Chapitre 21 « Les ennuis continuent »
— Qui… Qui… êtes-vous ? balbutia Augustin, paralysé par la peur.
L’homme ne répondit pas et se contenta de le dévisager sans bouger. Du sang coulait sur son front et ses vêtements étaient trempés. Une tache rougeâtre se forma au niveau de sa poitrine et s’élargit progressivement.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? vous avez besoin d’aide ? demanda Augustin en s’approchant prudemment.
Il l’observa attentivement et son cœur s'arrêta lorsqu’il s’aperçut qu’il avait en face de lui son sosie de 1941. L’intrus était vêtu de la même chemise déchirée et du même pantalon en lin qu’Augustin avait lui-même porté en se réveillant dans le puits de la Kommandantur de Dijon.
D’un geste saccadé, son « jumeau » tendit le bras et pointa l’index vers le fauteuil d’Augustin. Tournant la tête autant qu’il le pouvait, ce dernier perçut du coin de l’œil une vive lumière s’échapper de sa sacoche. Il comprit alors que le phénomène était en train de se reproduire et s’empara précipitamment du journal d’Éva. Ignorant complètement les tremblements qui parcouraient son corps, il ouvrit le livre.
Une nouvelle phrase venait d’apparaître sur la page de garde :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Lâchez-moi tout de suite !
Il n’eut même pas le temps de se rendre compte que l’inconnu avait disparu lorsqu’il sombra dans les ténèbres.
Paris, 2 mars 1942
— Qu’est-ce qui vous prend ? Lâchez-moi tout de suite ! hurla Éva, furieuse.
En ouvrant les yeux, je m’aperçus que j’étais littéralement vautré sur elle. Avant même de comprendre ce qui se passait, elle me repoussa brutalement et me gifla.
— Pourquoi m’avez-vous frappé ? bredouillai-je en me massant la joue.
— Vous vous êtes jeté sur moi ! s’exclama-t-elle, indignée.
— J’ai fait un malaise ! tentai-je de me défendre.
— Ça vous arrive souvent de vous évanouir sur la poitrine des femmes ?
— Je suis désolé… Je ne l’ai pas fait exprès, répondis-je honteusement.
Éva resta silencieuse pendant de longues minutes, refusant de m’adresser la parole. J’en profitai pour faire le point de la situation. Nous étions toujours cachés dans la chambre froide, et elle ne se semblait pas avoir remarqué mon « absence ». Même si j’avais disparu pendant un mois, quelques secondes seulement s’étaient écoulées pour elle ! J’avais du mal à reprendre mes esprits et j’étais complètement désorienté.
— Bon, je ne compte pas passer la nuit ici! je m’en vais, annonça Éva d’un ton sec.
Elle se dirigea vers la porte d’un pas décidé, appuya sur la poignée, puis s’immobilisa soudainement.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Il y a quelqu’un, chuchota-t-elle en reculant.
Deux voix d’hommes résonnèrent alors dans la cuisine. Je m’approchai le plus discrètement possible pour essayer d’entendre ce qu’ils disaient.
— Il n’a pas l’air d’être là.
— J'avais pourtant bien insisté pour qu’on se rejoigne ici !
Je reconnus immédiatement Claude et Louis. Avec tout ce que je venais de vivre, je les avais complètement oubliés…
— On ne peut pas l’attendre plus longtemps. La mission passe avant tout, il connaissait les risques, annonça Louis en s’éloignant.
— J’espère que tout va bien pour lui… soupira Claude en le suivant.
Je devais absolument les rejoindre maintenant si je ne voulais pas me retrouver coincé à Paris.
— Ce sont mes amis. Je suis désolé, mais je dois m'en aller. Restez cachée ! S’ils vous voient, ils vous tueront ! Croyez-moi, ils n’hésiteront pas. Attendez que nous soyons partis avant de sortir d’ici, ordonnai-je à Éva.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Je lui jetai un dernier regard avant d'ouvrir la porte.
— Je suis là, m’écriai-je en m’avançant vers eux.
— Où étais-tu passé ? me demanda Claude en revenant sur ses pas.
— J’étais caché près des loges. J’ai eu du mal à vous retrouver à cause de l’agitation.
— Oui, il y a un sacré bordel là-bas. Apparemment, cet enfoiré d’Heinrich est mort, il est tombé comme une merde dans les escaliers, railla Claude, visiblement satisfait.
— Tu es blessé ? s’inquiéta Louis en voyant le sang qui recouvrait mes mains.
— Euh… ce n’est pas le mien… répondis-je la gorge serrée.
Remarquant mon mal être, Claude s’exclama.
— Ne me dis pas que c’est toi qui l’as tué ! Comment tu t’es débrouillé ?
— C’était un accident… bafouillai-je maladroitement en tentant de me justifier.
Louis me donna une tape amicale sur l’épaule et me félicita avec une fierté non dissimulée.
— Bien joué p’tit gars. Tu as plus de tripes que je ne l'imaginais !
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Claude.
— On a la copie des documents et un salaud de nazi en moins. Il ne nous reste plus qu’à rentrer et ouvrir une bonne bouteille pour fêter ça !
