CHAPITRE 24 « Infiltration à la kommandantur »
Dans les jours qui suivirent, je constatai avec soulagement que Justin n’avait pas bu une goutte d’alcool. Depuis notre conversation dans la cuisine du restaurant, il ne rechignait plus à réaliser ses tâches quotidiennes et il se levait parfois avant moi. Marie avait également remarqué son changement de comportement et leur relation s’en était fortement améliorée.
Même si l’ambiance était au beau fixe, je ne parvenais pas à me réjouir. Éva hantait mes pensées, et je n’arrivais pas à croire que je ne la reverrai plus jamais.
Claude, qui s’inquiétait pour moi, avait demandé à Jean de me trouver une nouvelle mission pour m'occuper l'esprit.
Sans même me consulter, ils avaient décidé de m’envoyer espionner les Allemands dans leur fief. Ces derniers recrutaient du personnel pour nettoyer les lieux, mais les postulants ne se bousculaient pas à la porte. C’est une idée de René, l’un des jumeaux, qui me permit d’obtenir le job…
— Un crétin collabo ? Vous vous foutez de moi ? m’écriai-je scandalisé en fusillant Claude du regard.
— Ils ne se méfieront pas de toi s’ils pensent que tu es l’idiot du village et qu’ils peuvent facilement te soutirer des informations. Répondit Claude, visiblement très satisfait de leur plan.
— Il est hors de question que je me fasse passer pour un débile, et encore moins pour un traître ! protestai-je en croisant les bras d’un air renfrogné.
— C’est trop tard, la rumeur s’est déjà répandue dans tout le quartier, s’esclaffa René.
— Comment ça ? Quelle rumeur ?
— Eh bien, nous avons raconté à la vieille Poirier qu’un accident à Paris t’avait rendu à moitié zinzin…
Devant mon air indigné, Jean se retint difficilement d’éclater de rire et ajouta.
— On savait que tu ne serais pas d’accord, donc on ne t’a pas laissé le choix. On a vraiment besoin d’une taupe à la Kommandantur, et comme tu es le seul à comprendre parfaitement l’allemand, c’est tombé sur toi.
— De toute façon, ce n’est pas possible, Marie compte sur moi pour l'aider à l’hôtel.
— Ce n’est pas un problème. On lui en a déjà parlé et elle a trouvé l’idée excellente ! Elle nous a même encouragés à faire circuler l’info.
— Ça explique pourquoi tout le monde me dévisage depuis quelques jours… Maugréai-je, vexé d'avoir été piégé.
Ravalant ma fierté pour la cause, je m’étais donc résigné à infiltrer la Kommandantur. Je passais une partie de la matinée à nettoyer les bureaux, les couloirs et les toilettes.
Le midi, j’étais chargé de récupérer chez Marie les repas que les officiers lui commandaient. L’ancien propriétaire, furieux d’avoir été expulsé, avait saboté les cuisines de l’hôtel Terminus qui étaient devenues inutilisables. Devant l’ampleur des travaux, les Allemands avaient préféré se rabattre sur le seul restaurant du quartier encore ouvert : celui de Marie. Ils la félicitaient régulièrement pour la qualité de ses plats, ignorant qu’elle crachait dans chacune de leurs assiettes.
En quelques jours, les Allemands avaient complètement oublié ma présence et me considéraient presque comme faisant partie du décor. Chaque fois que je nettoyais un bureau, j’en profitais pour glaner discrètement de précieuses informations. J’interceptais les courriers de certains collabos, et permettais ainsi à mes camarades d’anticiper les descentes prévues par la Gestapo. J’étudiais les cartes d’états-majors placardées sur les murs qui répertoriaient les positions des entrepôts de munitions, des divisions d’infanterie et de chars.
J’étais terrorisé à l’idée de me faire prendre, mais le jeu en valait la chandelle.
Troyes, 30 mars 1942
En ce beau lundi de printemps, Justin et moi nous apprêtions à traverser l’avenue en direction de la Kommandantur, lorsqu’il m’interpella.
— J’ai l’impression que quelqu’un nous observe. Tu es sûr que c’est une bonne idée ?
Tournant discrètement la tête à gauche puis à droite, je ne vis rien d’autre que deux officiers allemands qui discutaient, adossés à une Citroën traction noire. Rassuré, je lui répondis.
— Tu te fais des films…
— Quoi ?
— Euh… laisse tomber, c’est une expression de chez moi. Il n'y a personne, tu es juste un peu tendu, c’est normal.
