, les yeux rivés sur le coffret en acajou. Il envoyait promener ses sœurs, ses parents, James et ses assistantes de vie. Ses parents en avaient discuté avec son psychiatre. Ce dernier redoutait que la récente trachéotomie d’Augustin soit à l’origine de sa dépression, mais sans en avoir la certitude. Lors de leurs rendez-vous, le jeune homme se murait dans le silence. Ses parents l’avaient menacé de l’envoyer dans une clinique spécialisée, mais Audrey avait convaincu son frère de faire quelques efforts pour éviter d’en arriver là.

 Un éclair zébra le ciel et arracha Augustin à ses pensées. Une ombre apparut derrière la fenêtre et disparut presque aussitôt. Augustin s’en approcha avec curiosité. Malgré la pluie qui martelait la grande baie vitrée, il aperçut la silhouette d’un homme, figée au milieu de la terrasse, à moitié dissimulée dans la pénombre.

 Son cœur s’arrêta de battre. Il réprima un cri de frayeur et s’empressa d’appuyer sur l’interrupteur du balcon. Il colla son visage contre la vitre, mais il n’y avait personne dehors. Les lumières de la ville et l’orage qui grondait avaient certainement provoqué un effet d’optique. Il émit un soupir de soulagement et décida d’aller se coucher. Il fit pivoter son fauteuil. Le hurlement terrifié qui s’échappa de sa bouche résonna dans toute la pièce. Un jeune homme, ruisselant d’eau et de sang, se tenait debout, en face de lui.

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