J’étais soulagé, Éva n’était plus en danger... du moins c’est ce que je pensais.
Le bruit sourd d’un objet tombant au sol nous fit sursauter tous les trois.
— C’était quoi ce bruit ? s’interrogea Louis en se retournant.
— J’ai l’impression que ça venait de la chambre froide, fit Claude en s’approchant prudemment du frigo.
— Je n’ai rien entendu, on ferait mieux de ne pas trainer…dis-je en bégayant.
Louis se tourna vers moi et me dévisagea d’un air soupçonneux.
— Tu n’étais pas seul ?
— Bien sûr que si ! affirmai-je avec un peu trop d’aplomb.
— Tu ne sais vraiment pas mentir, Augustin, lança Louis.
Il se retourna et ouvrit brutalement la porte du frigo. Appuyée contre celle-ci, Éva n’eut pas le temps de réagir et s’écroula devant nous. D’un geste vif, Louis sortit de sa poche un petit pistolet qu’il braqua vers elle.
Claude la bâillonna avec un torchon qui trainait puis la força à s’asseoir par terre.
— C’est qui celle-là ? Qu’est-ce qu’elle fout ici ? m’interrogea Louis en me lançant un regard furieux.
— Je crois que c’est la chanteuse, intervint Claude.
— Elle a entendu tout ce qu’on disait. On n’a pas vraiment le choix, il va falloir se débarrasser d’elle.
— La tuer ? m’écriais-je. On ne peut pas faire ça…elle m’a aidé à maquiller le meurtre d’Heinrich ! C’est de cette manière que vous comptez la remercier ?
Louis poussa un soupir d’exaspération.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? C’est une nazie, elle te dénoncera à la moindre occasion. Il est hors de question de prendre le moindre risque.
Éva, terrifiée, nous lançait des regards suppliants. D’une voix chevrotante, j’essayai d’intervenir.
— Attends ! Si tu tires, tous les soldats vont rappliquer. Nous n’aurons aucune chance de nous en sortir vivants.
Louis baissa son bras.
— Tu as raison, ricana-t-il en saisissant un couteau de cuisine qui traînait sur le plan de travail.
Face à la détermination de Louis, Éva recula, mais il l’attrapa par les cheveux et posa la lame tranchante sous sa gorge.
— Non ! ne fais pas ça ! m’écriai-je…
— On ne peut pas se permettre d’avoir d’états d’âme, Augustin, s’impatienta Louis.
— S’ils découvrent son cadavre, ils vont tout de suite comprendre que la mort d’Heinrich n’était pas accidentelle.
— Il a raison. Ils se vengeront probablement sur des innocents… marmonna sombrement Claude.
— Dans ce cas, on change de plan !
Louis lâcha Éva et se dirigea vers le fond de la cuisine. Il ouvrit une porte qui donnait sur un escalier et ajouta.
— Elle va gentiment nous accompagner à la cave. Il y a un passage secret qui nous conduira directement dans les sous-sols du métro. Personne ne nous verra et nous en profiterons pour nous débarrasser d’elle…
Je savais pertinemment qu’aucun de mes arguments ne le ferait changer d’avis. Lorsque Claude se rapprocha de Louis, mon regard se posa sur un boîtier en bois accroché au mur. Les fils de cuivre qui serpentaient autour des fusibles me donnèrent une idée un peu folle…
— Augustin, on n’a pas toute la nuit, s’agaça Louis.
— Oui, c’est bon je m’occupe d’elle, marmonnai-je en m’avançant vers Éva.
Comprenant le sort qui lui était réservé, elle tenta de résister lorsque je lui saisis le bras. Elle se débattait tellement que je dus l'agripper par le col de sa robe pour la forcer à se relever. J’en profitai pour lui murmurer à l’oreille.
— Éva… Calmez-vous, j’ai peut-être un plan pour vous sortir d’ici ! Lorsque vous passerez devant la porte de la cave, poussez-moi et partez en courant, je m’occupe du reste...
Elle me répondit par un imperceptible hochement de tête. Je la pris par le bras et nous avançâmes vers mes compagnons. Louis ouvrit la marche et emprunta les escaliers, suivi de près par Claude.
Au moment où nous franchîmes le pas de la porte, Éva se retourna et me projeta de toutes ses forces contre le mur. Elle se mit à courir le plus vite possible, mais Claude fut plus rapide qu’elle et la rattrapa presque aussitôt. Louis s’approcha d’elle en la menaçant avec son arme, et je profitai de cette diversion pour tendre le bras vers le tableau électrique. J’arrachai le fusible en porcelaine qui alimentait la lumière des tunnels. Le glissant dans ma poche, je me retournai juste avant que mes camarades ne me rejoignent.
En me dépassant, Claude lança d’un ton moqueur.
— Heureusement que j’étais là pour nous sauver les fesses !
— Allez, on bouge, on a perdu assez de temps ! ajouta Louis en poussant Éva pour qu’elle avance.
Espérant que la suite de mon plan fonctionne, j’adressai à Éva un petit clin d’œil discret.
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