— Si tu le dis…je dois vraiment t’accompagner ? Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, murmura Justin d’un air inquiet.
— Oui c’est très important. Ils ont organisé une grande réunion et m’ont demandé de nettoyer les bureaux pendant leur absence. J’ai expliqué que j’avais besoin de toi, car il y a plus de travail que d’habitude. Ils ont été un peu méfiants, mais comme ils pensent que je suis idiot, ils n’ont pas insisté.
— On va faire de l’espionnage ?
— Chut ! Sois plus discret, on pourrait t’entendre. Je ne peux rien te dire pour l’instant. Si on se fait attraper, ils t’interrogeront. Il vaut donc mieux que tu en saches le moins possible.
— Comment ça, si on se fait attraper ? Tu m’as dit qu’il n’y avait aucun risque ? chuchota-t-il en fronçant les sourcils.
— Ne t’en fais pas, tout va bien se passer ! Je préfère juste prendre quelques précautions, tentai-je de le rassurer en m’avançant d’un pas décidé vers l’hôtel Terminus.
Justin me suivit sans rien ajouter. Je sentais qu’il était nerveux, mais comme personne d’autre n’était disponible, j’avais vraiment besoin de lui.
— Halte ! me fit Karl, le soldat qui gardait l’entrée du bâtiment.
Il jeta son mégot de cigarette sur le trottoir et l’écrasa négligemment avec le bout de son pied.
— Tu es là pour le ménage ? C’est qui, lui ? m’interrogea-t-il en désignant Justin du menton.
— C’est mon cousin. J’ai demandé à monsieur Schulz s’il pouvait venir m’aider.
— C’est la première fois que tu viens ici ? Montre-moi tes papiers, ordonna-t-il en s’approchant de Justin.
Ce dernier farfouilla fébrilement dans sa poche et en sortit un petit portefeuille en cuir noir. Sa main trembla légèrement lorsqu’il tendit sa pièce d’identité à Karl qui l’étudia attentivement.
— J’espère que tu es plus doué qu’Augustin, et surtout moins stupide, lança-t-il avec dédain en lui rendant ses papiers.
Il se tourna ensuite vers moi en ajoutant.
— Je dois vous fouiller, donne-moi ton sac.
Il ouvrit ma besace et en sortit un gros bloc de savon noir, une bouteille de détergent, trois brosses en bois et quelques chiffons. Après s’être assuré qu’il n’y avait rien de dangereux, il me palpa pour vérifier que je n’avais rien dans les poches et fit de même avec Justin.
— C’est bon, conclut-il en se relevant.
— Merci, colonel ! répondis-je en souriant.
— Augustin, je ne suis pas colonel, je te l’ai déjà dit, soupira-t-il en ouvrant la porte pour nous laisser entrer.
Une fois à l’intérieur, je guidai Justin dans le bâtiment que j’avais appris à connaître sur le bout des doigts. Dans un cagibi du rez-de-chaussée, je récupérai des seaux, deux serpillères et quelques chiffons, avant de me diriger vers le dernier étage.
Comme prévu, tous les officiers étaient partis à leur réunion. Nous avions donc le champ libre, c’était le moment d’en profiter. Après avoir travaillé trois semaines à la Kommandantur, j’avais réussi à collecter pas mal d’informations, mais le bureau du Colonel Schulz me restait désespérément inaccessible. Nous savions qu’il y conservait des documents très importants, malheureusement, je n’avais jamais eu l’occasion de m’y retrouver seul.
Sa secrétaire particulière en gardant l’entrée tel un Cerbère, il avait pris l’habitude de ne jamais verrouiller la porte. Mais hier soir, cette vieille peau de vache avait quitté la France pour repartir définitivement en Allemagne et sa remplaçante n'arriverait que demain. C’était l’opportunité rêvée pour frapper un grand coup !
— Tu peux rester dans le couloir pour faire le guet ? demandai-je à Justin.
— Quoi ? Et si quelqu’un me surprend ? protesta-t-il, la voix chevrotante.
Il était très stressé et j’avais peur qu’il fasse échouer la mission, mais il était hors de question de reculer. Une si belle occasion ne se représenterait sûrement jamais.
— Ne t’en fais pas, le rassurai-je, si quelqu’un arrive, tu l’entendras avant de le voir. Si tu sens que ça tourne mal, tu t’en vas, je me débrouillerai.
— D’accord… Dans ce cas, je vais passer la serpillère dans le couloir.
La boule au ventre, j’appuyai sur la poignée de la porte du bureau qui s’ouvrit lentement.
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